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Chapitre 1 – Problématique et enjeux conceptuels

1.4 Des théories au choix d’un cadre d’analyse

1.4.1 Le niveau macrosocial

À ce niveau, l'ethnicité concerne les contraintes structurelles de nature sociale, économique et politique qui façonnent les identités ethniques et qui assignent les individus à une position sociale déterminée en fonction de leur appartenance imputée à une catégorie ethnique. Dès lors, l'ethnicité [est] bien une obligation relative à laquelle doivent faire face les individus classés, parfois contre leur gré, dans une catégorie ethnique (Martiniello, 1995, p. 24).

L’État joue un rôle de premier plan dans la construction et l'institutionnalisation de l'ethnicité, entre autres par sa capacité à définir des catégories visées par ses actions d’allocation de ressources et par les lois et règlements qu’il adopte. Mais plus encore, il

est celui qui crée et maintient en place les institutions de la majorité. Approcher la question de l’ethnicité sous l’angle macrosocial, c’est inscrire cette analyse dans celle des rapports de pouvoir entre majorités et minorités, entre institutions et représentants de l’État, d’une part et groupes ethniques, d’autre part.

Au Canada, et au Québec, tenir compte du niveau macrosocial dans les analyses, c’est : 1) identifier les lois et les politiques les plus influentes pour les immigrants et les groupes ethniques (Loi sur l’immigration, sur les minorités visibles, politiques linguistiques); 2) repérer les événements historiques qui ont marqué l’histoire des relations entre majorités et minorités ; 3) éventuellement, en référence aux communautés choisies dans l’analyse, tenir compte des contraintes économiques et sociales qu’elles subissent.

Selon Juteau (1999), les statuts concrets qui désignent les différentes catégories de population au Canada reposent sur un modèle spécifique de séquence (colonisation, immigration) :

Les peuples colonisateurs (les deuxième et troisième phases de peuplement) se sont appelés, eux, peuples fondateurs (on voit ici le statut réservé aux Autochtones). Il s'agit des Canadiens français et des Canadiens anglais. Tous ceux dont les ancêtres ne sont ni autochtones, ni canadiens-français, ni canadiens-anglais sont considérés comme étant des descendants d'immigrants, ces derniers s'étant établis au Canada surtout pendant la quatrième phase de peuplement (p. 62-63).

Le gouvernement fédéral et les provinces ont détenu, dès la fondation du Canada, une compétence conjointe en matière d’immigration, en vertu de l'article 95 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique. Le gouvernement canadien a toujours soutenu une politique d’immigration visant à la fois le peuplement de son territoire et son développement économique. Au fil des décennies, de nombreuses catégories d’interdits ont été inscrites dans cette politique pour l’orienter vers « l'édification d'une nation unie ayant des coutumes et des aspirations communes », entre autres en restreignant l’immigration des « personnes appartenant à des ethnies qui s'assimilent

difficilement » (Juteau, 1999, p. 67). Selon Juteau, le statut minoritaire des Canadiens- français au Canada explique qu’ils se soient traditionnellement opposés à la venue d’immigrants dont la langue, les institutions ou la culture étaient différentes de la leur. En réalité, en l’absence de structures institutionnelles pour l’accueil des immigrants, ces derniers ont dû compter sur leurs propres communautés pour accueillir les nouveaux arrivants et les aider à surmonter les problèmes de leur intégration à la société d’accueil. Cette inertie serait, selon Juteau, une des principales raisons de l’émergence des communautés ethniques au Canada autour de leurs écoles, églises, journaux et associations.

Au fil des ans, les politiques d’immigration ont connu des changements majeurs. Dans les années 1960, les restrictions fondées sur l’origine nationale et la race ont été abolies. En 1978, la nouvelle Loi canadienne définissait trois catégories principales d’immigration : regroupement familial, réfugiés, immigrants économiques7. Au fil des ans, le nombre d’immigrants admis pour des raisons économiques a été en augmentation croissante – en 2006, ils comptaient pour 65 % du total des immigrants admis au Québec – alors que l’immigration pour des motifs d’ordre familial ou humanitaire est proportionnellement moins importante qu’auparavant (Boudarbat et Boulet, 2010).

À partir du début des années 1970, le Québec peut intervenir dans le processus en donnant son avis sur les candidats à l’immigration – il avait créé son propre ministère de l’Immigration dès 1968. Cet avis ne deviendra déterminant qu’après la signature de l’Entente Couture-Cullen, en 1978. Le multiculturalisme – donc le « pluralisme ethnique » – devient l’orientation officielle de la politique d’immigration au Canada dès 1971. La Loi sur le multiculturalisme canadien est adoptée en 1988 et un ministère du Multiculturalisme et de la Citoyenneté est créé, dans sa foulée, en 1991. Cette même année, l’entente Canada-Québec (Gagnon-Tremblay/Mc Dougall) vient remplacer la

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Cette dernière catégorie inclut : les travailleurs qualifiés et leur famille, les gens d’affaires, les candidats des autres provinces et les aides familiaux.

précédente et délègue complètement au Québec la capacité d’établir ses propres besoins en matière d’immigration et de sélectionner les immigrants économiques à l’étranger et sur place. Au milieu des années 1990, les critères de sélection liés aux professions en demande sur le marché du travail seront abandonnés au profit du critère linguistique (le français pour le Québec) et de celui du niveau de scolarité.8

La politique du multiculturalisme incitera la création de « programmes d’intégration sociale, d’harmonisation des « relations raciales », de protection des langues ancestrales, de participation des minorités à la vie politique et d’égalité économique » (Labelle, 1994, p. 29). C’est dans ce contexte qu’émerge la désignation officielle de « minorités visibles ». À partir des années 1980, cette désignation sera progressivement utilisée dans le cadre de politiques et dans des activités publiques pour favoriser l’élimination du racisme et de la discrimination sur la base de l’appartenance ethnique, entre autres, dans l’accès à l’emploi (Labelle, 1994).

Au Québec, l’enjeu linguistique sera le plus déterminant dans la définition des orientations en matière d’immigration, dès le début des années 1980. Cet enjeu émerge d’un long processus de redéfinition des rapports entre majorités et minorités, en lien avec la naissance de la nation québécoise (Juteau, 1999). En effet, c’est bien la langue qui distinguait a priori le mieux les communautés canadienne-française et canadienne- anglaise. Quand l’État québécois en vient à remplacer l’Église catholique comme appareil de contrôle de la communauté canadienne-française, l’idée de nation, alors essentialiste et passéiste, se transforme en idéologie de revendication de la maîtrise de sa destinée, basée sur l’entrée dans la modernité. Selon Juteau, l’État québécois, contrairement à l’Église catholique, peut aussi orienter cette idéologie nationaliste sur une base territoriale limitée à la province de Québec ; cela a pour conséquence d’en

8 Les critères canadiens et québécois sont assez semblables : niveau de scolarité, connaissances

linguistiques, expérience de travail, âge, emploi réservé au Canada, adaptabilité. Le Québec accorde plus de points en référence aux caractéristiques du conjoint et au nombre d’enfants. Dans les deux

exclure les Canadiens-français des autres provinces canadiennes. La nation québécoise, majoritaire sur son territoire, émerge ainsi. Comme le souligne Juteau :

La croyance subjective en une origine commune et en l'appartenance à la même communauté est fondée ici sur un passé historique de migration et de colonisation. Cette histoire commune confère au processus de communalisation une forme ethnico- nationale: « Nous, les Québécois ». (1999, p. 154)

L’arrivée d’un parti indépendantiste au pouvoir en 1976, le Parti québécois, la tenue des deux référendums sur la souveraineté, l’adoption de la Charte de la langue française en 1977 définissant les droits linguistiques des citoyens québécois et faisant du français la langue officielle du Québec, sont parmi les événements les plus marquants des dernières décennies dans le processus de redéfinition des rapports entre majorité et minorités au Québec.

Comme le fait valoir Labelle (1994), l’écart grandissant entre les politiques d’immigration et linguistiques de l’État canadien et québécois crée de la confusion pour les minorités ethniques, tenues de se définir en référence à la question nationale au Québec. Leur identification à la culture et à la société québécoise est marquée par l’ambivalence qui, en retour, rend plus complexe leur processus d’intégration sociale et politique.