• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3 Voix arabo-andalouse et cueca : imaginer le mélisme et faire sonner le

3.4. Nasalité

Rappelons-nous que, avant la diffusion de la pensée de González Marabolí, aucune recherche n’avait abordé de manière systématique le chant de la cueca. Pourtant, plusieurs descriptions de voyageurs depuis le XIXe siècle, ainsi que des observations

de musicologues au cours du XXe siècle, offrent des informations partielles sur sa vocalité. Ces éléments récurrents seraient la tessiture aiguë et la nasalité, comme on l’a exposé dans le chapitre précédent. Ceux-ci s’abordent également dans les sections dédiées à la voix dans Chilena o cueca tradicional, mélangés avec les descriptions de la pratique locale à Santiago, mais surtout avec la conception vocale de Ziryab et son école.

Chez Ziryab, la nasalité n’est pas clairement soulignée comme un élément désirable. En effet, si l’on considère la description de ses critères pour la sélection des

élèves – citée dans Chilena o cueca tradicional à partir de l’ouvrage de Julián Ribera (1922) qui faisait référence, à son tour, à un livre de l’historien arabe Mohammed Al- Maqqari (1968) – on trouve diverses interprétations quant à la place que la nasalité y occupe. Par exemple, quand le musicologue Mahmoud Guettat inclut dans son livre sur la musique arabo-andalouse (2000) une référence à ladite sélection des élèves selon Al-Maqqari, il fait mention d’exercices servant à « juger les possibilités vocales et [de] voir si le postulant parle sans timbre nasal, sans gêne de langue ou de respiration » (Guettat 2000, 121, c’est moi qui souligne). Cette citation est d’un grand intérêt, compte tenu du fait qu’elle se base sur le texte original en arabe, et notamment lorsqu’on la compare avec un extrait d’un article sur les voix arabes écrit par Amnon Shiloah. Ce dernier, musicologue spécialiste en musiques arabes, fait, lui aussi, allusion à Al-Maqqari, mais en exhibant une différence substantielle en ce qui concerne la nasalité. Shiloah décrit, en paraphrasant ledit théoricien arabe, la voix souhaitable pour étudier avec Ziryab : « claire, retentissante, puissante et porteuse,

sans être dépourvue de nasalité et sans souffrir d’étouffement ou de manque de

souffle » (Shiloah 1991, 99 ; c’est moi qui souligne). Les deux citations suggèrent une différence dans l’appréciation du timbre nasal dans l’école de Ziryab, même si les deux élaborent leurs lectures à partir de sources en arabe. Comme dans le chapitre précédent, on se trouve encore devant un problème traductif qui soulève des questions concernant le lien entre voix et représentation. Mais contournons maintenant le cas de ces traductions françaises pour retourner au cas espagnol.

Curieusement, la différence dans la façon de traiter la nasalité se retrouve dans les deux extraits, cités dans le livre Chilena o cueca tradicional par Samuel Claro et Fernando González Marabolí respectivement, déjà mentionnés. En effet, on a vu que Claro référait à la nasalité comme un élément indésirable, car il soutient que Ziryab cherchait un élève dont la voix se présente « sans mélanges de sons nasaux » (Claro Valdés et al. 1994, 43). De son côté, dans la partie signée par González Marabolí, le

Chez les arabisants espagnols, l’œuvre Nafh-altib d’Al-Maqqari a circulé grâce à une version anglaise, comme l’indique Christian Poché : « C’est la traduction tronquée de Pascual de Gayangos qui retiendra, au tournant du XXe siècle en Espagne,

l’attention de la musicologie » (2012, 23). Cette traduction de Pelayos expose le passage en question dans les termes suivants: « if he [Ziryab] found that he [the disciple] uttered those words in a clear, powerful, and sonorous voice, he admitted him into the number of his pupils, and spared no trouble or fatigue to make him an accomplished singer ; if the contrary, he took no further pains with him » (Al- Maqqari 1843, 121). La nasalité n’y est évoquée nulle part. Similairement, dans un livre musicologique récent sur la musique andalouse, le même extrait d’Al-Maqqari est repris, cette fois sans aucune mention au sujet de la nasalité (Chaachoo 2011). La consultation de la source originale en arabe montre, quant à elle, l’absence d’allusion quelconque à la nasalité dans les passages cités par les auteurs évoqués139.

De son côté, la traduction vers l’espagnol que Ribera avait faite de cet extrait, en prenant lui-même pour modèle la version française du livre d’Al-Maqqari, a été contestée en 1963 par l’arabisant Mahmud Ali Makki, qui soutient qu’elle « n’est pas exacte » (Ali Makki 1963-1964, 20). Malheureusement, il ne donne pas de détails sur cette inexactitude. Néanmoins, on peut bien se demander si elle affecte la mention (ou peut-être l’ajout ?) des sons nasaux. Cette remarquable discordance concernant la nasalité chez Ziryab s’ouvre, comme un terrain qui mériterait une enquête plus achevée, et ce dans le but de mettre en lumière l’influence des traductions sur la connaissance que les musicologues ont avancée au sujet du chant arabo-andalou.

Malgré le fait que dans la référence à Ziryab, incluse chez Samuel Claro et González Marabolí, la nasalité ne soit pas aisément perçue comme un élément désirable, je crois que les allusions au chant des gitans et au cante jondo (Claro Valdés et al. 1994), habituellement décrits comme des chants typiquement nasaux (Leblon 1990, 139 ; 1995) autant que la voix méditerranéenne (Léothaud et Lortat- Jacob 2002, 11), servent à établir un rapport de similarité entre les récits anciens sur

la voix nasale dans la zamacueca et le chant populaire andalou et, simultanément, à relier la théorie arabo-andalouse aux écrits historiques de la cueca.

Pourtant, le lien entre la nasalité et le caractère andalou n’a pas été toujours évident. Dans l’un de ses textes historiques sur la cueca, le musicologue Pablo Garrido – lui-même adepte de l’idée d’une origine africaine de la cueca, à la différence de Samuel Claro – relevait, en 1943, la qualité « nasillarde » du chant. Il associait une telle qualité à « l’Orient », signalant que ce type de chant « à ce que l’on sache, ne se pratique pas en Espagne »140 (Garrido [1943] 1976, 82). Cette opinion

semble indiquer que l’identification de la présence de la nasalité dans la cueca apparaît d’abord indépendante d’un discours quelconque sur l’Andalousie, suggérant des liens avec « l’Orient » qui seraient distincts de ceux maintenus avec la tradition espagnole. En ce sens, la possibilité d’envisager un caractère supposément oriental détaché de l’espagnol permet de mieux discerner comment, au contraire, dans le cas de Samuel Claro, il s’agit effectivement de la promotion de l’hispanisme par le biais d’un élément d’allure andalouse. J’y reviendrai à la fin du chapitre.

De nos jours, la nasalité continue d’être soulignée par les universitaires qui étudient la cueca comme un de ses traits caractéristiques, dont Christian Spencer Espinosa qui fait même allusion au son nasillard de certains chanteurs (Spencer Espinosa 2011). Bien que chez González Marabolí la nasalité ne soit directement signalée que succinctement, ses adeptes ont par la suite contribué à renforcer sa théorie en adaptant le vocabulaire déjà existant sur la cueca. L’exemple paradigmatique serait l’établissement d’un rapport généalogique entre les descriptions des voyageurs et la configuration stylistique du chant de la cueca chilenera, ce qu’on trouve chez Julio Alegría dans son article « La cueca urbana o “cueca chilenera” » (1981). Mettons au jour les propos de Alegría en regardant ce qu’il pense lors de notre entretien en 2013 sur les enseignements de Fernando González Marabolí, les

C’était en 1963 qu’on est y allés et qu’il nous a raconté l’origine et la magie que cette cueca possède. Je me souviens que j’avais du mal à [décider si] croire ou ne pas croire que j’étais devant une personne raisonnable, parce que c’était magique tout ce qu’il racontait. Notre chant national provenait d’Égypte. Imagine-toi qu’on avait entendu dire à l’école que [la cueca] c’était une réminiscence espagnole. Elle naît à la campagne, occupe la ville, car la bourgeoisie la chantait, puis les paysans l’avaient reprise et popularisée. C’était l’histoire officielle, si l’on peut dire. Et tout d’un coup monsieur Fernando vient et me parle des Égyptiens, puis après du monde arabe, puis du chant mélismatique qui passe en Espagne à travers le nord de l’Afrique. Il dit que les mœurs le reçoivent et le pratiquent comme dans les pays arabes, et qu’alors le peuple andalou s’y est mélangé, que c’est pour ça que le cante jondo andalou a cette manière de chanter avec des mélismes. Ceux-ci se fixent ici, au centre supérieur du nez, au front, entre les deux yeux. À cet endroit tu dois sentir que la voix se place. « Mmmm »… si tu chantes doucement, elle sortira nasillarde, mais si tu chantes très fort, non : elle va sortir vibrante, très brillante et perçante.141 (Alegría 2013)

Plusieurs éléments rappellent la discussion précédente sur la caractérisation vocale de la musique arabo-andalouse. En particulier, il résulte que la nasalité semble s’installer au centre de l’argumentation pro-arabo-andalouse, dans sa forme criée, comme le confirme également l’opinion du jeune chanteur Pablo Guzmán (2013), qui renvoie autant aux Gitans qu’aux crieurs de rue pour expliquer l’ancien héritage vocal de la cueca. Aux côtés du nasal (chapitre 2) et du cri (chapitre 5), un autre marqueur d’origine émerge : le mélisme. C’est ainsi que l’exprime le chanteur Luis Castro González – le neveu de González Marabolí – quand il déclare que : « Les bons

141 « Era el año 1963. Entonces fuimos por allá y nos contó del origen de la cueca y la magia que tiene

esta cueca. Yo recuerdo que a mí me costaba mucho si creer o no creer si estaba frente a una persona cuerda o no, porque era mágico todo lo que estaba contando. Nuestro canto nacional venía de Egipto. Imagínate que uno ha escuchado en el colegio que es una reminiscencia española, que nace en el campo y que se toma en la ciudad, que la burguesía la cantaba, campesina o agraria o latifundista, el campesino la tomó, se la llevó al campo y la hizo cueca popular. Y esa era la historia oficial, por así decirlo. Y de repente viene don Fernando y me habla de los egipcios. Y después del mundo árabe y después del canto melismático, después que pasa a España por el norte de África, y que la reciben los moros y que los moros la cultivan como el canto que tenían en los propios países árabes, y que de ahí entonces el pueblo andaluz se mezcló con esto y por eso el cante jondo andaluz tiene esta forma melismática de cantar con melismas, que se fija aquí en el centro superior de la nariz, entre la frente,

chanteurs […] exécutent un chant mélismatique, nasal, mais avec une voix mélodieuse »142 (Castro González 2010, 46).