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Le Conseil de l’Europe et L’OECE comme prémices de la construction européenne

Chapitre 1.2 : La construction européenne

1.2.2 Le Conseil de l’Europe et L’OECE comme prémices de la construction européenne

L’historiographie contemporaine n’est pas univoque mais plurielle sur les causes

principales de la construction européenne. Des historiens comme Pierre Gerbet (Gerbet, 2007)

ou encore Gérard Bossuat (Bossuat, 1992 , 2012) mettent l’accent sur une prise de conscience

des élites politiques et économiques de la nécessité de prévenir les guerres en trouvant dans

l’Europe un instrument de paix et de prospérité qui serait l’alternative au choc des États sur le

vieux continent, notamment en mettant fin au conflit traditionnel entre la France et l’Allemagne.

L’historienne Annie Lacroix-Riz juge quant à elle cette priorisation historiographie trop

« optimiste » (Lacroix-Riz, 2007). Elle met l’accent sur des causalités économiques et

géopolitiques sur le temps long pour expliquer l’effervescence pro-européenne d’après 1945.

Le projet européen prendrait forme dans le contexte de la guerre froide et sous l’influence des

États-Unis, pour reconstruire à l’Ouest un espace prêt à affronter le camp soviétique, tout en

entérinant la domination politique et économique du capitalisme atlantique sur le vieux

continent initié bien avant 1945. François Denord et Antoine Schwartz mettent l’accent sur le

contenu politique éminemment libéral du projet européen dès ses prémices et sur le rôle des

élites politiques et patronales (Denord, Schwartz, 2009). Enfin, des universitaires comme

Antonin Cohen invitent à se méfier des récits par trop lénifiants de la construction européenne

à travers ses « pères fondateurs », en pointant l’écart existant entre le « mythe » et la trajectoire

biographique de personnages-clefs pour la construction européenne comme Jean Monnet

(Cohen, 2007).

Dans l’immédiat après Seconde Guerre mondiale, divers courants pro-européens et

paneuropéens menés par des personnalités politiques se structurent et s’activent en Europe de

l’Ouest. En 1946, à l’université de Zurich en Suisse, le discours de Churchill, auréolé de la

victoire des Alliés face à l’Axe, montre la volonté britannique d’appuyer sur le continent «une

sorte d'États-Unis d'Europe», non-communistes insiste-t-il, pour réconcilier les États ennemis

d’hier et propose la création d’une institution pour encourager ce projet

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. Ce discours alimente

fortement cette dynamique et les débats entre les mouvances pro-européennes. Parmi elles on

compte par exemple l’Union Parlementaire Européenne de Richard Coudenhoven-Kalergi,

l’Union Européenne des Fédéralistes menée par l’italien Altiero Spinelli et les Français Henri

82 On retrouvera une transcription audio du discours sur le site du Centre virtuel de la connaissance sur l’Europe (CVCE) disponible via : https://www.cvce.eu/obj/discours_de_winston_churchill_zurich_19_septembre_1946-fr-5da812de-3a20-4e2a-9cc1-7e0f90c8f97b.html.

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Frenay et Alexandre Marc, ou encore, forgé dans la résistance antifasciste non-communiste

83

,

le United Europe Movement (Mouvement européen international) de l’Anglais Duncan Sandys,

gendre de Churchill. Ces courants paneuropéens se partagent entre unionistes, qui militent pour

une coopération entre États européens souverains, et fédéralistes, qui prônent la constitution

d’une fédération qui pourrait être les « États-Unis d’Europe ». L’idée européenne n’est pas une

idée neuve : quand les courants chrétiens démocrates voient les prémices de l’Europe unie dans

la chrétienté, d’autres s’inspirent des projets de Saint-Simon pour « un grand corps politique

européen »

84

, ou encore des républicains du 18

ième

comme Victor Hugo

85

. Au 20

ième

siècle dans

l’entre-deux-guerres s’opposaient encore deux visions européennes, celle du projet fasciste sur

le continent, balayée par la défaite de l’Axe mais qui avait abreuvé idéologiquement les droites,

et celle d’Aristide Briand, son défenseur malheureux à la SDN en 1929, qui retrouve un écho

particulièrement fort après l’armistice dans ces mouvances pro-européennes. Les mouvements

de résistances non-communistes vont contribuer à incuber l’européanisme.

Cette effervescence se cristallise lors du congrès de La Haye en 1948, initié par les

mouvements en question choisissant Churchill comme président d’honneur. Le congrès

« reconnaît qu’il est du devoir urgent des nations d’Europe de créer une union économique et

politique pour assurer la sécurité et le progrès social » et déclare « que l’heure est venue pour

les nations d’Europe de transférer certains de leurs droits souverains pour les exercer

désormais en commun »

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. Le Mouvement européen international est fondé. Il regroupe toutes

les mouvances pro-européennes et vise à appuyer politiquement la dynamique qui constituera

le Conseil de l’Europe, acté au congrès, où participent des hommes politiques des États

européens, des syndicalistes des tendances chrétiennes, des intellectuels et des représentants

patronaux, de quasiment toutes les tendances politiques, à l’exception des communistes et des

syndicats ouvriers qui le boycottent. On retrouve sous la plume de Jean-Marie Domenach un

exemple de la critique communiste qui voit dans La Haye l’avatar de l’anticommunisme en

Europe sous couvert d’humanisme : « ils ont tous en commun, disent-ils, le même amour de

l’Europe. En réalité ils ont tous en commun d’abord la haine du communisme, qui est haine

intellectuelle du marxisme chez les uns, et simple haine de classe chez les autres » (Domenach,

1948 : 653).

Au congrès,les États-Unis ne sont officiellement qu’observateurs ; en fait l’empreinte de

Washington est bien présente, mais en arrière-plan : l’American Committee on United Europe

83 Le groupe sera à l’initiative d’une déclaration élaborée en 1944 par des résistants de 9 pays européens et publiée en juillet 1944 à Genève promouvant le fédéralisme européen comme projet d’après-guerre.

84 Sur la vision européenne de Saint-Simon, voir Mattelart, 2009.

85 Sur la vision européenne hugolienne, voir Agulhon, 2004.

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(ACUE, Comité américain pour une Europe unie) a été créé cette année-là pour financer la

dynamique européenne, correspondante à leurs intérêts géopolitiques : « communauté

atlantique et intégration européenne n’étaient, en fait, aux yeux des États-Unis, que les

indissociables piliers d’une même politique : sauver, au moindre coût, l’Europe du péril

communiste, et maintenir son potentiel sans égal au service du monde libre » (Melandri, 1975 :

42).

La dynamique politique, enclenchée en 1946 et continuée en 1948, accompagne en effet

la mise en place et le succès de la constitution de l’OECE fondée en 1948 elle aussi sur le volet

économique de la distribution des importants subsides du plan Marshall en place depuis 1947.

L’importance de l’OECE pour les prémices de la construction européenne tient dans

cette forme de coordination interétatique et dans l’esprit économique qui sous-tend l’aide

massive américaine : réunir les États plutôt que de favoriser des relations bilatérales, affirmer

l’approche libérale dans le commerce et les échanges, multilatéraliser les paiements via l’Union

européenne des paiements (UEP) et faire rentrer les bénéficiaires dans le cadre des accords

internationaux de Bretton Woods de 1944, établissant notamment le dollar américain comme

étalon monétaire international avec l’or (Du Bois, 2005).

Comment ont été utilisées les aides ? « Le programme de relèvement européen se

répartit à la fois en subsides et en prêts pour un montant global d'environ 13 milliards de

dollars distribués entre avril 1948 et juin 1951. Au-delà des investissements de modernisation,

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l'aide américaine est avant tout utilisée pour acheter les marchandises indispensables aux

économies européennes : produits alimentaires et agricoles, matières premières, outillages et

équipements industriels. Les États-Unis affectent également des dollars au développement de

la production de matériaux stratégiques dans les colonies européennes où les Américains

veulent barrer la route au communisme » (CVCE)

87

.

Sur le plan sociologique, il faut souligner que le plan Marshall et les années de

reconstruction coordonnées par l’OECE marquent aussi l'entrée progressive des populations de

l’Ouest européen dans la société de consommation moderne, avec ses nouveaux usages et ses

nouveaux symboles, comme ont pu l’être le Coca-Cola ou encore le cinéma hollywoodien.

Marchandises et usages ne sont pas exempts d’implications idéologiques

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.

87 CVCE, texte en ligne par Étienne Deschamps, entrée « Le plan Marshall et la création de l’OECE ».

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