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Culture chilienne et andalucismo

Chapitre 3 Voix arabo-andalouse et cueca : imaginer le mélisme et faire sonner le

3.2. Culture chilienne et andalucismo

Au moment où les théories avancées par Samuel Claro se présentent dans le milieu universitaire, le caractère « andalou » de la cueca n’était pas une attribution nouvelle. Déjà, le compositeur Pedro Humberto Allende avait signalé la connexion entre cette musique populaire et la zambra andalouse (1930), dont les origines seraient

à la zamacueca un lien de parenté avec le fandango124 andalou, danse « d’aller-

retour » observée tant dans les Amériques que dans la Péninsule ibérique (Jambrina 1994 ; López Rodríguez 1994). Pour sa part, Vicente Salas Viu considérait plutôt le « fandango espagnol » comme source de ladite danse nationale (Barros 2002, 61). En effet, on avait déjà noté un lien entre zamacueca et fandango dès les premiers témoignages de cette danse chilienne, même si la nature d’un tel lien n’a jamais été entièrement clarifiée. Parfois les deux termes sont utilisés comme synonymes, d’autres fois comme deux danses apparentées, et, occasionnellement, « fandango » indique l’espace dans lequel la zamacueca se pratique. Quel que soit le rapport, on y établit très tôt la proximité entre un élément dit « andalou » et la zamacueca chilienne. Plusieurs intellectuels répliquent la conviction d’un tel lien lorsqu’ils réfèrent à la « chiliennité » de la cueca, dont un commentateur qui considère que « sa parenté avec la jota andalouse la fait encore plus nôtre »125 (Moreno 1958, 14) et un

autre qui déplore, à un moment donné, le déclin de la cueca qui fait penser qu’elle « n’est plus la fille d’Andalousie et d’Arabie »126 (Díaz Garcés 1954, 23).

À part la cueca, il semble exister une signification commune qui relie les traditions populaires chiliennes à l’Andalousie, et plus particulièrement à son précédent Al-Andalus, comme dépositaire lointain – dans le temps et dans l’espace –, des racines de la culture chilienne amenées par la colonisation européenne. On peut constater que, même en dehors de la Méditarranée, pour emprunter les mots de Jonathan Holt Shannon, « al-Andalus serves as a chronotope of authenticity » (Shannon 2015, 25). Ainsi, on peut comprendre, par exemple, que Gabriel Castillo Fadic réfère à certaines formes musicales latino-américaines « aussi anciennes que difficiles à discerner, dont l’origine se trouve probablement dans la musique al- andalouse » (Castillo Fadic 2006, 410), puisque le lien privilégié entre l’Andalousie et l’Amérique latine s’est graduellement installé par le biais d’études de diverses natures, notamment linguistique et poétique.

Rendus à ce point, pour mieux comprendre les rapports établis, au moins discursivement, entre la culture chilienne et la culture andalouse il vaut la peine de recourir à la notion d’andalucismo. Deux acceptions du terme « andalucismo » sont données dans le dictionnaire de la Real Academia Española, et les deux sont pertinentes pour l’analyse de la place de l’andalou dans la culture chilienne. D’une part, il désigne une élocution, tournure ou façon de parler propres aux Andalous127, et

de l’autre, l’attachement aux choses caractéristiques ou typiques de l’Andalousie, en Espagne128 (RAE 2012a).

Dans son sens linguistique, l’andalucismo concerne d’intenses débats sur la façon de parler l’espagnol en Amérique latine, « la question la plus débattue au sein de la dialectologie hispano-américaine », selon José del Valle (1998, 131). Deux lignes argumentatives alimentent ce débat : l’une qui observe comparativement les traits caractéristiques des dialectes respectifs ; l’autre qui établit un rapport généalogique démontrable par des données démographiques, car pendant plusieurs décennies l’on affirmait la filiation notamment andalouse des premiers arrivants ibériques sur le continent américain (Del Valle 1998). Cette dernière idée, quoiqu’ultérieurement contestée et relativisée (voir, pour le cas chilien, Lenz 1940, 118 et 222-223), est encore vivace chez bon nombre de chercheurs, y compris ceux qui se consacrent à la culture populaire (Berlanga 2009, 25-26).

Au-delà de la langue, l’argument « démographique » de l’influence andalouse soutient l’idée, dans le domaine des études folkloriques entre autres – intimement reliées à la philologie dès leur début –, de l’Andalousie comme point de repère privilégié lorsqu’il s’agit de situer « les origines » de diverses traditions culturelles. Quant à la musique populaire, par exemple, la tradition du romancero129 s’est pensée

127 « Locución, giro o modo de hablar propio de los andaluces ».

128 « Amor o apego a las cosas características o típicas de Andalucía, en España ».

129 Considéré par quelques-uns comme « la quintessence de l’âme espagnole » (Espinosa 1929, 1), le

romancero correspond à un genre littéraire qui comprend les romances, types de poésie narrative à

sous une perspective comparative entre les répertoires conservés de l’un et de l’autre côté de l’Atlantique. Ainsi, au Chili, les folkloristes Rodolfo Lenz et Julio Vicuña Cifuentes, dialoguent avec le philologue espagnol Ramón Menéndez Pidal pour essayer de comprendre la survivance des romances en Amérique, comme trace de la tradition andalouse. « Le peuple chilien est le fils du peuple andalou », soutient Vicuña Cifuentes (1912, 114). Par ailleurs, l’impact des théories « andalucistes » de Menéndez Pidal s’observe également dans la bibliographie ultérieure de la cueca, dont les ouvrages d’Antonio Acevedo Hernández (1953), Eugenio Pereira Salas (1941), Pablo Garrido (1979) et Samuel Claro (1982, 1986, 1989, 1994), pour ne mentionner que les plus influents. En ce sens, la théorie de l’origine andalouse de la cueca s’inscrit plus ou moins dans les tendances déjà connues dans les études folkloriques, sauf que, comme on le verra plus loin, c’est singulièrement la composante « arabe » de la culture andalouse qui sera mise en avant dans le livre

Chilena o cueca tradicional.

En son acception plus large, qu’on appellera provisoirement « culturelle », l’andalucismo se relie avec une expression particulière à l’orientalisme européen, qui fait passer l’Andalousie comme l’essence de l’Espagne entière. C’est au cours du XIXe siècle que s’invente une Andalousie comme extension de l’Orient (Alonso 2010, 88), dans un processus où participent des artistes, des intellectuels et des voyageurs qui produisent, au moyen de la publication de leurs récits, une image exotique qui regarde « l’Espagne en clé andalouse » (Giménez Rodríguez 2009, 233), la portrayant comme marge ou frontière entre l’Europe et son au-delà (Ibid., 232). Cette province y devient ainsi « le centre névralgique du regard d’autrui » (Alonso 2010, 84), en subissant par la suite un processus de transcendantalisation (Ibid., 89). Ceci se combine à deux autres phénomènes : l’arabisation et la gitanisation de la culture andalouse (Cruces Roldán 2003, 7). En effet, si l’Andalousie est imaginée comme une « mosaïque de cultures » (Fernández Manzano 1986, 110), ce sont les

composantes arabe et gitane qui y seront projetées comme signature locale et, par extension, nationale.

Sur le plan musical, plusieurs éléments connotent l’espagnol, dont la gamme andalouse, l’ornementation mélismatique, les récitatifs instrumentaux et une sonorité improvisatrice pleine de rubato (Alonso 2010, 95) ; en passant par la seconde augmentée qui arrive à être considérée comme un « signe caricaturesque de l’orientalisme » (Giménez Rodríguez 2009, 238).

The very term “Andalusian music” is both vague and misleading. Indeed Andalusian music does not exist; rather, the term references a loose category that includes the urban musics of North Africa and the Levant, Sephardic musics, flamenco, and a variety of fusions of these and other musical genres and styles. As an indication of its modernity, the term Andalusian is not found in musical compilations and texts until the late nineteenth and early twentieth centuries, even if the term andalusi was used to refer to the geographical location of the past civilizations and to diasporic populations resulting from la partida but not to the music per se. (Shannon 2015, 36)

Quant à leur appartenance ethnique, c’est probablement le flamenco qui constitue l’expression incarnant le plus clairement la complexité des débats sur l’attribution arabe ou gitane de certains éléments, mis à part le processus de nationalisation qu’elle subit à un moment donné comme carte de présentation de l’espagnol dans le monde. À présent, le flamenco est considéré également comme « la clé qui identifie l’Espagne dans la perspective arabe actuelle »130 (Cortés García

2009, 306), quoique, simultanément, il soit projeté comme une expression gitane. En ce qui concerne la voix, ni sa description ni sa théorisation ne sont univoques dans la bibliographie sur les musiques arabo-andalouses ou le flamenco. Pourtant, un ensemble de traits vocaux apparaissent de manière récurrente. Regardons un extrait in extenso de ce qu’en dit l’anthropologue Cristina Cruces Roldán dans son ouvrage sur le flamenco :

Ce qu’on appelle les « arabesques » – des structures glosées à travers lesquelles s’expriment les valeurs irrégulières des notes – seraient le résultant mélismatique le plus notable de tout le procédé, mais aussi le seraient le « ayeo » et tous les ornements qui font partie d’un système musical dans lequel le dynamisme expressif est constitutif, avec sa grâce et variabilité, sa vitesse et véhémence. Les « jipíos », les trilles, les glissandi, la voix gutturale et tout un éventail de produits par l’action combinée du palais, de la langue, des dents, et des lèvres (nasales, vibrato…) ce sont quelques-unes des formes interprétatives qui ont à voir avec l’utilisation d’une gamme comachromatique [sic] d’exécution. L’usage d’un vibrato très prononcé et des sons harmoniques qui paraissent des appoggiatures des notes principales, nous renvoie également aux procédures caractéristiques de la musique andalusi [d’Al- Andalus], mais aussi à d’autres musiques orientales. Le cri, en tant que forme d’expression, peut se trouver, autant dans le flamenco, que dans les psalmodies coraniques, les ragas hindoustaniques et les introductions brisées des psalmodies hébraïques et byzantines. Ça va de même avec les dissonances, oscillations rapides de sons chromatiques inférieures à un intervalle de seconde, celles qui, sans être désaccordées, introduisent une grande force saisissante ou chuchotante dans l’exécution.131 (Cruces

Roldán 2003, 25-26)

Quoique dédié particulièrement au flamenco, ce passage contient divers éléments qui réapparaissent à divers degrés dans des descriptions de la musique andalouse et arabo-andalouse : la conjonction de composantes ethniques hétérogènes, l’allusion à l’Orient, l’oscillation entre l’andalou d’Andalousie (andaluz) et l’andalou d’Al- Andalus (andalusí). Mon objectif n’étant pas d’éclaircir les zones d’ombre qui relèvent d’une diversité de propos versant sur la façon de vocaliser dans toutes ces sortes de musiques, dont leurs frontières sont souvent peu précises, je m’arrêterai

131 « Los llamados “arabescos” -estructuras glosadas a través de las que se manifiestan los valores

irregulares de las notas- serían el resultante melismático más apreciable de todo este proceso, pero también lo serían el “ayeo” y todos aquellos adornos que forman parte de un sistema musical en el que es fundamento constitutivo el dinamismo expresivo, su gracia y variabilidad, su rapidez y vehemencia. Los “jipíos”, los trinos, los glissandos, la voz gutural y toda una gama de sonidos producidos por la acción combinada de paladar, lengua, dientes y labios (nasales, vibratos...) son algunas otras de las formas interpretativas que tienen que ver con el uso de una escala comacromática en su ejecución. El

seulement à observer deux éléments qui touchent également, comme l’on verra plus loin, à la voix de la cueca chilienne : la qualité (voire le son) vocale et le mélisme.

La façon de placer la voix est censée être un élément de continuité du fandango flamenco. D’elle découle, on le sous-entend, la production d’un son vocal singulier (Berlanga Fernández 1994, 156). Si on accepte, avec Bernard Leblon, l’identification de deux styles principaux de flamenco, l’andalou serait plus propice aux arabesques et aux mélismes plus raffinés, tandis que le gitan le serait plus au son guttural, aux vibratos, aux détimbrages caractéristiques, aux brusques changements de registre, et à la voix rauque et brisée (1990, 147). Selon Catherina Pasqualino, l’aspect enroué de la voix renvoie à son ancienneté, puis la voix de l’homme âgé chez les gitans « contiendrait plus de vérité » (2002, 49). En développant davantage l’opposition entre voix gitane et voix andalouse, Leblon appelle voix afillá gitane celle qui est « rauque, rugueuse, cassée et puissante à la fois », en la distinguant de deux autres voix polaires : la voix ronde (douce, moelleuse et virile) et la voix laina (haute et vibrante), cette dernière considérée « typiquement andalouse » (Leblon 1995, 55). On observe déjà que, souvent, l’étiquette « andalouse » comporte, subrepticement, l’arabe.

Plus récemment, Enric Folch signale que les composantes gitanes et « non- gitanes » contribuent différemment au flamenco autant au niveau du répertoire (seguiriya gitane, fandango non gitan) que sur le plan vocal (hoarse voice gitane,

clear voice non gitane), même si tous ces éléments sont finalement pratiqués

indifféremment par des gitans et non gitans confondus (2013, 17). Si la voix « rauque » devient le style prédominant au cours du XXe siècle, c’est que l’on promeut l’image gitane du flamenco en excluant, petit à petit, ses éléments andalous (voire supposément arabes). Beaucoup plus tard, vers la fin du siècle, la voix « claire » se récupérerait grâce au geste revivaliste des musiciens appartenant au « new flamenco » (2013, 20), d’une telle façon que la voix arabo-andalouse y reprendrait sa vigueur. On le voit bien dans le discours sur la musique que sont localisés les signes nationaux, idéologiques ou autres, puis la façon dont ces discours

Si on essayait de démêler les attributions ethniques de tel ou tel élément vocal, l’on pourrait prendre le risque d’associer la qualité dite « claire» de la voix (opposée à la voix rauque), écartée au cours du XXe et récemment récupérée, avec l’arabo- andalou. Néanmoins, telle distinction sonore se complique encore lorsqu’on examine ce texte de Walter Starkie, auteur dont l’influence sur l’imagination du gitan-andalou est considérée comme étant fondamentale (Gómez Rodríguez 2009) : « The gipsy singers are indifferent to quality of tone for they do not seek for sweetness of tone. They seem to cultivate deliberately a nasal, metallic tone for their most characteristic songs » (Starkie 1935, 9).

Bien que jusqu’ici les deux sortes de qualité vocale semblaient vouloir renvoyer respectivement à deux sources ethniques nettement différentes, elles paraissent s’expliquer mieux en tant que variations de la voix dans un continuum historique. Ainsi, dans l’histoire du fandango flamenco on note un changement important de la façon de chanter vers les années 1920, moment où l’on introduirait les

granaínas consistant en stylisations basées sur la virtuosité vocale (Lorente Rivas

1995, 173), ce qui coïncide avec l’observation de Leblon quand il signale que « pour gagner un vaste public plus habitué aux sonorités vocales de l’opéra ou de la zarzuela qu’aux voix rauques et brisées – afillás – des chanteurs gitans, le flamenco andalou va évoluer dans ce sens et s’éloigner de l’expressivité brutale pour se tourner vers l’esthétisme et la plastique vocale » (Leblon 1990, 97). Or, encore observés comme des tendances successives dans le déroulement historique du genre, les styles vocaux continuent à susciter le débat qui consiste à opposer l’arabo-andalou et le gitan, une question qui demeure au centre des préoccupations des spécialistes du flamenco.

Observons maintenant ce qui touche au caractère mélismatique du chant. Dans le but de différencier l’élément gitan de la tradition populaire andalouse, Leblon signale en plus que « ce qui distingue le genre flamenco du folklore, c’est précisément

1994, 139), dépendamment de la source, se relient au gitan, à l’andalou, et à l’Orient. Il semble alors que ces ornementations ne participent pas aussi clairement au débat sur l’appartenance du flamenco à un groupe social déterminé. Soulignons l’inscription « orientale » du mélisme que fait Leblon :

Un autre élément oriental très caractéristique est l’émission vocale particulière, du type chant long, sans mesure fixe, ni unités identifiables, avec l’utilisation de microtons, c’est-à-dire d’intervalles inférieurs au demi-ton, et de la technique du portamento, qui permet le passage insensible d’une note à une autre. Dans ce type de chant, l’unité de souffle, l’ornementation et l’utilisation des silences sont particulièrement remarquables. (…) certains procédés totalement bannis du chant classique occidental, comme la nasalisation et les vibratos, sont au contraire très utilisés dans le flamenco. (Leblon 1995, 55)

En lisant l’étiquette orientale du point de vue de l’andalucismo, et plus particulièrement de l’emphase qu’y a l’arabe, il faudrait souligner que ces ornementations coïncident avec « l’identité » de la voix méditerranéenne, dont le traitement mélismatique se signale comme l’un de ses traits caractéristiques (Léothaud et Lortat-Jacob 2000, 11).

Ce bref parcours à travers un échantillon bibliographique sur la musique arabo-andalouse et sur le flamenco nous permet de faire plusieurs constatations. Pour commencer, il semble évident qu’il n’y a pas de clarté concernant la définition d’un style vocal unique. Les différents traits de style sont compris par divers auteurs comme indices d’une ou d’une autre affiliation ethnique, sans qu’il soit possible d’en tirer des appartenances fixes et définitives. Les frontières ethniques (andalou, arabe, gitan, espagnol), géographiques (Andalousie, Espagne, Orient) et historiques (Andalousie, Al-Andalus) se confondent dans les discours savants sur la voix, de sorte que, plutôt qu’un profil distinctif de la voix arabo-andalouse, on trouve un réseau d’attributs et de traits sonores, dont leur rapport ne termine pas de se définir. Avec cela en tête, retournons maintenant à ce qu’on nous dit sur la voix de la cueca, selon la théorie de l’origine arabo-andalouse que propose le livre Chilena o cueca