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CHAPITRE II Etat de la recherche

2. La polysémie des notions d’observation et de catégorisation

2.3. L’observation comme pratique professionnelle dans le champ de l’accueil de l’enfance

Dans les connaissances produites pour le champ de l’accueil de la petite enfance, les processus d’observation sont abordés par de nombreux auteurs. Ces travaux cherchent à ajuster les apports des différentes perspectives scientifiques au contexte spécifique du champ professionnel (Fracheboud &

Kühni, 2014) et considèrent que dans le champ de l’accueil de l’enfance, la notion d’observation est centrale. « L’observation est un outil fortement investi par les éducatrices de la petite enfance » (op.cit., 2014, p. 127). Les finalités poursuivies peuvent être multiples : « compréhension,

individualisation des pratiques, soutien aux professionnelles, contenance pour les enfants » (op.cit., p.

127). En ce qui concerne l’aspect de compréhension de ce qui vivent les enfants, il est relevé qu’ « il nous est difficile, à nous, adultes, de nous mettre dans la peau des enfants et de comprendre leur façon de concevoir le monde et d’y réagir » (op.cit., p. 127). Afin de favoriser une prise en charge ajustée à chaque enfant singulier, « l’observation attentive de chaque enfant autorise la prise en compte des besoins et particularités de chacun » (op.cit., p. 128). Pour les professionnelles, l’observation permet de « dépasser les émotions et les réponses immédiates qu’elles pourraient susciter » (Caffari, 1998, cité in : Fracheboud & Kühni, 2014, p. 128). Comme en ce qui concerne les travaux scientifiques portant sur les processus d’observation, les auteurs soulignent l’importance d’établir des hypothèses pour orienter l’observation, du fait qu’« on ne peut observer que ce dont on a déjà une idée. Sinon, l’observateur est perdu dans le flux incessant du réel » (Fracheboud & Kühni, 2014, p. 131). Cependant, il est important de considérer les pré-construits en tant qu’hypothèses afin de rester réceptif à l’inattendu et à l’incompréhensible. « Le ‘trop connu’ est aussi difficile à observer : ce qu’on connaît trop bien ‘risque d’entraîner des difficultés à se distancer, condition nécessaire pour apporter un regard neuf » (op.cit., p. 131). Par ailleurs, les travaux concernant la « fonction contenante » de l’observation sont également abordés en considérant que les processus d’observation offrent une « contenance » aux enfants (op.cit., p. 129).

D’autres auteurs se sont principalement intéressés à l’observation en « extériorité » (Caffari, 1998, 2012 ; Guinchard Hayward & al., 2014 ; Fontaine, A.-M., 2008 ; Jacquet-Travaglini & al., 2003 ; Wustmann, 2012) ou en tant que documentation de la vie quotidienne des enfants (Dahlberg & al., 1999/2002). Certains travaux considèrent que le terme d’observation est à remplacer par celui d’écoute afin d’exprimer la prise en compte de l’avis et de l’intérêt des enfants (Mayall, 2007 ; Tholin &

Jansen, 2012). Ci-après, les différentes perspectives mobilisées dans le champ de l’accueil extrafamilial seront abordées premièrement en tant que démarche en « extériorité », deuxièmement comme base pour un processus de documentation des activités de l’enfant et finalement comme activité exercée en continuité au quotidien.

2.3.3. L’observation en « extériorité »

L’observation « en extériorité » constitue un des dix processus de travail définis par le Plan d’études cadre de la formation professionnelle d’éducatrice/d’éducateur ES (PEC, 2007). Ce texte présente l’observation comme une tâche centrale de l’activité des éducatrices et souligne l’importance de fixer des objectifs, de maîtriser les techniques d’observation et de documenter le développement de l’enfant. De façon analogue, le Cadre d’orientation pour la formation, l’accueil et l’éducation de la petite enfance en Suisse, élaboré par la Commission suisse pour l’Unesco et le Réseau d’accueil extrafamilial en 2012, considère qu’« observer de manière régulière et systématique les processus d’apprentissage et de développement des enfants, y réfléchir et les documenter font partie des tâches centrales du professionnel de l’enfance » (Wustmann, 2012, p. 50).

Suite à l’entrée en vigueur de la loi cantonale genevoise LIPAD (Loi sur l’information du public, l’accès aux documents et la protection des données personnelles) en date du 1er janvier 2010, la Ville de Genève a rédigé une brochure de Directive relative à la protection des données personnelles dans les structures d’accueil de la petite enfance subventionnées par la Ville de Genève qui délimite la forme et les fonctions des observations écrites concernant les enfants (Juin 2012). Cette brochure prévoit notamment que les objectifs des observations écrites consistent à « mieux connaître et savoir qui est chaque enfant accueilli (…) afin de pouvoir améliorer et adapter sa prise en charge », ainsi qu’à

« s’assurer du bon développement de chacune et chacun et détecter d’éventuels difficultés ou retards ». En ce qui concerne la forme et le contenu des observations, la brochure indique qu’une observation est « consignée en la forme écrite », qu’elle décrit un enfant ou une situation « ici et maintenant », dans une « narration objective à travers laquelle il doit être possible de ‘voir’ ce qui est décrit » afin de pouvoir « évaluer l’efficacité des réponses institutionnelles ». Il s’agit d’éviter

« jugement » ou « diagnostic » et une collecte d’informations « hors du moment où elle est effectuée », ainsi que d’établir une « relation de cause à effet entre le comportement d’un enfant et un événement de sa vie » (op. cit., p. 27). Le texte de cette brochure fait ainsi référence à la notion d’objectivité et délimite le contenu des observations au contexte de l’accueil dans les institutions de la petite enfance et non en ce qui concerne la vie de l’enfant en général. Le lien avec les théories scientifiques concernant la notion de développement de l’enfant apparaît également dans ce texte.

Par ailleurs, de nombreux ouvrages destinés aux professionnelles de l’enfance définissent l’observation comme « un outil essentiel de l’éducatrice, une méthode de référence pour laquelle elle

est formée » (Jacquet-Travaglini & al., 2003, p. 45). L’observation est abordée comme une

« démarche organisée, systématique, à laquelle participe l’ensemble de l’équipe. » (Caffari, 2012, p.

31). La proximité entre une approche scientifique et les pratiques professionnelles est soulignée, en considérant que l’observation doit être « conduite avec rigueur et méthode, étape par étape comme une démarche scientifique pour apporter des informations pertinentes, aboutir à une vision objective et source de changement. » (Jacquet-Travaglini & al., 2003, p. 45). A travers l’observation, les professionnelles peuvent construire « une bonne connaissance des besoins de chacun » (Guinchard Hayward & al.,, 2014, p. 195). De telles démarches d’observation se font « en extériorité », à l’aide de l’écrit, de grilles d’observations ou d’enregistrements audio-vidéo (Caffari, 2012 ; Fontaine, 2008 ; Jacquet-Travaglini & al., 2003). Les processus d’analyse à partir des observations effectuées ne sont pas abordés par ces travaux qui considèrent que les analyses se dégageront des « faits » établis de façon objective.

« La méthode de l’observation est un moyen unique et indispensable. Celle-ci demande peu de moyens : l’éducatrice doit pouvoir être libérée durant une trentaine de minutes de son travail auprès des enfants. Puis, à l’aide d’une feuille de papier et d’un crayon, elle peut procéder au recueil des faits en notant uniquement ce qu’elle observe avec précision, en le décrivant sans l’interpréter, tout en étant dans cet état d’extrême attention et disponibilité à l’enfant et aussi à soi » (Jacquet-Travaglini & al., 2003, p. 48).

Les objectifs de telles observations ne consistent pas seulement à établir des connaissances portant sur les enfants, mais de constituer une base pour établir des liens significatifs. Il ne s’agit pas seulement de « connaître le bébé, mais aussi et surtout d’entrer en relation avec lui » (Guinchard Hayward & al.,, 2014, p. 202).

De telles démarches d’observation « en extériorité » ne tiennent pas compte du fait que les éducatrices ne sont pas extérieures à la situation observée, mais bien des professionnelles qui interviennent jour après jour dans les contextes observés. Par ailleurs, ces travaux ne prennent pas en considération les apports des différentes approches scientifiques qui abordent le fait qu’« il n’y pas d’observation neutre, pur regard » (Schwartz, 2010, p. 343). Une démarche « objective » et

« scientifique » est rendue périlleuse par l’engagement subjectif dans le travail. Ceci constitue peut-être une des raisons pour laquelle dans plusieurs des travaux menés le regret s’exprime que l’observation en extériorité « n’en reste pas moins trop peu pratiquée » (Jacquet-Travaglini & al., 2003, p. 45) et qu’il est « difficile de résister à la tentation de la rapidité en procédant de manière globale » (op.cit., p. 45).

2.3.2. L’observation comme documentation de la pratique

Certains travaux abordent la notion d’observation en lien avec un processus de documentation pédagogique comme un des moyens pour soutenir une pratique réflexive et la co-construction d’une communauté. Cette documentation est conçue pour les enfants, leurs familles et l’équipe éducative :

« On ne considère pas l’observation comme représentation d’une réalité sociale universelle et objective, mais comme un processus de coconstruction intégré à des situations concrètes et locales » (Dahlberg & al., 1999/2002, p. 230). Les travaux portant sur l’observation en tant que documentation de la pratique soulignent qu’il ne s’agit pas d’établir des « faits » ou de viser une objectivité, mais plutôt de rendre visible les perspectives prises dans un processus de documentation qui est « sélectif, partiel et contextuel » (op.cit., p. 233). Dans cette perspective, l’observation est comprise comme construction sociale et donne accès aux processus d’observation et de construction des professionnelles :

« La documentation nous raconte quelque chose sur la façon dont nous avons construit l’enfant aussi bien que nous-mêmes, en tant que pédagogues. Elle nous permet donc de voir comment nous comprenons et ‘lisons’ ce qui se passe dans la pratique ; à partir de là, il est plus facile de voir que nos propres descriptions, en tant que pédagogues, sont des descriptions construites. Elles deviennent alors des objets de recherche, elles sont ouvertes à la discussion et au changement » (op.cit., p. 233).

La documentation pédagogique ne se base pas sur l’observation de l’enfant par rapport à son développement. Il s’agit plutôt de rendre compte des pratiques professionnelles mises en place et des activités des enfants. Pour ce faire, une telle pratique de documentation vise à « adopter des perspectives multiples » pour éviter que « les classifications et les catégories que nous utilisons fonctionnent comme des outils d’inclusion et d’exclusion » (op.cit., p. 244).

« Par son influence sur le processus de construction de l’identité de l’enfant, le pédagogue exerce un pouvoir et un contrôle. Aussi, si nous ne sommes pas vigilants, la documentation peut devenir une pratique permettant d’exercer le

contrôle et le pouvoir et non de leur résister. C’est en considérant ces risques que nous devons toujours nous poser des questions sur le droit que nous avons d’interpréter et de documenter les actes des enfants et sur ce qui est éthiquement légitime » (op.cit., pp. 244-245).

Tandis que l’observation en « extériorité » est un outil destiné à l’usage des éducatrices pour chercher à établir des « faits » concernant les enfants, l’observation en tant que documentation de la pratique s’adresse aux professionnelles, mais aussi aux enfants et à leurs parents. Ces deux perspectives impliquent des démarches finalisées et transforment certaines des activités menées avec les enfants dans des activités observées ou documentées.

2.3.3. L’observation émergente et ancrée dans les interactions situées

Quant aux processus d’observation exercés dans les pratiques au quotidien, ce dernier angle d’analyse a donné lieu à peu de recherches dans le champ de la petite enfance. Les travaux portant sur l’observation « en extériorité » abordent les observations du quotidien pour s’en démarquer et considèrent que « l’observation exercée au quotidien et presque en continu par l’éducatrice et pour laquelle elle devient en quelque sorte une seconde nature » (Jacquet-Travaglini & al., 2003, p. 47) ne lui permet pas de sortir « des ornières de la perception habituelle réduite » (op.cit., p. 49). Selon ces auteurs, l’observation au quotidien « perd toute valeur : elle devient inutilisable et ne peut que confirmer les généralités déjà connues de tous » (op.cit., p. 45). L’observation ne serait alors plus que

« vigilance », sans permettre de se dégager d’une « équation personnelle » (Fontaine, 2008, p. 19) ou d’un mélange « entre faits objectifs et l’interprétation personnelle » (op.cit, p. 18). De telle façon, ces recherches ne tiennent pas compte du fait que toute interaction nécessite des processus d’observation afin de s’ajuster.

Dans les conversations entre adultes, les regards et gestes sont essentiels pour construire la signification de ce qui se passe. En ce qui concerne les interactions avec de jeunes enfants, « les modes d’expression de chacun des enfants, ses mimiques, signes, manifestations des émotions, comportements, vont guider les professionnels et les aider à agir en tenant compte des particularités de chacun » (Guinchard Hayward & al., 2014, p. 202). Cependant, toutes ces ressources multimodales ne donnent pas accès à une signification claire des conduites d’un enfant. Comme dans le champ du travail social en général, il s’agit de considérer que « dans les métiers de l’humain, tenter de répondre à une demande souvent mal formulée, parfois difficilement exprimable nécessite une attention particulière et une capacité à ressentir ou à percevoir les raisons et l’origine des difficultés de l’expression de la demande » (Libois & Stroumza, 2007, p. 24). Savoir écouter, savoir déceler la signification d’une conduite, d’un regard demande des processus d’observation et de catégorisation mobilisant les différentes ressources interactionnelles.

Dans certains travaux portant sur l’accueil extrafamilial, le terme d’« écoute » résume parfois une attitude d’observation ancrée dans les pratiques au quotidien :

« Listening is a metaphor for being open and sensitive. The teacher includes body language trough the one of voice, eye contact, movements, and how she sits; she demonstrates an open and receptive manner. (…) Time is central to listening and allowing silence may be an appropriate strategy, making children more involved. The listener needs to be completely present in a conversation, not thinking ahead to something new » (Tholin & Jansen, 2012, p. 43) L’utilisation du terme d’écoute vise à éviter une démarche surplombante pour considerer les enfants

« comme commentateurs compétents de leurs propres vies et de leurs propres relations sociales.

Ceci marque une différence radicale avec la méthode de travail traditionnelle ‘sur’ les enfants et l’enfance : l’observation. L’écoute des enfants permet également d’élever leur statut social en tant que citoyens » (Mayall, 2007, p. 97). Cependant, le terme d’écoute semble impliquer qu’il est possible d’« écouter » le point de vue d’autrui sans travail d’interprétation. Il occulte de façon encore accrue le travail de catégorisation effectuée pour donner une signification aux « commentaires » des enfants concernant leur vie. Dès lors, l’utilisation du terme d’observation est maintenue dans le cadre de ce texte.