Chapitre 1.2 : La construction européenne
1.2.5 La circulation, un enjeu politique et symbolique : l’exemple de la grève des routiers de
La libéralisation induite par le processus européen en route vers un grand marché
commun accroît les échanges commerciaux et augmente les flux de marchandises (Guillaumet,
2002). Le transit augmente aux frontières des États-membres via les infrastructures ferroviaires
et routières. Cette dynamique entre en friction avec la réalité des passages et des contrôles de
l’époque, et le moment de crise de février 1984 en Italie et en France en fournit un exemple
particulièrement démonstratif.
Entre le 14 et le 15 février 1984, les douaniers italiens en poste à l’entrée de la Vallée
d’Aoste, interface franco-italienne, initient un mouvement de grève du zèle, c’est-à-dire
l’application stricte de leurs impératifs horaires et des procédures de contrôle tant pour les
transports routiers que pour les automobilistes
109. Côté français, notamment au tunnel du
Mont-Blanc vers Chamonix, les douaniers, confrontés eux aussi à l'intensification de leur travail et
revendiquant tout autant des moyens supplémentaires, vont suivre leurs collègues sur cette
modalité d’action collective et corporative. Ce mouvement provoque rapidement un
encombrement dû au ralentissement du passage, un engorgement des routes, et un blocage de
facto des voies provoquant des centaines de kilomètres d’embouteillages.
En pleine période de congés d’hiver, et du fait du nombre important de camions
transitant leurs marchandises sur cet itinéraire principal pour le commerce international, une
véritable crise commence à cause de cette immobilité et de ses conséquences. Les conditions
climatiques sont rudes, et l’attente dans le froid échauffe les humeurs. Des heurts ne tardent pas
à survenir, aucune solution politique ou logistique ne parvenant à débloquer la situation après
la première journée. Puis, les premiers routiers immobilisés, excédés, décident de bloquer à leur
tour en protestation. Le message, propagé par radio CB, se répandra « comme une trainée de
poudre », la « profession » des transporteurs
110entre en action à son tour par le blocage. Or, le
patronat du transport -au moins en France- va embrayer derrière ces initiatives, et l’appel à agir
qu’il relaiera au niveau national va inaugurer une semaine noire durant laquelle se multiplieront
les blocages de routes dans de nombreux département au fort trafic international de
109 Difficulté de savoir avec précision l’enchaînement exact des évènements, et difficulté de trouver des sources précises concernant les revendications exactes notamment des douaniers (italiens et français) qui se lancent dans la grève du zèle, quand en parallèle les routiers gardent la part belle dans les documents et témoignages accessibles aujourd’hui. L’archive de l’INA fournit des documents confirmant les faits dans leur généralités. On notera notamment la chronique amatrice anonyme publiée sur le site de Philipe Fournet http://www.fierdetreroutier.com/ qui relate les souvenirs d’un routier belligérant du conflit social.
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transporteurs routiers et à de multiples check-points frontaliers : le conflit prend de ce fait une
dimension « européenne », par le blocage des axes de transit français.
En France, le gouvernement Mauroy et le ministre des transports communiste Fiterman
doivent faire face aux évènements
111. Les syndicats CGT et CFDT dénoncent un mouvement
de blocage dirigé par le patronat et le petit patronat des transports pour approfondir la
libéralisation du secteur du transport routier et les modalités de douanes. Mais l’évènement
prend rapidement une tournure symbolique dépassant l’anecdote et les revendications
sectorielles de la profession : « Des chauffeurs de tous les pays d’Europe font l’union sacrée
sur le dos des douaniers accusés d’abus de pouvoir et de racket : « Pour nous, l’Europe, ce
sera une réalité que quand nous n’aurons plus à subir d’invraisemblables formalités
douanières à chaque frontière » » peut-on lire dans certains articles de presse
112.
Le 21 février 1984, le gouvernement français négociera avec les représentants des
transporteurs : amélioration des procédures douanières, harmonisation des tarifs d’abonnement
aux péages autoroutiers, taxe sur la valeur ajoutée (TVA) pour les transporteurs internationaux,
les revendications du secteur des transporteurs routiers et les négociations enclenchées
expriment comment en-deçà des traités entre États, la libéralisation et le marché unique se sont
aussi construits dans des rapports de forces et via des conflits sociaux.
Le 22 février, la situation de blocage atteint son apogée, avec 48 foyers de contestation
et 240 barrages
113animés par des routiers, affiliés aux corporations ou autonomes. Le
gouvernement prendra des mesures de police pour rétablir la liberté de circulation, le feuilleton
médiatique continue, donnant une résonnance supplémentaire aux évènements. Le 24 février
1984, les derniers points de blocages sont levés, le conflit est terminé, mais créera un précédent,
« Cette immobilité spectaculaire fait subitement de la circulation un enjeu politique » (Jobard,
1999 : 21).
Enjeu politique, mais également symbolique pour la circulation, puisque ces
évènements prennent place dans un contexte très particulier : en 1984, malgré la détente, les
représentations et les discours politiques sont encore imprégnés de la guerre froide, et sur le
continent européen toujours partitionné par le rideau de fer, la construction européenne a promu
les valeurs positives associées au projet libéral. La construction du marché unique doit
s’accompagner progressivement de la libre-circulation globale. Les efforts de convictions
111 Gouvernement issu de la victoire de François Mitterrand et du Programme commun en 1981, ce qui explique
la présence temporaire de ministres PCF au gouvernement.
112 Coupure presse scannée disponible sur le site de Philipe Fournet http://www.fierdetreroutier.com/, références du titre de presse malheureusement absentes.