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2 Le détail selon Daniel Arasse

Parmi les auteurs qui se sont consacrés à l’étude de la notion de détail, Daniel Arasse est le seul à vraiment mener une réflexion sur sa définition. Naomi Schor et Jean- Pierre Mourey, dont nous nous occuperons d’abord, semblent considérer que le détail a toujours été, à travers les siècles, la même petite chose (ou chose petite), un élément contingent. Dans son ouvrage Reading in Detail85, Naomi Schor développe une histoire des

théories du détail à travers l’étude de Hegel, de Freud puis de Barthes avant d’entamer un examen des usages actuels du détail. Bien que ses analyses soient fouillées et pertinentes, elles ne s’articulent pas souplement, car le hiatus entre les théories du détail abordées dans le chapitre « Archeology » et les pratiques contemporaines analysées dans la seconde partie du livre Readings n’est pas seulement temporel, il est aussi méthodologique. En effet, après avoir étudié les différentes conceptions du détail exprimées dans les textes théoriques, l’auteure aborde des stratégies détaillantes qu’elle observe chez des artistes, en particulier

84 « Action de considérer un ensemble dans ses éléments, un événement dans ses particularités » (Le nouveau

petit Robert, Robert, Paris, 2009, p. 714).

Dali et Duane Hanson. Or nous avons vu que l’existence même d’un détail dépendait du regard que l’on portait sur lui et qu’il n’existait qu’en tant qu’élément de réception. Le propos de Naomi Schor porte donc tout d’abord sur l’analyse des points de vue de théoriciens comme Hegel, Reynolds, Freud ou Barthes puis sur l’analyse de son propre point de vue sur les détails dans les œuvres de Dali et de Duane Hanson. De même, dans son ouvrage Philosophies et pratiques du détail : Hegel, Ingres, Sade et quelques autres86, Jean-Pierre Mourey envisage la question du détail du point de vue des pratiques descriptives et représentatives comme s’il s’agissait de deux niveaux de perception comparables alors que la description et la représentation n’offrent pas un traitement équivalent du détail, et ce même si les deux instances correspondent à une modélisation du réel. En effet, en comparant des descriptions littéraires à ses propres lectures des tableaux, l’auteur expose une philosophie du détail très personnelle qui, si elle ne manque pas d’intérêt, ne saurait s’inscrire dans une perspective historienne.

Daniel Arasse qui, à certains égards, suit le même chemin, affirme en revanche l’impossibilité de concilier une démarche historienne avec l’étude des pratiques du détail. Il l’affirme sans équivoque : « Une histoire du détail est impossible »87. Ce constat intervient après que l’historien de l’art a souligné l’ambivalence du détail et le fait qu’aucune volonté de faire une histoire des pratiques du détail ne résiste à la définition de son objet. Dans cette perspective, Daniel Arasse emprunte une distinction très utile à l’italien, langue qui fait la différence entre deux types de détails : le dettaglio et le particolare. Alors que le particolare correspond, comme le veut son appellation, à une particularité, à un élément singularisant, le dettaglio désigne plutôt le détail en tant que fruit d’un regard – celui de l’artiste ou du spectateur – qui a effectué une découpe, isolé un élément de son ensemble (ce mot italien est aussi associé à la vente au détail). Le dettaglio fait ainsi entrer la subjectivité dans la définition du détail, qui devient une trace du regard, et complique par le

86 Jean-Pierre Mourey, Philosophies et pratiques du détail : Hegel, Ingres, Sade et quelques autres, Paris,

Champs Vallon, 1996.

fait même son statut d’objet historique. Aussi Arasse cherche-t-il plutôt à voir comment le détail agit sur l’observateur. Dans l’introduction de son livre, il s’interroge : « Que se passe-t-il dans les moments privilégiés où un détail se voit ? De quelles surprises ces moments sont-ils porteurs ? Que fait celui qui regarde « de près » et quelle « récompense » imprévue cherche-t-il ? 88 »

Un peu plus loin, Arasse formule ainsi son projet :

Dans l’histoire des œuvres, quel rôle a tenu le rapport de détail, tant du point de vue de la réception de ces œuvres que de la création ? Sous cette forme, la question peut être posée : les témoignages abondent pour montrer aussi bien l’importance que le détail a eue dans la théorie et la pratique des peintres que son prestige et les réticences qu’il a suscitées 89.

Nous pouvons en grande partie mesurer, à travers cette citation, à la fois ce que le présent travail doit au livre d’Arasse et ce en quoi il s’en distingue. Tout d’abord, dans le contexte du XIXe siècle, la multiplication d’images en tout genre rend caduque la préséance du tableau que le spécialiste de la Renaissance peut aisément invoquer. Par ailleurs, nous avons aussi convenu de nous en tenir à des textes témoignant de la réception des images au XIXe siècle plutôt que de supposer que notre expérience actuelle des images permettrait de remonter à la conception du détail qui a présidé à leur création. Cependant, d’une certaine manière, étudier le statut du détail dans la réception des images implique aussi de s’interroger sur leur création puisque les peintres se sont nourris des présupposés de leur temps. Ainsi, moins que des effets du détail sur la pratique de l’observateur professionnel qu’est aujourd’hui l’historien de l’art, nous nous soucierons plutôt du regard que le XIXe siècle a porté sur ses détails. Bien qu’on observe le fonctionnement du détail à travers des cas singuliers, les généralités formulées à leur égard retiendront aussi l’attention. C’est là que se situe la distinction entre l’histoire – impossible – du détail et l’histoire de la notion de détail.

88 Ibid. p. 7 89 Ibid. p. 9