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1 La fiction comme critère de catégorisation des textes du corpus

Le choix d’intégrer des œuvres de fiction à nos regroupements de textes doit néanmoins être justifié, car la légitimité d’appuyer sur de tels écrits une démarche se définissant d’emblée comme historienne ne relève pas de l’évidence. En effet, une édition récente du Petit Robert présente la fiction comme « produit de l’imagination opposé à la réalité42 » et place cette acception juste après avoir donné au terme fiction le synonyme de « mensonge », une résurgence d’un usage ancien du mot43. A priori, la représentation fictionnelle, fruit d’une imagination fantasque, se distinguerait de la représentation

41 Valentina Gueorguieva, « Sept thèses sur le sens commun », Altérités, n° 3, 2002, p. 1. 42 Le Nouveau petit Robert, Paris, Robert, 2007.

appartenant au discours sérieux, non fictionnel, qui témoigne d’un regard objectif porté sur le monde. La définition contemporaine de la fiction rend compte d’une cristallisation du sens commun autour de son inadéquation à la réalité, dont la conséquence est le discrédit des textes fictionnels dans le contexte d’une recherche scientifique.

Cette conception de la fiction, empruntée au sens commun, qui oppose la réalité à son contraire, ne peut pas nous satisfaire puisque rien ne peut être contraire à la réalité44. Alexis Tadié45 rappelle qu’une des positions les plus répandues est inspirée de Leibniz46 qui invitait à envisager les fictions comme autant de mondes possibles ayant bénéficié d’ajustements par rapport au monde réel47, voire comme autant d’énoncés contrefactuels. Évaluer l’ampleur de ces ajustements permettrait d’établir un indice de fictionnalité et donc de substituer à la séparation dichotomique entre la fiction et la non-fiction (vue aussi comme réel), un outil de catégorisation susceptible de faire affleurer une stratification en sous-catégories de fictions pouvant se vérifier et être réinvestie à plusieurs niveaux.

Cependant, un tel travail impliquerait d’adopter une attitude positiviste et de faire intervenir des éléments extérieurs à la fiction. Cela soulève des difficultés majeures : tout d’abord, la position d’une représentation par rapport à son référent ne saurait être homogène ; par ailleurs, le caractère non réel d’un récit n’est presque jamais complètement vérifiable. De plus, l’approche empirique de la fiction invite à procéder par recoupements, à la manière des historiens qui n’accordent de crédit à des sources que lorsqu’elles se

43 Le Robert historique de la langue française. Paris, Robert, 1998.

44 « Le semblant créé par la feintise est tout aussi réel que le réel pour lequel il est pris ». (Jean-Marie

Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999, p. 96).

45 Alexis Tadié. « La Fiction et ses usages. Analyse pragmatique du concept de fiction », Poétique, n° 113,

1998, p. 111-122.

46 Gottfried Wilhem Leibniz. Discours de Métaphysique, Paris, Vrin, 1984.

47Zola, lui, définit ainsi la nature du rapport entre la fiction et le réel observé dans ses romans : « … le

romancier est fait d’un observateur et d’un expérimentateur. L’observateur chez lui donne les faits tels qu’il les a observés, pose le point de départ, établit le terrain solide sur lesquels vont marcher les personnages et se développer les phénomènes. Puis, l’expérimentateur paraît et institue l’expérience, je veux dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière, pour y montrer que la succession des faits y sera telle que l’exige le déterminisme des phénomènes mis à l’étude. » (Émile Zola, Le roman expérimental, Paris, Éditions du Sandre, 2003 [1880], p. 15).

vérifient entre elles. Dans le domaine de la fiction, le recoupement de plusieurs éléments peut révéler un préjugé ou une idée reçue de l’époque autant qu’une information historique serait en mesure de le faire. Parfois même, comme dans le cas de l’orientalisme, la récurrence des topoï au sein du discours renforce leur crédibilité48.

Par ailleurs, cette définition de la fiction comme monde possible, mais incomplet par rapport à un réel dont il ne reprendrait que certains aspects, pourrait aussi caractériser toute représentation, même celle qui a des prétentions à l’objectivité49. En effet, la synthèse sélective nécessaire à la modélisation est à l’œuvre dans tout processus cognitif50. Dans cette perspective, en dernière analyse de laquelle tout serait fiction, la fiction ne saurait constituer un argument de disqualification pour une approche savante du détail.

Comme le reconnaît Tadié, la notion de fiction a ceci de commun avec celle d’art que, bien qu’elle résiste à une appréhension ontologique, elle repose sur un sens commun basé sur l’expérience et l’identification par analogie51. Il constate que, hors contexte, rien ne permet de dire d’un texte s’il s’agit ou non d’une fiction. La fiction, dont on a vu qu’elle ne pouvait être déduite d’un contenu intellectuel, n’est donc pas non plus une propriété du langage. Cela implique non seulement que la catégorisation d’un texte parmi les fictions dépende en grande partie du lecteur, mais aussi que le support de la fiction puisse ne pas être un texte. En effet, Tadié remarque que, si on a souvent tendance à associer la fiction au

48 Edward Saïd, Orientalism, New York, Vintage, 1978, p. 20.

49 C’est ce que développe Genette : « Mais comment le langage ordinairement instrument de communication

et d’action, peut-il devenir moyen de création ? La réponse d’Aristote est claire : il ne peut y avoir de création par le langage que si celui-ci se fait mimesis, c’est-à-dire représentation ou plutôt simulation d’actions et d’événements imaginaires ; que s’il sert à inventer des histoires, ou pour le moins à transmettre des histoires déjà inventées. Le langage est créateur lorsqu’il se met au service de la fiction, et je ne suis pas non plus le premier à proposer de traduire mimèsis par fiction. » (Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 2004, p. 96).

50 Comme le remarque Jean-Marie Schaeffer : « La modélisation constitue en elle-même un gain cognitif,

puisqu’elle réalise le passage de l’observation d’une réalité concrète à une reconstitution de sa structure et des processus sous-jacents » (Op. cit., p. 78).

récit littéraire, c’est parce qu’on a l’impression de percevoir un signe de la fiction dans l’énonciation même52.

Nous préférons donc la définition pragmatique à laquelle aboutit Tadié, définition selon laquelle la fiction serait conditionnée par l’attitude du lecteur, de ses prédispositions par rapport au texte. L’ontologie d’un texte, son appartenance à la catégorie de la fiction, serait ainsi soumise à une approche pragmatique. Même en présence d’un paratexte explicite, la position du lecteur à l’égard de la fiction serait celle d’une oscillation permanente dont les variations dépendraient constamment des éléments mêmes du texte53. Dans cette perspective, l’appartenance d’un texte à la catégorie fiction apparaît toute relative.

Que la fiction ne puisse pas servir de base à l’édification d’un système normatif de catégories qui permettrait de hiérarchiser les représentations autorise à remettre en cause toute attribution d’un statut privilégié à une forme ou une autre d’écrit. Rien n’interdit plus alors de faire figurer le roman de Zola intitulé L’Œuvre, où il est question de peintres et de peinture, parmi ses Écrits sur l’art. De cela devrait découler l’autonomisation, par rapport à la fiction, de la catégorie des écrits sur l’art qui, revêtant par là même un statut singulier, pourrait prétendre à une approche tout aussi singulière.