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La notion d’État définit la souveraineté et les frontières

Chapitre 1.1 : États et frontières en Europe : définition, évolution moderne

1.1.1 La notion d’État définit la souveraineté et les frontières

Les États modernes en Europe se sont formés à la suite d’une évolution multiséculaire

par rupture avec les formes féodales du pouvoir. Les sociétés européennes du Moyen Âge

étaient fortement fragmentées et instables, institutionnellement et territorialement. La

centralisation croissante et la politisation du pouvoir comme chose publique et non privée,

comme l’était le pouvoir des seigneurs féodaux et des corporations, a permis l’institution

progressive du triptyque souveraineté, territoire et peuple, principaux éléments de l’État

moderne (Fleiner-Gerster, 1986).

Ce processus historique de formalisation de l’État moderne a été accompagné par une

réflexion intellectuelle, philosophique et morale sur cette nouvelle forme institutionnelle.

Machiavel

25

, Hobbes

26

, Montesquieu

27

, Bodin

28

, Rousseau

29

, pour ne citer qu’eux, ont irrigué

la pensée européenne à propos du politique et de l’État.

Max Weber proposera au début du 20

ième

siècle une clarification et une synthèse quant

à la théorie de l’État. Son idéal-type connaîtra une exceptionnelle influence dans les sciences

politiques et sociales (Braud, 1997). Max Weber définit l’État comme « une entreprise politique

de caractère institutionnel lorsque et en tant que sa direction administrative revendique avec

succès, dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte physique légitime […]

à l’intérieur d’un territoire géographique déterminable »

30

(Weber, 1995 : 96). Weber

complètera sa pensée au fil de son œuvre en précisant ses termes sur la question du pouvoir : «

Comme tous les groupements politiques qui l’ont précédé, l’État consiste en un rapport de

domination de l’homme par l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime » (Weber,

2003 : 124). La monopolisation de la violence légitime par l’entreprise politique fonde la

souveraineté de l’État, sa capacité de domination. La question de la légitimité ou non de cette

domination est centrale dans l’approche wébérienne

31

. Le monopole de la violence légitime et

25 Sur Machiavel, auteur du Prince et son rapport au politique, voir notammentZarka et Menissier, 2001.

26 Voir notamment Lessay, 1988.

27 À ce titre on peut voir une approche originale sur l’approche spatiale du pouvoir chez Montesquieu avec Larrere 2012.

28 Voir par exemple Spitz, 1998.

29 Voir Canivez, 2015.

30 On notera une formulation alternative de cette définition dans Le savant et le politique (Weber, 1959 : 118) : « L’État est cette communauté humaine, qui à l’intérieur d’un territoire déterminé [...] revendique pour elle-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime ».

31 La légitimité peut être légale : elle revêt un caractère rationnel, reposant sur la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu'ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens. Elle peut être également traditionnelle, en reposant sur la croyance quotidienne en la sainteté de traditions valables de tout temps et en la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer l'autorité par ces moyens. Enfin, elle peut être charismatique, reposant sur la soumission extraordinaire au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la

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la domination s’expriment dans un espace donné qui fait territoire. L’agrégation des individus

sujets à cette domination résidant dans ce territoire constitue sa population : voilà comment peut

être compris le triptyque souveraineté, territoire et peuple chez Weber. À travers son idéal-type

de l’État les frontières politiques sont les limites de l’exercice du monopole de la violence

légitime : à l’intérieur des frontières aucun autre acteur n’est légitime à exercer une violence ou

une domination ; à l’extérieur des frontières l’État n’a pas le monopole ou la légitimité de cet

exercice. Dans cet idéal-type de l’État les limites frontalières sont inviolables.

Il faut cependant se garder du raccourci marqué par une certaine forme d’ethnocentrisme

considérant l’État comme manifestation institutionnelle nécessaire aux sociétés humaines :

l’anthropologie démontre que les sociétés primitives, bien qu’organisées et dotées

d’institutions, sont des sociétés sans État au sens où il est généralement défini au moins à partir

de la période moderne, et même en lutte contre l’État (Clastres, 1974). Il faut ajouter que

d’importantes communautés humaines ont vécu de façon autonome sur de vastes territoires,

loin des États et sans en bâtir, et ce en pleine période moderne : les 100 millions d’hommes et

de femmes de Zomia ont su en faire l’exemple (Scott, 2009).

Ces formes de société ne sont cependant pas exemptes de limites ou de seuils distinguant

des catégories spatiales (Segaud,2010). L’anthropologie de l’espace, à travers les notions de

l’habiter

32

, du fonder

33

ou du délimiter

34

, telles qu’elles ont pu être mobilisées par Marion

Segaud par exemple, souligne l’émergence d’un nouveau rapport à l’espace à partir de la

révolution néolithique : « La question des limites apparaît lorsque se développent l’agriculture

valeur exemplaire d'une personne, ou encore émanant d'ordres révélés ou émis par celle-ci. Voir Weber, 1995 et Tessier et Tellier, 1991.

32« Habiter, c’est, dans un espace et un temps donné, tracer un rapport au territoire en lui attribuant des qualités qui permettent à chacun de s’y identifier. L’Habiter est un fait anthropologique, c’est-à-dire qu’il concerne toute l’espèce humaine, il est « un trait fondamental de l’être » (Heidegger, 1958). Il s’exprime à travers les activités pratiques dans des objets meubles et immeubles ; il se saisit par l’observation et par le langage (la parole de l’habitant). Habiter ne se décline pas de la même manière selon les époques, les cultures, les genres, les âges de la vie ; l’habitation est profondément marquée par ces différentes dimensions et présente une diversité dont seule une histoire pourrait rendre compte. En fait, on pourrait dire que si l’habiter est un phénomène général, il y a autant de manières d’habiter que d’individus. Dans nos sociétés, c’est la conjonction entre un lieu et un individu singulier qui fonde l’habiter. Dans les sociétés primitives il s’agit du lien entre le groupe et le lieu. » (Segaud, 2010 :70)

33« Fonder est une opération volontariste, décidant d’une implantation ponctuelle (maison, monument) ou plus

ample (ville, territoire). Elle est accomplie par une autorité reconnue, civile ou religieuse, selon des rites. Il s’agit de penser le site, le commencement et les origines, de faire territoire. Fonder c’est toujours attribuer des qualités à un espace ; c’est établir des relations d’une partie de l’étendue avec le monde en tissant des liens symboliques ; c’est mettre en rapport un lieu avec l’univers. C’est aussi demander en quelque sorte la permission de s’établir quelque part et donc la fondation peut être considérée comme une réponse à cette autorisation, comme un acte de réparation. Cette relation est interactive dans la mesure où, une fois fondé, le lieu lui-même est en même temps produit et producteur de symbolique et de social. » (Segaud , 2010 :104)

34« Délimiter est une opération élémentaire, consubstantielle à l’orientation, qui situe l’homme par rapport au reste du monde, qui introduit un intérieur par rapport à un extérieur. Elle institue une rupture par rapport à ce qui est continu en créant une frontière, un bord, une lisière, bref une séparation entre deux zones. C’est donc là aussi un processus de qualification qui permet de différencier un espace d’un autre. » (Segaud , 2010 :126)

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et la sédentarisation. La délimitation peut consister alors à séparer mentalement des zones

sauvages et des zones cultivées en créant entre ces deux espaces des zones intermédiaires ayant

des qualités distinctes. Chaque société crée donc des intérieurs plus ou moins fermés, aux

limites plus ou moins rigides et des extérieurs répondant à différentes gradations

d’environnements. » (Segaud, 2010 : 128). De plus, ce rapport concerne aussi l’espace intime,

l’espace de la vie quotidienne, et entremêle des dimensions triples : « Le seuil existe dans toutes

les sociétés ; à travers lui ce sont trois dimensions qui s’entrecroisent : spatiale, sociale et

symbolique. Dispositif matériel et symbolique, il est à la fois statique et dynamique. Le seuil

existe pour être franchi, et ce passage s’accompagne de rituel » (Segaud, 2010 : 130). Dans ce

sens, nous pouvons comprendre la notion de frontière comme forme spatiale de limitation et de

seuil politique, sociale et symbolique propre à l’émergence et au développement de l’État

comme forme de pouvoir et d’organisation des sociétés : sous cet angle, la notion de frontière

n’est pas synonyme de limite ou de seuil, bien que la filiation entre les notions soit

anthropologiquement plus significative ce rappel effectué.

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