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CHAPITRE II Etat de la recherche

2. La polysémie des notions d’observation et de catégorisation

2.5. La notion de catégorisation abordée par différents champs disciplinaires

Les travaux s’intéressant aux processus de catégorisation sont nombreux et s’inscrivent dans des approches très variées. Dans le cadre de la présente démarche qui se focalise principalement sur une analyse des pratiques réelles dans le champ de l’accueil extrafamilial, il n’est dès lors pas possible de faire un état de recherche exhaustif. Sur un plan général, les travaux de Vygotski (1927/1992) s’intéressent aux liens entre pensée et langage (voir aussi Friedrich, 2012). En s’intéressant aux phénomènes de catégorisation à partir des concepts d’inférence ou d’intentionnalité notamment, les recherches menées dans différentes perspectives linguistiques sont particulièrement nombreuses (Bronckart, 2004, 2005 ; Filliettaz, 2002, 2005 ; Filliettaz & al., 2008 ; Gumperz, 1982, 1989 ; Kerbrat-Orecchioni, 1986, 2005 ; Traverso, 2003, 2011, 2012 ; Trognon, 1989 ; Sperber & Wilson, 198 ; Vion, 2000).

Les démarches en analyse conversationnelle (Sacks, 1972, 1974 ; Sacks, Schegloff & Jefferson, 1978 ; Mondada, 2006, 2011) abordent le déroulement interactionnel et offrent des outils méthodologiques précieux pour mieux appréhender les processus de catégorisations situées. Les travaux de Sacks et de ses successeurs portent également sur les catégorisation réciproques et situées des interactants (Sacks, Schegloff & Jefferson, 1978 ; Bonu & al., 1994 ; Bourdeau, 1994 ; Cefaï, 1994 ; Collins, 1994 ; Hester, 1994 ; Ogien, 1994 ; Relieu, 1994 ; Quéré, 1994 ; Watson, 1994).

La catégorisation réciproque des interactants est étudiée à travers le concept de rôle social, dans une perspective interactionnelle (Filliettaz, 2006 ; Mondada, 1999).

Les phénomènes de catégorisation qui mobilisent des éléments pré-construits dans les interactions situées sont notamment abordés par les travaux de Schütz à partir du concept de « typification » (Schütz, 2009 ; Schrecker, 2009). Les processus de catégorisation s’inscrivent également dans la définition de la situation interactionnelle et de ce qui s’y passe. Ces phénomènes peuvent être abordés par le concept de « cadrage de l’expérience » (Goffman, 1991).

La dimension dynamique des processus de catégorisation considère les processus de catégorisation dans une durée (Dulong, 1994). Par ailleurs, le déroulement du temps est pris en compte dans les travaux s’intéressant au concept d’identité sociale (Bucholtz & al., 2012 ; Cicourel, 1974, Stokoe, 2009 ; Strauss, 1992 ; Wortham, 2006). En tenant compte de la dimension dynamique, les processus d’étiquetage ou de stigmatisation sont au centre de multiples démarches de recherche (Becker, 1985 ; Croizet & Leyens, 2003 ; Goffman, 1975, 1989 ; Jodelet, 1989 ; Tajfel, 1972, 1982 ; Turner, 1982).

Dans le champ du travail social, certains auteurs s’intéressent aux processus de catégorisation spécifiques dans le travail de la prise en charge d’autrui, à l’attribution d’une identité sociale et aux effets de stigmatisations dans ces contextes professionnels (Dutoit, 2011 ; De Jonckheere, 2007 ; Stroumza & al., 2014). Quant aux travaux portant sur le concept de représentations sociales, ils abordent les processus de catégorisation et leur fonction pragmatique sur un plan général (Abric, 1987, 1989 ; Doise 1989 ; Grize & al., 1986 ; Hewstone, 1989 ; Jodelet, 1989a,1989b ; Laplantine, 1989 ; Moscovici, 1961, 1989).

Toutes ces perspectives connaissent leurs spécificités et, dans le cadre du présent travail, il n’est pas possible de les faire ressortir de façon détaillée. Pour situer les processus étudiés dans une vision d’ensemble, trois phénomènes sont abordés ci-dessous : l’aspect occulté des processus en question, les liens entre les éléments pré-existants et leur mobilisation située, ainsi que la dimension sociale des processus de catégorisation.

2.5.1. Un processus occulté portant sur un monde « allant de soi »

Le fait de déceler dans la complexité du monde réel ce qui est pertinent pour orienter ses pratiques implique un processus de sélection. Dans les travaux de Vygotski, celui-ci « compare le psychisme à un instrument qui isole, sépare, abstrait, fait des choix parmi ce qui a trait à la réalité. Il rappelle que même nos sens nous donnent accès au monde exclusivement sous la forme d’extraits, plus précisément ils nous font voir prioritairement les parties de la réalité qui sont importantes pour nous » (Friedrich, 2012, pp. 48-49). Le psychisme, et notamment les processus de catégorisation, sont « le tamis qui filtre le monde et le transforme de telle sorte qu’il soit possible d’agir » (Vygotsky, 1927/1999, p. 169, cité in Friedrich, 2012, p. 49).

Les processus de catégorisation constituent un « travail de découpage et de codification dont résultent les objets d’expérience » (Cefai, 1994, p. 115) et des « activités de définition et maîtrise des situations » (op.cit. p. 111). Les différentes perspectives de recherche se rejoignent pour considérer que ces processus de filtrage de la réalité, de découpage et de sélection des éléments pertinents sont occultés. Les objets du monde « sont comme ‘donnés en nature’ » (op cit., p. 115), du fait que

« l’’essence’ ou la ‘nature’ qu’elle est supposée subsumer, voire la chose qu’elle est censée nommer, sont totalement absorbées dans la procédure au moyen de laquelle l’individu reconnaît un objet et fait usage des termes par lequel il entend le qualifier » (Ogien, 1994, p. 255). Cet aspect d’occultation concerne tant les processus de catégorisation mobilisés dans le quotidien du monde réel que les connaissances scientifiques. « Ce qui apparaît donc comme une propriété naturelle de l’objet ne l’est pas en réalité puisque sa connaissance est toujours une connaissance historiquement déterminée, dépendant du mode chaque fois spécifique de production de la connaissance » (Friedrich, 2012, p.

20). Les catégories effectués n’apparaissent pas comme des points de vue sur le monde, mais comme existants en tant que tels. Bourdieu (1993) considère que « les catégories ‘contribuent à faire la réalité qu’elles évoquent’, parce qu’elles animent un ‘véritable travail d’institution’ à travers les fictions nominales qu’elles constituent prennent corps dans la réalité et donnent naissance à des groupes ou à des unités sociales réelles » (cité in Quéré, 1994, p. 30).

Les recherches portant sur les processus de typifications relèvent également l’occultation des processus de catégorisation ou de typification : « Toute cette connaissance est acceptée sans question comme allant de soi » (Schütz, 2009, p. 123) en se basant sur des « faits qu’on croit ‘donnés’

ou qui sont ‘données-pour-moi’ c’est-à-dire selon mon expérience et interprétation ou celles d’autres en qui j’ai confiance » (op.cit., p. 157). Les typifications effectuées concernent « le monde réellement à ma portée », c’est-à-dire ce qui se trouve « dans mon champ de vision ou à la portée de mon ouïe » (op.cit., p. 74). Ce monde « à ma portée » est constitué d’« objets, faits et événements extérieurs » et il inclut « toutes les fonctions apprésentatives de ces objets, faits et évènements qui transforment les choses en objets culturels, les corps humains dans mes semblables, leurs mouvements corporels en actions ou en gestes porteurs de sens, les ondes sonores en paroles, etc. » (op.cit., p. 99). Cette connaissance, allant de soi, est acceptée « par le groupe social concerné et constitue ainsi ‘une connaissance socialement approuvée’ » (op.cit., 2009, p. 123).

« Il est totalement vain pour la description du monde considéré comme allant de soi dans telle ou telle société, de savoir si la connaissance d’origine sociale et socialement approuvée est une connaissance vraie. Tous les éléments d’une telle connaissance, y compris les références apprésentatives de toute sorte, si on les croit vraies sont des composantes de la ‘définition de la situation’ des membres du groupe » (op.cit., 2009, p. 123).

Pour pouvoir construire et maintenir une vision d’un monde « allant de soi », la « réciprocité des points de vue » est essentielle et contribue à l’occultation des processus en cours. Dans une interaction entre deux personnes, chacun présume que l’autre interprète « les objets, fait et événements réellement et potentiellement communs d’une manière ‘empiriquement identique’» (op.cit., p. 85).

Selon cette notion de réciprocité, chaque participant part « du principe que l’acteur en tant qu’alter ego vit son action de la même façon que je l’aurais moi-même vécue si elle avait été mienne. Ainsi, toute interprétation du sens subjectif des actions d’autrui fait référence au sens que ces actions ont pour moi ou pourraient avoir pour moi » (op.cit., p. 146). Cette centration sur l’acteur s’inscrit dans les

« motivations pragmatiques qui gouvernent l’individu dans sa tentative de s’orienter dans le monde à sa portée » (op.cit., p. 80).

De même que les perspectives esquissées ci-dessus, les travaux portant sur les représentations sociales soulignent le caractère occulté des processus en cours. Cette occultation amène à considérer que les catégorisations effectuées ont une existence objective dans la réalité. « L’individu ne réagit […] pas en fonction de la situation objective à laquelle il est confronté mais à partir de la représentation qu’il se fait de cette situation » (Abric, 1987, cité in Vion, 2000, p. 47). Concernant l’aspect de découpage de la réalité, la représentation se constitue comme « construction sélective, schématisation structurante, naturalisation, c'est-à-dire comme ensemble cognitif retenant, parmi les informations du monde extérieur, un nombre limité d'éléments liés par des relations qui en font une structure organisant le champ de représentation et recevant un statut de réalité objective » (Jodelet, 1989b, p. 47). Lors de ce découpage de la multiplicité et de la complexité de la réalité, « l’information n’est pas ignorée mais filtrée. Nous sommes amenés, de par nos représentations, à classifier les faits différemment, et les faits qui ne correspondent pas aux représentations sont considérés comme moins réels que ceux qui y correspondent » (Moscovici & Hewstone, 1983, p. 119, cité in Hewstone, 1989, p.

286). Certains aspects de la réalité peuvent avoir été vus, entendus, observés, mais sans avoir été intégrés dans les processus de catégorisation effectués. L’occultation de ces processus amène à ce que dans un contexte donné, à un moment précis, certains aspects sont considérés comme justes et ne nécessitant pas de débats : « Les représentations individuelles ou sociales font que le monde soit ce que nous pensions qu’il est ou doit être » (Moscovici, 1961, p. 57). La force des représentations et des croyances est telle qu’il est difficile d’y accéder, étant donné que qu’elles ne sont que rarement explicitées :

« La réalité immuable et incontestable d'une collectivité représente du même coup tout ce qui est considéré juste, raisonnable, agréable. On se sent dispensé, une fois pour toutes, d'en fournir les raisons, c'est-à-dire d'expliquer la signification d'un jugement et de prouver l'utilité d'un acte. Cela veut dire que toute représentation tend, en dernière instance, a une autorité et que, parvenue à son faîte, la pensée collective n'est rien d'autre qu'une banalité » (Moscovici, 1989, p. 21)

A travers l’occultation des phénomènes de catégorisation, certains éléments de la réalité sont considérés comme allant de soi ou donnés de nature et constituent ainsi des aspects pré-existants aux interactions situées.

2.5.2. Les catégorisations comme éléments pré-existants

Les recherches concernant les processus de catégorisation font ressortir la construction de façons de voir qui sont « en partie typiques, routinières, standardisées, sinon institutionnalisées » (Cefaï, 1994, p. 111). Ces aspects des catégorisations concernant les éléments pré-existants aux interactions sont notamment abordés par les travaux portant sur les typifications. Ces recherches s’intéressent à la stabilité du monde « allant de soi » à travers l’« acceptation, jusqu’à nouvel ordre, de certaines données comme étant plausibles sans qu’il y ait mise en question » (Schütz, 2009, p. 97), et des typifications effectués concernant le monde social, « tant qu’il n’est invalidé » (op.cit., p. 157). Dans cette perspective, les processus de typification forment des pré-construits inhérents à un contexte donné, où « un homme se trouve dès le départ dans un environnement déjà ‘cartographié’ pour lui par Autrui, c-à-d. ‘pré-marqué’, ‘pré-indiqué’ ‘pré-signifié’ et même ‘pré-symbolisé’ » (Schütz, 2009, p.

122). Dans chaque contexte, certains éléments font partie de ce qui est déjà connu, attendu, prévisible : « Dans une certaine mesure, les situations d’action font l’objet d’un préformatage en lien avec des attentes typifiantes (…). Ces attentes à caractère typifiant sont nécessairement mobilisées et renégociées dans le cours même de l’interaction » (Filliettaz, 2006, p. 91). Les typfications peuvent être d’ordre multiple. « La qualification d’un objet ou d’une personne, d’une action ou d’un évènement, passe par la typification du thème par l’acteur, mais aussi par la typification croisée du thème par les différents partenaires ou contemporains de l’action, et par la typification réciproque des différents acteurs les uns par les autres au cours de leurs procès d’interaction et d’interlocution » (Cefaï, 1994,

p. 113). Les catégorisations effectués sont « prédéterminés socialement et historiquement » et pour chaque acteur « les arènes d’activités, les univers de discours, ne lui sont praticables que s’il se plie aux routines qui y sont institutionnalisées » (op. cit., 1994, p. 106).

Les expériences accumulées et les processus de catégorisation effectués dans des contextes semblables et portant sur des enjeux similaires facilitent la prévision, l’anticipation et l’ajustement aux événements situés. Cependant, les processus de catégorisations ne donnent pas de réponses ou de certitudes. Chaque situation consiste à « réinventer, mais c’est moins effrayant que quand tu dois tout inventer » (Hemma, 2007, p. 100). Les éléments pré-existants sont mobilisés dans les interactions situées, peuvent être complétés, stabilisés ou modifiés et transformés :

« Les schèmes d’expérience ne sont pas fixés une fois pour toutes. Ils restent ouverts sur le mouvement de leur genèse dans le parcours biographique de l’acteur, bruissant d’expériences passées, où ils ont été inventés ou appris pour résoudre des problèmes pratiques, fécondant des expériences futures, où ils seront ré-activés pour proposer de nouvelles solutions » (Cefaï, 1994, p. 112).

Dans le déroulement des interactions, les processus d’observation et de catégorisation pré-existants sont mobilisés. La complexité du réel et l’imprévisibilité des situations professionnelles nécessitent de

« confronter des représentations antérieurement acquises aux représentations que génère le fonctionnement de l’échange » (Vion, 2000, p. 77). Les pratiques professionnelles au quotidien mettent en lien « l’ensemble des pré-construits stabilisés, en particulier les représentations collectives qui fournissent les références et les critères à partir desquels ces activités concrètes sont interprétées ou évaluées » (Bronckart, 2005, p. 87). Les processus d’observation et de catégorisation effectués antérieurement ne peuvent pas donner la réponse à tous les questionnements qui surgissent dans les interactions situées. L’imprévisible et l’inattendu font partie du travail au quotidien, et « les acteurs confrontés à l’émergence d’un sens indéterminé doivent y répondre ou y riposter sans disposer à l’avance de types appropriés ou de recettes adéquates. (…) La parole vivante s’élance vers un encore à dire, que déjà elle pressent et dont elle est pourtant encore ignorante, à l’épreuve de sa réflexion d’un déjà dit, qui loin de se refermer en soi ne cesse de ré-impulser l’activité du parler » (Cefaï, 1994, p. 116). Le langage permet de faire ressortir ce lien entre pré-existants et mobilisation située :

« D’un côté, les modèles d’activité et les ressources typifiantes qu’ils véhiculent, ainsi que les indexations sociales des genres de textes, constituent des systèmes de contraintes déjà là, fournissent des cadres de significations possibles. D’un autre côté, dans la dynamique des échanges, au travers des interactions et négociations qui s’y déploient, et sous l’effet des dimensions multicanale et pluri-sémiotique qui les caractérisent, se re-construisent des significations qui sont susceptibles, soit de confirmer ou de reproduire les significations déjà là, soit de les transformer dans une direction donnée » (Filliettaz, 2004, p. 45).

Dans une telle perspective, le déjà-là qui donne parfois lieu à des remaniements situés amène à ce qui le sens d’un mot émerge d’une « définition située (…), c’est-à-dire une définition qui tienne compte des particularités des situations réelles où on l’utilise » (La Remige, 2014, p. 83) :

« Il y a des mots comme ça, ils sont élastiques, extensibles et contractiles, non pas en tant qu’eux-mêmes, mais dans l’usage qu’on en peut faire, dans le sens qu’on peut leur donner, ils se plient et se déplient à volonté comme des bouts de caoutchouc. Le monde de l’éducation regorge de ces vocables malléables, de ces notions caméléons qui prennent la couleur de leur locutrice » (op.cit., p. 82).

Les travaux portant sur les représentations sociales relèvent de façon analogue le lien entre éléments pré-existants et leur mobilisation dans les contextes situés. Lors des situations interactionnelles, de nouveaux éléments peuvent être intégrés « dans l'ensemble des connaissances socialement établies et dans le réseau de significations socialement disponibles pour interpréter le réel » (Jodelet, 1989b, p. 47). Les différents éléments ne sont pas réductibles à « une connaissance scientifique dégradée ou erronée » (Grize, Vergès, Silem, 1986), mais s’inscrivent dans une visée pragmatique. Les représentations sociales se constituent de savoirs divers et prennent en compte une multitude d’aspects disparates. « Ce n'est pas en raison d'un défaut de structure, d'une insuffisance logique ou d'une méconnaissance des contradictions entre les notions combinées. Mais parce qu'elles sont tenues de combiner plusieurs domaines de connaissance et de pratique en même temps que plusieurs modes de pensée. Une seule représentation collationne ainsi une grande variété de raisonnements, d'images et d'informations d'origine diverse à l'aide desquels elle forme un ensemble plus ou moins cohérent » (Moscovici, 1989, pp. 15-16). Tout en constituant des « pré-construits » de l’activité, la mobilisation, l’ajustement ou la réinterprétation de certaines catégorisations sont toujours contextualisés et situés et pour les aborder, il s’agit « de replacer les représentations, dans leur contexte d'émergence et de fonctionnement » (Jodelet, 1989b, p. 52) :

« Les représentations sociales sont des ensembles dynamiques, leur statut est celui d’une production de comportements et de rapports à l’environnement, d’une action qui modifie les uns et les autres, et non pas d’une reproduction de ces comportements ou de ces rapports, d’une réaction à un stimulus extérieur donné » (Moscovici, 1961, p. 48).

De façon imbriquée, les représentations sociales déterminent ce qui est considéré comme existant, possible, juste et orientent les conduites, et se construisent, s’inventent dans le déroulement des interactions situées :

« Créativité et redondance des représentations éclairent une grande plasticité et leur non moins grande inertie, propriétés contradictoires certes, mais contradiction inévitable. C’est à cette condition seulement que le monde mental et réel devient toujours un autre et reste un peu le même, l’étrange pénètre dans la fissure du familier et le familier fissure l’étrange » (Moscovici, 1961, p. 61).

Les processus de catégorisation s’inscrivent dans une tension paradoxale. Dans un mouvement à équilibrer sans cesse, il s’agit d’œuvrer entre stabilité et plasticité dans les interactions au quotidien.

Comment les catégorisations effectuées sont-elles maintenues « ouvertes » pour laisser une place à l’imprévisible et à l’imprédictible ? Quels processus amènent à figer les catégorisations au sein d’un collectif ?

2.5.3. La dimension sociale des processus de catégorisation

La présente démarche de recherche s’inscrit dans une perspective qui ne considère pas les processus d’observation et de catégorisation comme relevant d’un individu isolé mais les aborde dans leurs dimensions interactionnelles et collectives (Filliettaz et al., 2008, p. 52). L’aspect occulté des processus de catégorisation est renforcé par le fait que les catégorisations partagées dans un groupe ou une société cachent le processus de construction sous-jacent. Toute catégorisation effectuée se dote « d’un poids supplémentaire si elle est acceptée non seulement par nous-même, mais aussi par les autres membres de notre in-groupe » (Schütz, 2009, p. 168). Quant aux travaux portant sur les représentations sociales, ils considèrent que « la ‘naturalisation’ des notions leur donne valeur de réalités concrètes directement lisibles et utilisables dans l’action sur le monde et les autres » (Jodelet, 1989a, p. 73). Ceci favorise une certaine efficience et une collaboration dans le collectif qui peut parfois se passer de mots. Cependant, l’occultation des processus en question amène à ce que les représentations sociales constituent, « comme le dit Piaget (1976), un mode de connaissance ‘socio-centrique’, au service des besoins, désirs, intérêts du groupe » (Jodelet, 1989a, p. 70). La vision du monde et le monde en tant que tel se confondent. Dans les interactions avec autrui, et notamment avec des personnes extérieures au groupe social, « il en résulte une violence cognitive, propre au social, et qui consiste à traiter les gens par rapport à moi et à mes catégories et jamais dans leur singularité, leur soi propre » (Moscovici, 1989, p. 29).

A travers les aspects d’occultation des processus de catégorisation et leur visée pragmatique, les représentations sociales partagées par un groupe constituent des prescriptions, des règles du groupe souvent implicites qui « déterminent le champ des communications possibles, des valeurs ou des idées présentes dans les visions partagées par les groupes et règlent, par la suite, les conduites désirables ou admises » (Moscovici, 1961, p. 49). Les représentations sociales prennent un statut de

« valeur » : « une représentation n’est pas seulement un savoir tenu par celui qui y adhère pour totalement vrai, mais aussi pour totalement bon « (Laplantine, 1989, p. 298). Composées d’éléments divers, de telles valeurs « sont si vagues et si générales qu’il est possible d’adhérer à des valeurs

« valeur » : « une représentation n’est pas seulement un savoir tenu par celui qui y adhère pour totalement vrai, mais aussi pour totalement bon « (Laplantine, 1989, p. 298). Composées d’éléments divers, de telles valeurs « sont si vagues et si générales qu’il est possible d’adhérer à des valeurs