Chapitre 1.3: L’Union européenne par le prisme des frontières
1.3.2 Frontières sociales et symboliques : un espace d’altérité
L’existence d’une « Europe » hors de l’UE et de dynamiques culturelles et identitaires
hors d’une citoyenneté européenne ne postule pas leur homogénéité. Les élargissements
successifs ont amené l’UE à la taille d’un territoire vaste aux biotopes et paysages variés, des
côtes baltiques aux déserts d’Almeria, du « plat pays » belge et néerlandais aux Alpes, peuplé
de plus de 512 millions d’hommes et de femmes. Ils sont citoyens ou non dans ses 28 territoires,
parlent des langues variées s’écrivant dans des alphabets multiples, pratiquent ou non des
religions diverses, sont urbains ou ruraux. Leurs trajectoires sociales et opinions politiques sont
extrêmement diverses, qui plus est dans un moment historique où la mobilité sociale n’a jamais
été aussi forte (Ravalet et al., 2015). On conçoit qu’usages comme imaginaires et
représentations sociales soient de ce fait pluriels, bien que l’Histoire ait construit des cultures
et identités dominantes, à travers notamment les États et les nations, mais aussi des rapports au
monde communs, au rythme de la vie quotidienne, des échanges et du travail.
De même que l’octroi d’une citoyenneté européenne commune ne procède pas à la
formulation immédiate d’une identité européenne commune, le processus d’intégration
européen au fil des élargissements ne produit pas nécessairement une compréhension mutuelle
des populations. Frontières mentales et symboliques perdurent dans un espace ayant connu au
fil des décennies un développement inégal produisant des relations de centres et de périphéries
entre espaces
146. Ces frontières se révèlent par l’existence de stéréotypes régionaux ou
nationaux (Patok, 2014).
Klaus Bochmann donne l’exemple de stéréotypes concernant les langues, ou «
glotto-stéréotypes », et montre comment des jugements de valeurs positifs ou négatifs associés à la
pratique linguistique produisent pour les locuteurs des hiérarchies langagières (Bochmann,
146« À l'échelle régionale,le centre européen, vaste dorsale métropolitaine étendue du bassin de Londres à la plaine du Pô, englobe des villes comme Hambourg, Bruxelles, Luxembourg, Brême, Essen, Milan, Turin, Vienne, Copenhague. Des centres plus isolés, autour de pôles métropolitains, peuvent être identifiés : Paris et la région Ile de France, la région madrilène par exemple. Ces aires métropolitaines concentrent activités, richesses, populations, capacités de recherche. À l'inverse,les périphériesrecouvrent à la fois l’idée d’éloignement des lieux de commandement en distance kilométrique (susceptible d'être réduite en distance temps : train grande vitesse, voie aérienne) et l’idée de moindre degré de développement en termes d'activités, de richesses etc. Dans ce sens, sont périphériques : les périphéries méditerranéennes et atlantiques des Finistère, les périphéries insulaires, les périphéries de régions déprimées des pays des derniers élargissements, les régions ultrapériphériques (RUP) de l'UE (les quatre Départements et Régions d'Outre-Mer, DROM français, la Communauté autonome espagnole des Iles Canaries et les Régions autonomes portugaises des Açores et de Madère), les Länder d'Allemagne de l'Est, les périphéries nordiques », Géoconfluences, ENS/DGESCO Lyon, Décembre 2010, disponible en ligne : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/centres-et-peripheries-en-europe-de-leurope.
117
2001). Au sein du territoire allemand le saxon est déprécié comme dialecte et l’accent bavarois
sujet de plaisanteries, quand c’est la prononciation du Nord qui fait norme. Au sein d’un espace
européen multilinguistique, les « langues » et les usages langagiers des autres peuvent être
perçus comme « patois » ou « baragouins » autant que comme « langue lettrée ». Les
appréciations ou dépréciations sont des effets de pouvoirs et de distinction produits par les
structures sociales bien au-delà des langues en elles-mêmes (Bourdieu, 1982 ; Bourdieu, 2001).
À l’heure de la mondialisation, l’espace anglophone et les locuteurs anglophones jouissent d’un
surcroît de valeur linguistique et culturel, et la maîtrise du globish s’impose comme un impératif
professionnel et un marqueur de réussite sociale (Nerrière, 2006). À l’inverse, certaines langues
européennes, reconnues pourtant officiellement par l’UE, restent inconnues, inaudibles et
comme telles souvent dépréciées hors de leur propre espace linguistique, classées comme
langues de second rang, en fait de « seconde zone ».
Au-delà des langues, certaines réalités historiques jouent un rôle fondamental dans la
persistance contemporaine de frontières symboliques. Le rideau de fer a coupé presque
hermétiquement le territoire européen plusieurs décennies durant et a été détruit. Il a servi de
support physique à la partition géopolitique et symbolique du continent en blocs antagonistes.
Les espaces à l’Ouest comme à l’Est ont connu des développements différenciés et inégaux, et
un déséquilibre perdure d’un point de vue économique (Dunford, 2007), social (Magnin et al.,
2013) ou encore démographique (Rychtarikova, 2016). Nous pouvons questionner la
persistance ou non de frontières sociales et symboliques qui reprennent aujourd’hui ce tracé par
d’autres dispositifs que des murs barbelés et des guérites, et qui peuvent être réactivées dans les
espaces publics.
L’usage péjoratif du terme de « plombier polonais » dans l’espace public français, pour
critiquer la directive Bolkestein sur la libéralisation des services, incarne particulièrement
efficacement la persistance de stéréotypes régionaux hérités de cette partition de guerre froide
(Patok, 2017). Il souligne aussi le recul des identités et des organisations de classe au sein des
populations des économies développées (Mischi, 2014), et la faiblesse des courants politiques
qui seraient capables d’imposer des revendications anti-dumping social : l’item du « plombier
polonais » renversé symboliquement aurait pu être l’avatar de la dénonciation des inégalités
sociales et des asymétries sociales à l’échelle européenne comme causes des mobilités et de la
mise en concurrence des salariés, et non un « envahisseur ».
Plus généralement, le terme d’« Europe de l’Est » est encore chargé de connotations
péjoratives. Des termes comme « pays d’Europe centrale et orientale », qui plus est utilisé sous
forme d’acronyme, « PECO », traduisent la volonté de dépasser les stéréotypes régionaux
118
associés et de reformuler une perception moins dépréciative sur l’espace concerné. Le maintien
de l’efficacité symbolique de ces termes s’explique aussi par les trajectoires mémorielles ou
patrimoniales, et l’usage qui en est fait par les populations concernées, comme le souligne
l’émergence d’une « Ostalgie »
147chez une partie des Allemands des Länder de l’ancienne
RDA (Linden, 2010).
D’autres exemples pourraient être développés à partir d’autres catégories, la crise
économique de 2008 a par exemple réactivé d’autres stéréotypes régionaux ou nationaux sur
les « Sud » et les « Nord » européens et leurs populations (Mauger, 2015).
Une éducation moins autocentrée sur les espaces nationaux et plus ouverte sur la
diversité européenne pourrait contribuer à affaiblir les incompréhensions et la production de
tels stéréotypes, de même que l’accroissement des mobilités (Rouet, 2009). « Entre le même et
l’autre », une relation d’altérité, même polémique et conflictuelle mais protégée des
stéréotypes, éviterait les logiques de « murs sociaux » et encouragerait des « altérités
interfaces » comme autant de rencontres et d’échanges
148. Cependant, les stéréotypes trouvant
racine dans les inégalités, les réduire devient un enjeu au-delà de la logique économique.
147 Plus une nostalgie d’une « manière de vivre » évanouie qu’un regret politique de la RDA, l’Ostalgie exprime avant tout une désillusion sociale qu’aucun projet politique ne compense.