• Aucun résultat trouvé

Les Haïtiens et le don de sang : l’affaire du sang contaminé

Chapitre 4 L’anémie falciforme: une cause peut-elle changer la perception des

4.5 Les communautés noires et le don de sang

4.5.2 Les Haïtiens et le don de sang : l’affaire du sang contaminé

En mars 1983, quatre groupes spécifiques sont invités par la Croix-Rouge canadienne à ne plus donner de sang : les Haïtiens récemment immigrés, le groupe le plus facilement identifiable publiquement par cette combinaison entre la couleur de la peau et la langue, mais également les héroïnomanes, les homosexuels et les hémophiles, qui seront par la suite connus comme le groupe des « 4 H ».47 Cette auto-exclusion volontaire s’est inspirée des recommandations d’instances américaines et de décisions prises aux États-Unis : certains dirigeants de la Croix-Rouge canadienne sont d’ailleurs présents lors des réunions qui précèdent les mesures prises par les Américains pour contrer la propagation du sida. C’est essentiellement les mêmes politiques qui ont guidé la Croix-Rouge canadienne dans cette affaire.

Les témoignages de trois représentants de la communauté haïtienne, en l’occurrence deux médecins et une infirmière, devant la Commission Krever en 1994 permettent de mieux cibler l’ensemble des enjeux (Commission Krever, 1997). Les témoins soulèveront d’abord que la politique d’auto-exclusion n’avait pas lieu d’être, car les Haïtiens – ceux récemment arrivés de surcroît – n’ont pas l’habitude de donner volontairement à une banque de sang. Ils donneront l’exemple de la seule collecte de sang organisée par leur communauté avant que le scandale n’éclate où seulement un donneur à l’extérieur du milieu médical fit don de son sang. Si les Haïtiens ne donnaient pas de sang, pourquoi les avoir ciblés, alors que les conséquences seraient si néfastes sur la communauté ? Le deuxième point sur lequel ils insisteront fut le fait que la Croix- Rouge n’avait pas de preuves que les Haïtiens étaient plus à risque d’être porteurs du sida que d’autres groupes. Certains journalistes ajouteront des arguments dans ce sens,

47 Voici un extrait du communiqué demandant à ces quatre groupes suivants de s’abstenir du don de

sang en mars 1983 : « La Société canadienne de la Croix-Rouge conseille aux membres des groupes qui présentent un risque élevé quant au syndrome d’immunodéficience acquise (sida) de ne pas donner de sang. Ces groupes sont les suivants : les patients qui ont reçu un diagnostic de sida, les partenaires sexuels de ces personnes, les personnes présentant les symptômes du sida, les homosexuels ou bisexuels actifs ayant des partenaires multiples, les Haïtiens récemment immigrés, les personnes qui ont consommé ou qui consomment actuellement des drogues et les partenaires sexuels des

en rappelant par exemple que le sida n’est pas héréditaire et qu’on peut donc questionner la base scientifique utilisée par la Croix-Rouge pour établir un lien de cause à effet entre une entité nationale et un état pathologique non héréditaire (David, 1983). Ils soulignent aussi que l’histoire médicale devait avoir compris depuis longtemps le danger d’associer de possibles épidémies avec des groupes ethniques ou religieux précis (Leclerc, 1983). Tout en reconnaissant que le sida est un problème majeur dans la communauté haïtienne, ils dénoncent la désignation des Haïtiens comme groupe à risque qui traduirait une position anti-scientifique et révélerait une attitude discriminatoire à leur égard.

Plusieurs rencontres ont eu lieu entre les leaders – ceux de la première vague d’immigration haïtienne – et le personnel de la Croix-Rouge pour tenter de dénouer la crise. Finalement, au mois de juillet 1983, l’organisme canadien publie un deuxième communiqué qui reprendra essentiellement les mêmes termes que le premier. S’ensuivra une rupture douloureuse entre les représentants de la communauté – certains travaillent dans le milieu médical et sont d’ailleurs de proches collaborateurs de ceux qui publieront les communiqués de la Croix-Rouge. En avril 1985, aux États- Unis, le Center for Disease Control (CDC) retire les Haïtiens de la liste des groupes à risque, sans émettre de commentaires (Farmer, 2006). En 1990, la US Food and Drug Administration (FDA) interdisait toujours aux Haïtiens immigrés au pays après 1977 de donner du sang, mais à la suite d’une manifestation d’envergure à New York, la FDA annule cette interdiction. Au Canada, sur le questionnaire utilisé par la Croix-Rouge canadienne en 1988, subsiste une note d’interdiction pour les personnes ayant habité, depuis 1977, une région où les cas de sida sont plus fréquents, mais sans mention explicite d’Haïti. Cette note n’était plus inscrite au questionnaire en 1994.

Si, jusqu’alors, la communauté haïtienne se sentait relativement proche de la majorité blanche francophone du Québec, comme on l’a noté précédemment, une frontière étanche a bien été tracée durant l’affaire du sang contaminé. À cette époque, le boycottage des collectes de sang a d’ailleurs été encouragé par les membres de la communauté haïtienne qui travaillaient dans le milieu de la santé, par exemple lors des

collectes organisées dans les établissements d’enseignement des techniques infirmières (Commission Krever, 1997). Comme les témoins à la Commission Krever l’ont fait valoir, il est difficile d’identifier des preuves concrètes des effets de l’identification des Haïtiens comme groupe à risque. De nombreuses anecdotes ont été rapportées, mais comment peut-on démontrer que les Haïtiens ont pu être discriminés pour cette cause précise dans des procédures d’embauche, par exemple ? Les représentants de la communauté mettent plutôt en valeur le fait qu’une population entière se trouve ainsi stigmatisée et pointée du doigt pour avoir « amené le sida au Québec » :

L’interprétation, pour nous, ça voulait dire que les Haïtiens sont porteurs du SIDA, ils étaient des gens contaminés qu’il fallait fuir. C’était ça l’interprétation populaire, même si ce n’était pas la nôtre. C’était comme ça que le public le percevait. (Témoignage du Dr Alcindor, Commission Krever, 1997)

Aux États-Unis, la voix des Haïtiens n’a pas la puissance des autres communautés noires et dans ce contexte précis, a été bien moins entendue que celle des homosexuels. La simple reproduction d’une directive américaine par les autorités sanitaires canadiennes montre que ces dernières n’avaient pas, au départ, tenu compte du statut très différent de la communauté haïtienne au Québec par rapport à celle présente aux États-Unis, et donc, des impacts potentiels que cette directive aurait sur la relation privilégiée entre cette communauté et la société québécoise. Cet événement aura entravé, du moins temporairement, la confiance des Haïtiens envers les organismes responsables de l’approvisionnement en produits sanguins au Canada.