Chapitre 1.3: L’Union européenne par le prisme des frontières
1.3.4 L’espace Schengen
L’ « Accord relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes »,
signé à Schengen en 1985 entre la RFA, la France et les pays du Benelux, a ouvert la voie à la
convention de Schengen de 1990 appliquée dès 1995 entre les pays signataires pour réaliser le
principe de la liberté de circulation des personnes déjà évoquée dans la construction européenne
à partir du traité de Rome de 1957.L’enjeu est de taille, puisque la liberté de circulation, déjà
réalisée pour les marchandises, n’est pas encore une réalité pour le capital humain : or c’est
bien pour réaliser le marché unique et donc permettre la mobilité des travailleurs que les États
doivent s’entendre sur la fin, ou au moins la reformulation, du monopole des moyens légitimes
de circulation (Torpey, 1998), une des prérogatives de la souveraineté étatique associé au
territoire et à ses contours frontaliers.
Ce qui sera communément nommé « l’espace Schengen » se met progressivement en
place dans une jeune UE appelée à s’élargir. Le projet évolue dans l’esprit, puisque la notion
de citoyenneté européenne, définie dès Maastricht, devient le critère de définition de la
population concernée par le droit de libre circulation qui devient réalité à partir de 1995 : on ne
parle plus directement de force de travail, mais d’un nouveau droit, dont les ressortissants des
États du « groupe Schengen » peuvent jouir à l’intérieur de l’espace Schengen.
Aux initiateurs du projet s’agglomèrent progressivement d’autres États. Depuis 2013 et
jusqu’à aujourd’hui, le groupe Schengen associe 26 membres : premièrement, vingt-deux des
vingt-huit membres de l’Union européenne y participent de plein droit. La Bulgarie, la
Roumanie, Chypre et la Croatie n’y participent pas encore, et l’Irlande ainsi que la
Grande-Bretagne bénéficient d’un statut particulier et ne participent qu’à une partie des dispositions
Schengen. Deuxièmement, quatre États non membres de l’UE y sont également associés, il
s’agit de la Norvège, de l’Islande, de la Suisse et du Liechtenstein.
Le principe de la liberté de circulation des personnes tel que défini dans l’article 3 du
TUE implique que « tout individu ressortissant de l’UE ou d’un pays tiers, une fois entré sur
le territoire de l’un des pays membres, peut franchir les frontières des autres pays sans subir
de contrôles. Pour se déplacer, il n’a plus besoin de passeport. Les vols aériens entre villes de
l’espace Schengen sont considérés comme des vols intérieurs »
161. La constitution d’un tel
espace de circulation pour les personnes sur une telle superficie est une première historique
124
dans un monde où les flux se sont largement mondialisés et accélérés pour les marchandises et
les devises.
La logique d’effacement des contrôles aux frontières des États membres du groupe
Schengen a produit en symétrique l’instauration d’une frontière extérieure pour cet espace, dont
les États souverains sur le territoire de la frontière sont responsables devant l’ensemble du
groupe Schengen. Le développement du transport aérien et les différents canaux multimodaux
de transports a aussi produit une redéfinition nodale et réticulaire de la réalité frontalière de
Schengen. Chaque année, environ 700 millions de personnes franchissent les frontières
extérieures de cet espace
162. Franchir cette frontière extérieure est strictement encadré par la
possession de documents tels que les passeports, les cartes d'identité et les visas délivrés à
l’échelle Schengen, « preuves » de l'identité, redéfinie au prisme le plus administratif et le plus
biométrique (Bigo, 2006) : l’espace Schengen, en instituant des règles d’obtention et de contrôle
d’autant plus fermes que l’espace de liberté est important, a participé à la reformulation du
monopole des moyens légitimes de circulation sur une modalité bureaucratique et prescriptive
(Torpey, 1998).
Les traités successifs de l’UE ont rationalisé les questions de justice et de police en
établissant l’espace de liberté, de sécurité et de justice (ELSJ)
163et en établissant des organes
européens spécifiques aux questions de douane, de police, de justice et de lutte contre
l’immigration illégale, participant à une mise en réseau multiscalaire et faisant évoluer les
professions traditionnellement constituées au niveau étatique. « Les réseaux policiers,
douaniers et judiciaires des États membres ont trouvé dans les organes européens (Europol,
Eurojust, Frontex) une concrétisation institutionnelle à un niveau central. Mais si la
cristallisation des réseaux s’observe au niveau central, elle est avant tout pratiquée au niveau
territorial, en particulier dans les zones frontalières intérieures de l’Union. C’est à cet égard
que depuis 1995, on assiste à une évolution spectaculaire des réseaux professionnels policiers,
douaniers et judiciaires, soutenue par l’émergence de nouvelles structures de coopération »
(Magueur, 2009 : 114). Si de juris les contrôles doivent se concentrer aux frontières extérieures,
de facto, les logiques professionnelles policières ont tendance à les maintenir de façon aléatoire
162 Tout type de transport confondu (incluant les aéroports). Chiffres officiels : https://europa.eu/european-union/about-eu/agencies/frontex_fr
163« La réalisation de l’ELSJ concerne des domaines variés, et d’une importance majeure pour le fonctionnement de nos sociétés, puisqu’elle vise tout à la fois à assurer la libre circulation des personnes et la protection des droits fondamentaux des citoyens, à régler les questions d’asile et d’immigration, à organiser la coopération judiciaire à l’intérieur de l’Union en matière civile et pénale, la lutte contre la criminalité et le terrorisme, ainsi que la gestion des frontières communes de l’Union européenne » (Larat, 2009 : 9)
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et mobile dans les espaces frontaliers intérieurs, au titre de la lutte contre l’immigration illégale
(Casella Colombeau, 2010).
La lutte contre les franchissements de la frontière extérieure par des personnes sans titres
et le combat contre les réseaux de passeurs clandestins sont devenus une priorité mobilisant des
moyens humains, matériels et technologiques extrêmement importants. Dans un monde où le
développement inégal
164et les guerres
165jettent des millions d’hommes et de femmes sur les
routes, l’UE et ses États membres restent perçus comme un asile économique et politique, à
rejoindre quels que soient les coûts et les moyens, si les procédures légales ne sont pas
empruntables. Or, la « lutte contre l’immigration » et par extension le contrôle ferme de la
frontière extérieure de Schengen se sont tous deux imposés dans les espaces publics en devenant
de forts enjeux politiques et médiatiques.
L’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières
extérieures, autrement nommée Frontex, a été établie en 2005 avec un siège à Varsovie, pour
épauler les services des États concernés. Frontex coordonne des opérations maritimes en
Méditerranée, mais aussi des opérations aux frontières extérieures terrestres, notamment en
Bulgarie, en Roumanie, en Pologne et en Slovaquie. Elle est également présente dans de
nombreux aéroports internationaux sur le territoire européen. « En 2010, l’agence disposait de
26 hélicoptères, 22 avions légers et 113 navires, en plus des 476 autres unités d’équipement de
la lutte contre l’immigration « clandestine » : radars mobiles, véhicules divers, caméras
thermiques, détecteurs de battements de cœur etc. » (Rodier, 2010 : 10). Ses différentes
opérations ont contribué à fermer temporairement certaines routes migratoires illégales, qui se
sont déplacées et redéployées dans un incessant « effet ping-pong » (Rodier, 2010).
Outre Frontex, les États semblent recourir au mercenariat privé
166pour appuyer la lutte
contre ces flux illégaux. Un véritable marché européen de la sécurité frontalière s’est développé
entre sous-traitance humaine, policière mais aussi administrative, et équipements de pointe,
comme les drones et équipements biométriques ; mais aussi en termes de gestion de camps de
rétention et de dispositifs frontaliers (Rodier, 2014). Cette sous-traitance privatisée est
dénoncée par les associations et réseaux de vigilance concernant les droits de l’homme et le
respect des politiques d’asile, qui soulignent la dilution des responsabilités produites en plus
des conséquences humaines de non-respect des droits élémentaires (Rodier, 2012).
164 Nous faisons références aux théories du développement inégale, voir les travaux de Amin et Wallerstein.
165 Voir la sous-partie 1.3.6 « Une géopolitique instable aux portes de l’UE », page 131