Chapitre 2.1 : Dynamiques et paradoxes frontaliers de l’interface franco-
2.1.1 Genève : une remise en contexte socio-historique par le prisme de la frontière
- De la cité médiévale autonome au rattachement à la Confédération helvétique (15
ièmesiècle – 1815)
Ville à l’origine antique, de tout temps voisine du lac Léman, la cité épiscopale de
Genève au 15
ièmesiècle construit progressivement sa puissance sur le modèle des villes franches
et des cités-États médiévales. Elle assure son autonomie en maintenant un équilibre politique,
commercial et militaire avec ses voisins. Ceux-ci, comtes de Savoie, cantons suisses médiévaux
et royaume de France, l’auront longtemps convoitée ou dominée sans jamais pouvoir l’annexer
ou l’incorporer à leurs territoires (Dufour, 2014).
C’est au 16
ièmesiècle, sous l’influence de Calvin et des élites sociales de la cité (Stauffer,
2003) que s’amorce une « nouvelle ère dans l’histoire de Genève : celle de la République
protestante, consécutivement à la double émancipation politique et religieuse de la seigneurie
épiscopale. Devenue République souveraine par la rupture avec son prince-évêque en 1534, ce
n’est cependant qu’à la faveur de son indépendance politique que Genève se rallie
officiellement à la Réforme protestante en 1536 » (Dufour, 2014 :45). Les décennies suivantes
feront de Genève une ville refuge quand les guerres de Religion secouent l’Europe et déchirent
le royaume de France voisin entre partisans de la Réforme et catholiques. La masse des réfugiés
protestants français « entraînera ainsi sur le plan démographique une véritable explosion de la
population genevoise, qui passera du simple au double entre 1550 et 1560, atteignant plus de
20 000 âmes» (Dufour, 2014). Les réfugiés italiens formeront également une communauté
durable venant s’établir dans la « nouvelle Rome protestante ». Ces populations initieront de
profondes transformations sur le plan social et culturel et contribueront à un renouveau
commercial et économique de la ville
209.
Sur fond de guerres de Religion, les tensions avec les pouvoirs voisins subsistent, et en
1602, Genève met en échec une tentative d’assaut nocturne savoyarde, qui restera dans les
209« Avec l’arrivée, dans une première vague dominée par la petite et moyenne bourgeoisie française, aux côtés d’une élite restreinte d’humanistes et de prédicateurs, d’imprimeurs et de libraires, d’une masse d’artisans et de gens de métiers, puis avec la venue, dans une deuxième vague, d’un nombre considérable de gentilshommes et de pasteurs, comme de représentants des professions libérales, aux côtés d’un nombre équivalent de libraires, de négociants et de gens de métiers, c’est « toute la physionomie sociale de la Cité du Refuge » qui se trouvera « modifiée du tout au tout » (J.-F. BERGIER). Il y a plus encore : ces milliers de réfugiés sont originaires de la France protestante du Nord et de l’Est plus que du Midi, et la langue qu’ils parlent est le français et non le patois franco-provençal du peuple genevois ; c’est ensuite par centaines que s’opérera leur réception à la bourgeoisie, cependant que leurs élites assumeront pratiquement la direction de l’Église comme celle de l’enseignement supérieur à travers la Vénérable Compagnie des Pasteurs, le Consistoire et l’Académie. » (Dufour, 2014 : 61)
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mémoires comme la victoire de « l’Escalade »
210. Genève, faisant appel à ses alliés
conjoncturels, comme le royaume de France de Henri IV qui soutient la ville contre son ennemi
commun savoyard, imposera à la maison de Savoie la signature du traité de Saint-Julien du
21 juillet 1603, qui « mettra un terme sur le plan diplomatique à près d’un siècle de conflits et
de guerres entre la Savoie et Genève, consacrant la qualité d’État souverain de cette dernière
sur le plan politique et lui garantissant de substantiels avantages commerciaux et fiscaux sur
le plan économique, de nature à compenser son enclavement et l’absence de tout élargissement
de son territoire » (Dufour, 2014 : 70).
Pour la première fois de son histoire, la ville de Genève et son territoire vont entrer en
contact frontalier direct avec les marches du royaume de France. Un protectorat se met en place
entre la ville et son grand voisin, qui renforce son influence, et fait craindre à la république
alpine une incorporation future, à l’image de Strasbourg, intégrée au royaume de France en
1681. De cela, Genève se préserve en renforçant ses liens avec les villes suisses voisines,
« contrepoids helvétique » tant économique que diplomatique et géopolitique.
La période moderne commence dans la confusion pour Genève. Le 18
ièmesiècle sera
« « le Siècle de la Discorde », jalonné de troubles, d’émeutes et de prises d’armes, illustrant
les luttes politiques et sociales qui transformeront, sur le plan de la politique intérieure, la
« Rome protestante » en « laboratoire des révolutions européennes » et qui prépareront, sur le
plan de la politique extérieure et à la faveur des interventions étrangères, la fin de
l’indépendance de la République » (Dufour, 2014 : 81). Les individus sont encore répartis en
différents ordres organisés juridiquement
211. Le modèle genevois va se confronter au 18
ièmesiècle aux revendications d’égalité économique et politique de ces différents ordres, ferments
de lutte des classes qui provoqueront des tensions répétées dans la rue et la ville et mettront à
l’épreuve l’échafaudage institutionnel des Conseils.
Genève connait une période d’agitation révolutionnaire plus intense entre 1789 et 1791,
en écho à celle qui secoue le royaume de France. L’annexion de la Savoie voisine par la France
révolutionnaire précipitera la prise de pouvoir révolutionnaire dans la cité. Des comités
provisoires sont mis en place. Ils décrètent l’égalité entre ordres et organisent en 1793 une
Assemblée nationale pour mettre en place une nouvelle constitution. Genève renforce ses liens
avec la République française. « À partir de 1797 cependant, face à la multiplication aux
210 Cette victoire est depuis devenue une fête pour la ville et le canton de Genève, un jour vaqué célébré par des parades et des festivités de rue, où l’on s’offre des marmites en chocolat.
211 « Citoyens » et « bourgeois » jouissent de droits héréditaires et s’acquittent de charges qui leur donnent droit de siéger dans le Conseil général, instance souveraine de la République. « Habitants » et « natifs », mais aussi « sujets » des campagnes environnantes et « étrangers », sont exclus de la cité politique.
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frontières de Genève des incidents de contrebande, c’est un véritable blocus économique qui
est organisé contre la petite République totalement enclavée dans le territoire français.
Étouffée économiquement, Genève se voit alors imposer politiquement l’Annexion sous la
forme d’un ultimatum le 15 avril 1798. Et c’est pendant que délibère le Conseil général que les
troupes françaises pénètrent dans la Ville. C’est ainsi avec son occupation militaire que la
réunion de Genève à la France sera finalement décidée ; elle sera scellée onze jours plus tard
par un traité de réunion, qui assujettira pour plus de quinze ans Genève à sa puissante voisine »
(Dufour, 2014 : 96).Le nouveau département français du Léman voit le jour, et Genève devient
préfecture. Une certaine autonomie permettra la « survivance de l’esprit national genevois »
quand en parallèle sont importés pour y rester certains modèles institutionnels et juridiques
français, comme la forme municipale (Dufour, 2014).
Genève devient le département du
Léman (1798-1814), carte extraite
de l’Atlas du bassin genevois,
l’espace franco-valdo-genevois,
Ocstat, Insee, Cartographie et
décision, Mai 1994.
Pendant que Genève est annexée à la France, l’agitation des clubs révolutionnaires
suisses et la pression des incursions militaires françaises conduisent l’ancien régime confédéral
suisse à l’effondrement. Une éphémère « République helvétique » calquée sur le modèle
révolutionnaire français est mise en place, imposant là aussi la fin du régime d’ordre. La
nouvelle République et ses institutions centralisées se révèlent totalement inadaptées à
gouverner les anciens cantons confédérés et son territoire est soumis à la pression des armées
coalisées contre la République française et ses alliés. Le pouvoir révolutionnaire français sera
contraint de donner des gages fédéralistes aux Suisses dès 1803 pour éviter l’éclatement de la
République helvétique et maintenir la paix civile (Bouquet, 2016).
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Dès 1812, la République française devenue Empire essuie ses plus importants revers
militaires
212. La coalition des royaumes et empires qui s’opposent à Napoléon entreprend la
reconquête de l’Europe et la marche sur la France. « À la fin de 1813, les armées des Alliés
– Autrichiens, Prussiens et Russes – se rapprochèrent des frontières de la Suisse pour aller
attaquer Napoléon dans son propre pays. Malgré une déclaration de neutralité tardive et peu
convaincante de la Diète, qui avait aligné tant bien que mal 10 000 hommes le long du Rhin,
l’armée fédérale n’opposa aucune résistance aux 130 000 soldats […] qui traversèrent l’ouest
du Plateau, selon une ligne Bâle-Berne-Lausanne ; le 31 décembre, Genève libérée proclama
la restauration de sa République. Bienne l’avait précédée de quelques jours » (Bouquet 2016 :
69).
Ce sont ces évènements et la reformulation territoriale du continent négociée lors du
congrès de Vienne en 1815 qui jetèrent les bases de la restauration et de la reformulation d’une
nouvelle confédération en Suisse, mais aussi de la perspective de plus en plus précise du
rattachement genevois à la Suisse
213. Les deux exigences de la Confédération helvétique pour
recevoir Genève comme nouveau canton furent posées : une constitution conservatrice, et la
continuité territoriale avec le territoire helvétique. Cette dernière fut obtenue grâce à l’appui
autrichien et prussien
214dans deux protocoles du congrès de Vienne du 29 mars 1815
215. Dès le
congrès de Vienne, Genève devient officiellement un canton suisse et intègre à ce titre la
Confédération. Pour compenser l’enclavement économique et géographique de Genève et de
son canton, des zones franches ont été créées dès 1815 dans le pays de Gex français et dans le
territoire sarde
216. Ces zones permettent un régime douanier assoupli et une grande liberté de
circulation. Elles seront maintenues et étendues en 1860 après l’annexion des Savoie par la
France du Second Empire, en incorporant le Chablais et le Faucigny, des Usses à Chamonix.
212 Échec de la campagne de Russie en 1812, défaite de la bataille de Leipzig en 1813.
213« Entre les exigences des libérateurs autrichiens, les menaces de contre-offensive des troupes françaises, les vœux du peuple genevois, les vues des puissances alliées et la prudence des cantons helvétiques, il faudra beaucoup de ténacité et de diplomatie [au conseil provisoire ayant proclamé l’indépendance genevoise] pour assurer l’indépendance de la République, qui n’apparaîtra garantie qu’avec sa transformation en canton suisse » (Dufour 2014, pp. 99).
214 Puissances ayant toutes deux intérêts à soustraire la ville des velléités françaises et sardes, et de s’assurer les conditions du rattachement futur de Genève à la Suisse pour « fermer» les cols alpins.
215 Ainsi qu’ultérieurement aux dispositions du second traité de Paris du 20 novembre 1815 et du traité de Turin du 16 mars 1816.
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Cartes extraites de l’Atlas du bassin genevois, l’espace franco-valdo-genevois, Ocstat, Insee,
Cartographie et décision, Mai 1994
217.
- Genève, « île » cantonale suisse et ville frontalière dans l’arc lémanique
Nous ne reviendrons pas sur les multiples aléas des politiques internes cantonales et
municipales de Genève et ses rapports avec la Confédération helvétique restaurée dans les
premières décennies qui suivent son adhésion officielle, ni sur les tumultes populaires qui
secouent la ville tout le 19
ièmesiècle, sur fond de Printemps des peuples en Europe (Herrman,
2003). Le canton de Genève est désormais la partie la plus occidentale de la Confédération
helvétique. L’annexion définitive des Savoie au territoire français et la normalisation italienne
vont stabiliser durablement les relations frontalières et internationales dans cet espace alpin à
partir de 1860. C’est aussi au cours du 19
ièmesiècle que la ville de Genève va acquérir une
dimension internationale en devenant le berceau du droit international humanitaire
218(Buirette
et Lagrange, 2008).
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, « à la faveur des traités de la Restauration comme
de son nouveau statut politique au sein de la Confédération suisse, Genève enregistrera
217 On notera concernant la carte « Les zones franches » l’obsolescence aujourd’hui de la limite rouge définissant la zone franche contemporaine à la réalisation de la carte.
218 Notamment quand le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) y voit le jour en 1863 sous l’égide du
citoyen genevois Henry Dunant, et l’année suivante lors de la signature de la première des Conventions de Genève en 1864.
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au 19
ièmesiècle un accroissement démographique exceptionnel
219» (Dufour, 2014 : 111).Les
zones franches s’avèrent déterminantes pour la bonne santé économique et commerciale du
nouveau canton suisse enclavé. C’est entre cette fin du 19
ièmeet le début du 20
ièmesiècle que se
développeront les secteurs industriels et bancaires qui confirmeront la bonne prospérité de la
ville, son attractivité, et sa dimension multiculturelle.
Au début du 20
ièmesiècle, le canton de Genève fait face à une nouvelle conjoncture
internationale et frontalière, raidie par la Première Guerre mondiale. La guerre mobilise les
Français du canton et des Suisses volontaires quand l’État helvétique restera neutre
220. Elle a
surtout une conséquence frontalière directe pour Genève et son canton : la France, dans
l’optique des traités de Versailles, veut revenir sur la question des zones franches pour imposer
un régime à son avantage et affirmer son pouvoir territorial. Une crise diplomatique entre les
États voisins s’ouvre dès 1919 et mène à la suppression unilatérale et de facto des zones par la
France en 1923, ce qui a une incidence notable et directe sur la vie démographique, sociale et
économique du canton ainsi ré-encastré et étouffé (L’Huilier, 1935). La Suisse porte l’affaire
pour un jugement « de droit » contre cette politique française « du fait » à la Cour permanente
de justice internationale de La Haye, qui statuera en 1933 pour le rétablissement des zones
franches par un arbitrage connu comme « la sentence de Territet »
221. L’asphyxie due aux
péripéties du régime frontalier combinée aux répercussions de la crise de 1929
222peut expliquer
un début de siècle difficile pour Genève. La ville s’impose cependant comme centre
diplomatique international de premier plan à la faveur de la création de la Société des
Nations
223. Les années 30 et les prémices diplomatiques et géopolitiques de la Seconde Guerre
mondiale feront de Genève un haut lieu international protégé par la neutralité suisse.
Après la période troublée de la Seconde Guerre mondiale
224, Genève entame la seconde
moitié du 20
ièmesiècle sous de meilleurs auspices démographiques, sociaux et économiques
219 « La population de la Ville quintuplera en un siècle, passant de 25 000 habitants en 1814 à 131 000 en 1914, cependant que la population totale du canton passera de 31 000 à 172 000 habitants. Pareil accroissement apparaît essentiellement due à une forte et constante immigration à motivations économiques, alimentée, pour partie, par les Confédérés, pour partie, par les étrangers, principalement les immigrants régionaux des zones sarde et gessienne » (Dufour, 2014 : 112).
220 Cet évènement provoquera le départ de dizaines de milliers de Français de la ville et de la région suisse.
221 « Sentence arbitrale concernant les importations en Suisse des produits des zones franches de la Haute-Savoie et du Pays de Gex » du 1er décembre 1933, texte disponible en ligne [https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19330102/index.html].
222 Notamment dans les secteurs bancaires et industriels.
223 Voir sous-partie 1.1.5 page 72. Il faut aussi souligner que l’État suisse n’a adhéré officiellement à l’ONU qu’en 2002, après des décennies de questionnements politiques et juridiques concernant les organisations internationales et le rapport que le pays devait tenir à leur sujet (Hottelier, 2002).
224 On se doute de l’importance de la frontière suisse en général, et genevoise en particulier, pendant la Seconde Guerre mondiale. La Suisse étant neutre, la Genève frontalière deviendra autant un territoire refuge face aux exactions de guerre et aux traques fascistes et nazies (Flückiger et Bagnoud, 2000) qu’un haut lieu de la diplomatie, ouverte ou « grise » (Boschetti, 2004).
157
(Dufour, 2014). De fortes disparités sociales traversent la population cantonale genevoise tout
comme la Suisse (Erard, 2009). Dans la ville, les diplomates et fonctionnaires internationaux
de l’ONU, les fortes communautés portugaise et espagnole issues de l’immigration de
main-d’œuvre tout comme la présence de nombreux réfugiés, contribuent à ancrer la dimension
internationale et multiculturelle d’un espace urbain marqué par l’inscription des inégalités entre
quartiers et groupes sociaux (Toche, 1978 ; Gfeller, 1981 ; Von Aarburg, 2002, Afonso, 2006 ;
Adly, 2013).
C’est dans la seconde moitié du 20
ièmesiècle que le canton et la ville de Genève se
développent également comme un pôle d’attraction frontalier pour le travail pendulaire. « À
partir des années 1960, à la faveur de la période de haute conjoncture que connaîtra
l’économie occidentale, Genève retrouvera alors son rôle de pôle d’attraction avec
l’apparition de la figure nouvelle du travailleur frontalier. Ce dernier prendra en fait à Genève
le relais du travailleur étranger à la suite des mesures fédérales tendant à limiter
l’installation en Suisse d’une main-d’œuvre étrangère » (Dufour, 2014).
Cette période de forte prospérité combinée ensuite aux accords européens
225et au
développement progressif de la coopération transfrontalière
226à l’échelle cantonale en lien avec
les collectivités locales françaises, va ancrer fermement le canton de Genève dans sa dimension
frontalière quand parallèlement l’ONU octroie à la ville un rang international. Il faut cependant
désormais revenir sur l’attitude qu’a eu l’État suisse vis-à-vis de la construction européenne et
sur les relations entre l’État suisse et l’Union européenne pour comprendre comment le canton
et la ville de Genève en sont tributaires.
225 Voir sous partie page suivante suivante sur la relation entre la Suisse et l’UE.