Chapitre 1.2 : La construction européenne
1.2.4 La Communauté économique européenne et les premiers élargissements
La mort de Staline en 1953 et la crise de transition qui s’ouvre alors en URSS peut laisser
penser à une période de répit pour le camp occidental. Dans les années suivantes, Nikita
Khrouchtchev s’impose à la tête du vaste camp soviétique après une période de direction
collégiale. En 1956, au 20
ièmecongrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), il
impose un changement de cap interne et externe. En interne, il met en place la « déstalinisation »
(Werth, 2013). En externe, il formule la nouvelle doctrine soviétique de la « coexistence
pacifique » concernant les relations internationales : les deux blocs sont conscients des risques
d’un conflit nucléaire où il n’y aurait ni vainqueur ni vaincu du fait des représailles massives
de part et d’autre (Milza, 1996). Le dialogue entre les deux puissances reprend timidement,
notamment via l’ONU. Une phase de détente commence entre les blocs bien que l’affrontement
persiste en parallèle, politiquement et symboliquement
93, mais également militairement au gré
des soutiens directs ou indirects dans les guerres anticoloniales et les révolutions ou
contre-révolutions sud-américaines.
Sur le continent européen, la stricte partition demeure. Malgré la détente, les frontières
Est-Ouest resteront hermétiques, bravées cependant par des milliers de personnes tentant de
rejoindre l’Ouest, notamment via l’enclave de Berlin-Ouest
94. En 1961, la RDA va construire
le mur de Berlin, ceinturant les zones Ouest et parachevant le dispositif du rideau de fer.
L’évènement marque un regain de tension sur le continent. Il souligne la persistance de la guerre
froide et devient un symbole puissant de l’affrontement des blocs.
Le mur est bâti alors que l’Ouest européen s’est renforcé : la CECA a contribué à la
reprise en puissance de l’industrie, et bien que le projet de Communauté européenne de défense
(CED) avorte devant le refus français d’entamer sa souveraineté militaire
95, c’est dans cette
dynamique que sont signés les accords de Paris de 1955, six ans avant la construction du mur
de Berlin : la RFA parachève ainsi sa reprise de souveraineté politique, sa remilitarisation, et
est intégrée à l’OTAN.
93 On pense à la course spatiale, mais aussi à la concurrence par les grandes expositions (soviétique à New York et américaine à Moscou en juin et juillet 1959) : la lutte des blocs continue de se manifester très clairement sur les aspects de l’influence et du soft-power.
94 Selon Jean-Paul Cahn et Ulrich Pfeil (2009), on peut estimer à près de 5 millions le nombre d’Allemands originaires des territoires de RDA étant passés « à l’Ouest » avant la construction du mur, quand les mouvements inverses (pour des raisons familiales ou idéologiques) ne concernent que 400.000 personnes.
95 Le projet de CED sera rejeté par l'Assemblée nationale française le 30 août 1954 par 319 voix contre 264. Alors que la France est confrontée à la guerre d’Algérie et aux soubresauts coloniaux, la question militaire est vue comme une stricte prérogative en termes de souveraineté nationale. Voir Gerbet, 2007.
95
La réussite globale de cette première phase supranationale européenne inaugurée par la
CECA crée un élan dans un contexte favorable. Une nouvelle phase de la construction
européenne s’ouvre en 1957 avec la mise en place de la Communauté économique européenne
et de la Communauté européenne de l’énergie atomique (CEEA ou Euratom). L’idée
d’approfondir l’intégration économique des 6 États au-delà du charbon et de l’acier et de se
coordonner sur la question primordiale du nucléaire a notamment été portée par le rapport Spaak
au sein des institutions de la CECA dès 1956
96. Le rapport donna corps à la Conférence
intergouvernementale pour le Marché commun et Euratom, qui aboutit à la signature du traité
de Rome en 1957. Cette nouvelle étape se manifeste dans différents domaines :
- Reformulation institutionnelle : La mise en place de la CEE permet une reformulation
institutionnelle avec un système institutionnel inspiré de la CECA mais n’en étant pas
une copie conforme : « Les négociateurs du traité de Rome ont établi un subtil équilibre
entre les quatre éléments du système institutionnel. Dans la CEE, c’est le Conseil,
comprenant un représentant de chaque gouvernement, qui légifère. Il doit prendre les
décisions, dans un premier temps à l’unanimité, mais par la suite, dans des domaines
de plus en plus nombreux, à la majorité qualifiée. Il adopte les actes communautaires
(directives, règlements…) sur la base de propositions de la Commission. Cette deuxième
institution, qui incarne l’intérêt général, est collégiale et indépendante des États. Dotée
du monopole de l’initiative et gardienne des traités, elle ne manque pas de poids mais
elle est responsable devant l’Assemblée parlementaire européenne (dont les membres
sont désignés au départ par les parlements nationaux) qui peut l’obliger à démissionner
en votant une motion de censure. À côté de ce triangle décisionnel, une quatrième
institution, la Cour de justice des Communautés européennes, est chargée de dire le
droit dans l’application et l’interprétation des traités. Cette organisation des pouvoirs
laisse la porte ouverte à un renforcement du caractère supranational du système, si le
Conseil adopte – à la majorité – des décisions de plus en plus nombreuses qui
s’imposent à la minorité, si la Commission exerce bien son rôle de proposition en vue
d’une intégration plus poussée, si l’Assemblée parlementaire (dont le traité prévoit
l’élection ultérieure au suffrage universel direct) s’affirme comme le représentant
légitime des peuples et obtient davantage de compétences, si la Cour de justice parvient
à établir la primauté du droit communautaire sur le droit national (qui n’est pas en soi
un gage de fédéralisme mais tend à renforcer les instances européennes). Le traité de
Rome, perçu comme moins supranational que le traité CECA, porte donc en lui un
96
potentiel d’évolution vers une certaine fédéralisation du système communautaire »
(Bitsh, 2008 : 128). Alors que dans les premières années suivant le traité de Rome
coexistent les institutions de la CECA, de la CEE et de la CEEA, untraité de fusion est
signé en 1965 et appliqué en 1967 : à partir de cette date, les différentes communautés
européennes sont rassemblées en un seul organigramme.
- Constitution du marché commun : dans la lancée des politiques concernant le charbon
et l’acier, l’objectif européen est la promotion et la constitution dans le cadre de la CEE
d’un vaste marché commun au sein des États membres, d’inspiration libérale (Denord,
Schwartz, 2009). « Remplacer les marchés nationaux des États membres par un marché
européen, où biens, services, hommes et capitaux circuleraient librement » (Pons, 2007 :
176) deviendra le leitmotiv de la CEE, qui s’attèlera à la tâche de façon progressive,
notamment en impulsant de grandes politiques.
- La mise en place des premières grandes politiques européennes : pour réaliser le
programme ambitieux du marché commun, la CEE va mettre en place un certain nombre
de grandes politiques de coordination et d’unification dans des domaines-clefs. On
soulignera par exemple la mise en place progressive d’une Union douanière effective
97,
établie en 1958 et entrée en vigueur en 1968, des efforts d’intégration dans le domaine
des transports
98, et enfin de la mise en place d’une politique agricole commune (PAC)
prévue dans le traité de Rome, et mise en place en 1962
99.
- Accords d’associations et élargissements potentiels. L’article 237 du traité de Rome
ouvre la question de l’élargissement
100aux États tiers « européens » sans définir
précisément le terme, géographiquement ou politiquement. L’article 238 du traité
prévoit la possibilité pour la CEE de mettre en place des accords d’association, ce qui
sera notamment le cas au niveau commercial avec le voisinage occidental.
Ces développements parallèles approfondissent de façon conséquente l’intégration des
économies des États membres tout au long de la seconde moitié du 20
ièmesiècle. Les succès de
97 Sur les Les frontières douanières de la Communauté Economique Européenne, voir Daillier, 1968.
98 Les concertations aboutiront à la formalisation plus tardive du Réseau transeuropéen de transport (RTE-T) dès 1980, visant à développer et à mettre en réseau les axes multimodaux de circulations sur tout le territoire communautaire.
99 Voir notamment la synthèse de Verherbrunggen, 1993.
100 « Article 237 : Tout État européen peut demander à devenir membre de la Communauté. II adresse sa demande au Conseil, lequel, après avoir pris l'avis de la Commission, se prononce à l'unanimité. Les conditions de l'admission et les adaptations du présent traité que celle-ci entraîne font l'objet d'un accord entre les États membres et l'État demandeur. Cet accord est soumis à la ratification par tous les États contractants, en conformité de leurs règles constitutionnelles respectives. », Traité de Rome, 25 mars 1957.
97
la dynamique de construction supranationale européenne vont cependant rencontrer des
résistances souverainistes. C’est notamment le cas quand, accédant au pouvoir en France en
1958 dans le contexte troublé de la guerre d’Algérie
101, le président Charles de Gaulle, appuyé
par une forte majorité parlementaire, réoriente la diplomatie française sur les questions
européennes : de Gaulle respectera les accords ultérieurs à son arrivée au pouvoir, mais mettra
en œuvre une politique souverainiste opposée aux contraintes supranationales que sont la CEE
et l’OTAN, dont la France quittera le commandement intégré en 1966. Au niveau européen, il
fera barrage à l’intégration britannique en 1961, bloquant de fait le premier élargissement
potentiel
102, un veto qui sera reconduit en 1967. Il mènera la « politique de la chaise vide » en
boycottant et donc bloquant de fait les institutions européennes entre 1965 et 1966 pour barrer
la route à des mesures entamant la souveraineté française
103. Si le clivage « souverainiste versus
pro-européens » a toujours existé, il prend cependant corps de façon éminemment plus ferme
avec l’expérience gaulliste française qui crée un précédent historique et va alimenter plus tard
les visions confédéralistes, « l’Europe des nations », face aux projets fédéralistes.
En symétrique, c’est dans la même période que plus minoritairement se construit contre
l’idée de l’ « Europe des nations » celle d’ « Europe des régions ». En 1968, le militant
indépendantiste breton Yann Fouéré publie L’Europe aux cent drapeaux (Fouéré, 1968),
plaidoyer pour une Europe des ethnies face aux États. L’Alliance Libre Européenne, regroupant
les partis régionalistes des États européens est fondée en 1981 à Bastia, et formulera sa stratégie
politique reposant sur la construction européenne.
Si traditionnellement ce sont les mouvements communistes qui sont ancrés dans
l’opposition antieuropéenne, les partis communistes d’Europe de l’Ouest entament
progressivement leur mue « eurocommuniste » dans les années 70, après le choc du printemps
de Prague
104de 1968 et dans le contexte des Années de plomb
105. Les partis communistes
français, espagnol et italien marquent leur désalignement progressif de l’URSS (Martinelli,
2010) et formulent à l’endroit des formations sociales-démocrates une « nouvelle utopie »
euro-compatible qui prendra peu à peu trait à travers la revendication d’une « Europe sociale »
101 Voir Stora, 2004.
102 Voir pages suivantes sur la question des élargissements.
103 De Gaulle s’oppose ainsi à la renégociation de la politique agricole commune en défaveur de l’agriculture française, mais aussi aux vues fédéralistes amenant à vouloir renforcer le rôle du parlement européen, et surtout s’élève contre le principe du « vote majoritaire » en conseil européen : la politique de la chaise vide vise à protéger le principe de l’unanimité, permettant de fait un veto français quand les mesures avancées sont jugées contraires aux intérêts nationaux.
104 Pour une remise en contexte dans l’année 1968, voir Morder, 2008.
105 Le terme est utilisé pour décrire la période entre les années 60 et 80, marquée par une forte violence politique, notamment en Europe de l’Ouest et en particulier en Italie et en France, notamment du fait de l’usage de techniques terroristes par des groupes d’extrême-gauche et d’extrême-droite. Voir notamment pour une contextualisation italienne Cavazzini, 2014.
98
(Halimi, 2013). Ce tournant coïncide avec la perte de puissance décisive des formations
communistes en Europe de l’Ouest.
Malgré les veto français de 1961 et 1967, l’époque de la CEE va inaugurer la pratique
des élargissements européens à l’Ouest d’un continent encore divisé :
- En 1973, le Royaume-Uni, l’Irlande et le Danemark intègrent la CEE. La Norvège était
également candidate à cette intégration en paquet, mais le référendum interne faisant
suite à la ratification a été gagné par le camp du non, déboutant la candidature
106. Le
Royaume-Uni est motivé par les aspects économiques d’une intégration, bien que
réticent à l’intégration approfondie, comptant conserver sa singularité insulaire et ses
liens avec le Commonwealth. L’entrée du Royaume-Uni dans la CEE constitue un
changement de paradigme dans le sens où la nouvelle puissance modifie les rapports
d’équilibres internes des institutions européennes qui reposaient essentiellement sur les
rapports franco-allemands, de même que la nature du projet : « Cette entrée crée les
conditions pour que puisse se fissurer le consensus général implicite ou le non-dit mal
assumé qui prévalait jusque-là entre les Six quant au caractère inéluctable de
l’unification politique du continent » (Chaouad, 2013).
- En 1981, la CEE intègre l’État Grec. La monarchie grecque membre de l’OTAN depuis
1952 souhaite intégrer la CEE. Il s’agit pour le pays ceinturé par les frontières du rideau
de fer d’affirmer sa place dans le bloc occidental
107. Associé à la CEE en 1962, le
processus est cependant stoppé par la Dictature des colonels
108. Après la normalisation
de 1974, la Grèce jouit du soutien français et allemand à l’adhésion, malgré les tensions
gréco-turques : l’adhésion officialisée en 1981 tient essentiellement à la volonté
politique d’arrimer le pays à l’Ouest (Roger, 2012 ; Fernandez Soriano, 2016).
- 1986, la CEE intègre les États espagnol et portugais. Depuis les années 30, des régimes
fascistes et autoritaires dirigent le Portugal et l’Espagne d’une main de fer. Le régime
de Salazar au Portugal, comme celui de Franco dans l’État espagnol, se sont maintenus
coûte que coûte, jouissant d’une certaine complaisance du bloc occidental dans
l’après-guerre et au bénéfice de la l’après-guerre froide. La révolution des Œillets de 1974 permet la
normalisation politique au Portugal. Le cas est plus épineux pour l’État voisin. Franco
meurt en 1975. C’est cet évènement qui amorce une transition, incomplète et encore
polémique. Associée à la CEE, l’acceptation de l’adhésion des deux États souligne en
106 Le 25 septembre 1972, le camp du « non » l’emporte avec 53.5% des suffrages exprimés.
107 Voir chapitres 2.2.1 et 2.2.2 pages 207 et 219.
108 Une junte militaire prend le contrôle du pays face aux volontés réformatrices et civiques du gouvernement de Geórgios Papandréou nouvellement élu. Voir sous-partie 2.2.2, page 219