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Chapitre 1 – Problématique et enjeux conceptuels

1.4 Des théories au choix d’un cadre d’analyse

1.4.2 Le niveau méso-social

L'ethnicité au niveau méso-social correspond principalement à l'action collective et à la mobilisation ethnique. Les thèses du pluralisme culturel et de la mobilisation politique sont celles qui ont le mieux permis de les analyser. Pour qu’existent des communautés ethniques dans un pays donné, on suppose qu’il y a d’abord eu un processus migratoire. Sous l’influence des événements politiques internationaux et des politiques d’immigration définies par le pays d’accueil, ce dernier verra s’installer une succession de vagues de migrants. Ils proviennent de diverses régions du monde et s’inscrivent dans différentes catégories – réfugiés, entrepreneurs, membres d’une famille déjà installée – conditions qui vont être déterminantes dans leur processus d’intégration

dans leur pays d’adoption. La taille des populations qui proviennent d’un même pays influence leur capacité à former une communauté spécifique dans le pays d’accueil. De l’ancienneté des vagues migratoires dépendra la force de l’ancrage de la communauté, sa capacité de mobilisation politique et la possibilité de la succession de plusieurs générations partageant les mêmes ancêtres. C’est ici que se poseront, par exemple, les questions de l’assimilation ou de la transmission culturelle, voire de la redécouverte des racines par la troisième ou la quatrième génération, ainsi que celle de la dispersion progressive des communautés dans l’espace territorial du pays d’accueil.

Mis à part la possibilité que les migrants puissent partager l’expérience ou la mémoire d’une origine étrangère, la question de la nature de ce qui définit la communauté elle- même n’est toujours pas posée. C’est la plus difficile pour les tenants des thèses constructivistes qui nient l’existence d’une essence commune, comme les primordialistes le prétendaient. Plusieurs chercheurs (Labelle, 1994; Poutignat et Streiff- Fenart, 2008; Vibert, 2004) sont conscients des dérives possibles de thèses qui soutiennent que les communautés sont en construction permanente, ce qui empêche d’identifier des caractéristiques le moindrement stabilisées, du moins pour une certaine période donnée. Quels sont, tout de même, les principaux critères, attribut et traits auxquels les chercheurs font référence ? Proche de ce qu’en disait Weber, Martiniello (1995) retient d’abord que :

[…] la culture, ou plutôt la croyance dans la spécificité culturelle, fournit le contenu et le sens de l'ethnicité. Elle fournit une idéologie, une histoire, un univers symbolique et un système de sens particuliers au groupe. La culture répond à la question du « que sommes-nous ? ». Dans cette approche, la culture est une question de production de sens. Elle dicte le contenu approprié ou inapproprié d'une ethnicité particulière et désigne la langue, la religion, le système de croyances, la musique, l'habillement, le style de vie qui seront associés à une ethnicité authentique. La culture n'est pas qu'un héritage de l'histoire […] Nous construisons notre culture en choisissant des éléments sur des étagères du présent et du passé. (p. 83)

Poutignat et Streiff-Fenart (2008) repéreront plusieurs de ces éléments (i.e. des « marqueurs ») dans différentes études : l’importance du nom partagé (celui du groupe ou les patronymes associés à une origine étrangère), des traits comportementaux, une certaine contiguïté territoriale, l’occupation d’une « niche » dans un secteur économique, une pratique religieuse, la mémoire commune d’un passé prestigieux ou, au contraire, d’une domination ou d’une souffrance partagées. Ces auteurs rappellent que le fait d’être collectivement nommés dans le cadre de catégories administratives, tel que le recensement, peut non seulement les amener à faire l’objet de traitements spécifiques, mais aussi susciter la production d’une solidarité réelle entre les gens ainsi désignés9.

Comme le note Martiniello (1995), religion et ethnicité ne coïncident pas toujours; la communauté des croyants est souvent plus large que la communauté ethnique. À l’inverse, dans une même communauté ethnique, on peut observer un processus de fragmentation interne lié à des pratiques religieuses différentes. Le processus migratoire peut être à la source d’un renforcement des pratiques religieuses, en tant que réponse identitaire à un sentiment d’exclusion sociale.

De son côté, le partage d’une mémoire commune rappelle que l’identification à une communauté ethnique ne suppose pas toujours que ses membres se connaissent et réalisent des activités ensemble10. Le groupe peut exister en tant que représentant d’une « communauté imaginée », pour reprendre l’expression d’Anderson (1983), et prendre appui sur elle pour revendiquer une reconnaissance spécifique à l’intérieur des frontières de l’État dans lequel ses membres vivent, sans que cela ne traduise jamais une quête de souveraineté politique de type « national ». Cette revendication de reconnaissance peut même s’exercer à une échelle qui dépasse les frontières d’un État.

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Cette idée est d’ailleurs reprise par Hacking (2008).

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Cette idée est d’ailleurs au fondement de la thèse défendue par Gans selon laquelle certains individus choisissent tout au plus symboliquement d’afficher leur appartenance à un groupe.

Breton (1964), en proposant l’usage de la notion de complétude institutionnelle, comme « dimension de la solidarité, de la loyauté et de la cohésion ethnique » offre d’autres indices pour définir une communauté ethnique : « la vigueur des réseaux primaires et secondaires fondés sur l’appartenance ethnique, sur le taux d’endogamie, le taux de rétention et la langue d’origine, l’existence d’institutions religieuses, culturelles et éducatives, de quartiers distinctifs, d’associations volontaires et de médias fondés autour de particularismes ethnoculturels » (Labelle, 1994, p. 18).

En bref, de nombreux marqueurs peuvent être repérés pour définir une communauté. D’autres questions surgissent alors : comment ces marqueurs se transmettent-ils d’une génération à l’autre ? Pourquoi est-il si important que soient maintenues ces communautés ? Ceci mène à la question de leur fonction et de leur utilité pour les membres qui en revendiquent l’appartenance. Quels sont les processus relationnels qui en modifient les frontières ?

Selon Juteau (1999), la transmission de l’ethnicité est d’abord affaire de socialisation au sein de la famille et c’est la mère qui en est la première responsable. Cette socialisation favorise la transmission de la langue, des traditions et de la mémoire des origines. En 2007, Vatz-Laaroussi présente la synthèse de plusieurs études réalisées auprès de familles québécoises issues de l’immigration en provenance d’Amérique latine et du Maghreb. Ses analyses montrent d’abord que la transmission au sein de ces familles ne se réalise pas en fonction d’un modèle de reproduction et de répétition des valeurs, comportements et expériences vécues durant l’enfance des parents. Les processus observés révèlent une dynamique de métissage, ajustements, négociations, changements et transferts entre des valeurs, pratiques et représentations flexibles, mouvantes et fortement contextualisées. La principale trame de continuité repérée repose sur des principes comme le respect intergénérationnel ou la valeur du travail, sur la transmission de l’histoire familiale ethnique et nationale et sur le maintien concret de réseaux avec le pays d’origine, qui permettent de « léguer des appartenances affectives » et de favoriser le maintien d’un ancrage social. L’immigration en soi a fait

émerger une autre valeur à transmettre, celle de l’autonomie, qui favorise une insertion réussie dans le pays d’accueil.

Au-delà de la famille, la participation aux activités offertes par les associations ou les institutions religieuses est aussi une occasion de transmettre certains héritages ethniques et de renforcer le sentiment d’appartenance au groupe. Est-ce que le maintien de l’identité ethnique ou national d’origine des membres et le désir d’assurer la spécificité culturelle du groupe sont les seules fonctions de ces associations ? Comme on l’a noté dans la présentation des différentes thèses sociales, elles sont souvent la première ligne de l’accueil des nouveaux arrivants et elles jouent un rôle important pour faciliter l’insertion de leurs membres dans la société d’accueil. Dans une perspective plus internationale, elles participent aussi à maintenir actifs les réseaux transnationaux. En 1994, Labelle fait mention d’une vingtaine d’études qui témoignent de la vivacité de l’identité ethnique chez les membres des communautés italienne, juive, libanaise, haïtienne, arabe, indochinoise au Québec. Ces études montrent que les minorités ont été très actives dans le développement d’un réseau d’associations qui « ont un rôle d’intégration à la communauté ethnique ou à la société globale, de préservation de l’ethnicité ou de l’identité culturelle, de représentation politique et de défense de la communauté, et de solidarité avec le pays d’origine » (p. 37). Ces associations s’organiseraient en référence à une triple mobilisation identitaire : 1) autour d’une identité « nationale » (celle du pays d’origine, du Canada et/ou du Québec); 2) autour de l’identité ethnique ou minoritaire et pour certains groupes; 3) autour du processus de racisation, par exemple pour les communautés noires.

Les thèses sociales de l’ethnicité reposent sur le postulat que les communautés ethniques sont en mouvement, mais plusieurs chercheurs se sont limités à en décrire l’émergence. De quelle façon les frontières de ces groupes se modifient-elles avec le temps ? Poutignat et Streiff-Fenart en repèrent les principaux éléments. Ils citent, entre autres, Horowitz (1975) qui a défini une typologie du changement des limites de groupe qui oscillent entre l’érosion, par amalgamation ou incorporation, et la différenciation, par division ou prolifération. D’autres chercheurs s’intéressent plutôt à

la porosité des frontières, la création d’un statut de « membre honoraire » pour les outsiders – comme dans le cas des mariages mixtes – ou encore aux problèmes de dissonance que vivent les membres d’une communauté ethnique minoritaire, quand ils acquièrent par mobilité sociale, un statut réservé à la majorité. Barth avait lui-même souligné la capacité d’un groupe à faire pression sur les membres individuels afin qu’ils participent au maintien d’une frontière la plus étanche possible, en particulier dans les situations de conflit et de tension sociale importante. Quitter le groupe ethnique peut d’ailleurs être interprété comme un acte de trahison. Et puis, il y a les cas de double appartenance, ethnique et religieuse, par exemple.

Le groupe peut prendre des initiatives pour maintenir ou modifier ses frontières, on constate toutefois que la porosité et le flou sont souvent le résultat de comportements individuels : mariages mixtes, mobilité sociale et géographique, appartenance à des groupes qui n’ont pas la même frontière. S’intéresser à ces comportements, c’est tenir compte du niveau microsocial.