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Le gorgoreo dans la cueca de nos jours

Chapitre 3 Voix arabo-andalouse et cueca : imaginer le mélisme et faire sonner le

3.7. Le gorgoreo dans la cueca de nos jours

L’être humain a toujours chanté par défi, par compétition, considère Rodrigo Miranda, directeur de l’ensemble Los Trukeros. Selon lui, les détresses principales du chanteur résident dans la connaissance de la poésie populaire, la maîtrise de l’information et la sagesse pour la gérer de façon adéquate. Au contraire, pense encore Miranda, d’autres chanteurs, dont Luis Castro, considèrent que le plus important « c’était le chant, le gorgoreo caprin et qui chantait le plus aigu et les mélodies les plus difficiles, mais ce n’est qu’une partie »172 (Miranda 2013). Miranda

fait subrepticement allusion à l’opposition entre l’école chilenera et l’école

chinganera, dont on discutait dans le chapitre 1. En tant que directeur et fondateur de

Los Trukeros, rappelons-le, Miranda se situerait dans la première. Une phrase entendue seulement chez les chanteurs associés à l’école chinganera, celle qui fait une fixation sur la voix, proclamerait que « celui qui ne sait pas gorgorear n’est pas chanteur », raconte Diego Cabello. Étant lui-même membre de Los Trukeros, donc plus proche de l’école chilenera, il déclare : « Ça me fait rire ! » (Cabello 2013). Il explique que le chant mélismatique est utilisé comme technique dans plusieurs musiques populaires, dont le rock et la pop. Quand il se demande si la cueca est proprement mélismatique, il hésite. À l’inverse, René Alfaro Parra endosse cette affirmation. Il énonce qu’on respecte les chanteurs qui possèdent du bon gorgoreo, c’est un attribut qui suscite l’admiration (Alfaro Parra 2013). Dans la cueca actuelle, soit on considère le gorgoreo comme un attribut essentiel, soit on le respecte comme une ressource parmi d’autres. Quelle que soit la valorisation de cette capacité à

À part le déjà mythique Mario Catalán, chanteur qui enregistre dans les années 1950 et 1960, et devient célèbre à cause de sa voix très puissante et virtuose, certains chanteurs de la scène actuelle se reconnaissent à cause de leur gorgoreo distinctif, qui coïncide habituellement avec la possession d’un « bon pito » (discuté dans le chapitre 5). C’est le cas de René Alfaro Parra, Luis Castro González et Cristian Mancilla. Selon le producteur et musicien Mario Rojas, pour sa part, Mario Catalán arrive à anticiper la sonorité de la cueca chilenera, grâce à son timbre très aigu et à son vibrato singulier, des attributs qui contribuent à le placer comme figure saillante du chant crié173 (Rojas 2012, 79).

Commençons par regarder un registre de Catalán, chez qui l’ornementation la plus proéminente – son gorgoreo – ressemble à un vibrato très prononcé. Les spectrogrammes correspondent à deux extraits de la cueca « Rosa, Rosa »174,

composée par Hernán Núñez et enregistrée par le Duo Rey-Silva avec Mario Catalán en 1965. Le premier spectrogramme capture la phrase initiale de la seguidilla, qui dit : « Va perdiendo el color y la fragancia, Rosa, Rosa » (Elle perd sa couleur et sa fragrance, Rosa, Rosa). Dans la première syllabe « Va » on remarque le recours au

portamento, tandis que le gorgoreo apparaît particulièrement marqué sur le nom de la

femme Rosa qui désigne la cueca.

Figure 3.1 Seguidilla de « Rosa, Rosa », chanteur Mario Catalán

Va per-dien-do’el co-lor y la fra-gan-cia Ro-sa Ro-sa

L’ornementation est similaire dans la deuxième figure, qui correspond au

remate, ou section finale de la cueca (voir chapitre 1).

Figure 3.2 Remate de « Rosa, Rosa », chanteur Mario Catalán

Ro- sa ah____

Ici, Catalán produit encore du gorgoreo sur le mot « Rosa », mais il ajoute en plus l’interjection « Ah » qui paraît découler de la dernière syllabe du nom. C’est l’endroit où le gorgoreo se voit de façon plus nette.

Un autre spectrogramme réalisé spécialement pour cette recherche montre le

gorgoreo exécuté intentionnellement par René Alfaro dans un but pédagogique, en

cherchant à ce que ce soit facilement discernable à l’oreille175. Visuellement,

l’exercice produit un résultat semblable :

Dans la figure 3.3, on voit la troisième voyelle « fue » chantée avec un notable

gorgoreo. Il n’est pas difficile de remarquer sa similarité avec l’exemple précédent

tiré d’un enregistrement de Mario Catalán.

Dans la pratique vivante, il existe un rapport évident entre le recours au

gorgoreo, la hauteur et la durée de la note, c’est-à-dire qu’il apparaît souvent lors

d’un accent tonique ou agogique de la mélodie. Normalement, les chanteurs l’ajoutent quand la syllabe est longue, ce qui arrive fréquemment vers la fin de la phrase. Voyons un exemple, tiré de la cueca « Dicen que llegó de oriente »176 (On dit qu’il est

arrivé de l’Orient ), du disque Del canto que trajo el moro (2013), de l’ensemble Los Benjamines, dont la thématique aborde justement l’origine « orientale » et maure de la cueca.

Figure 3.4 Seguidilla de « Dicen que llegó de oriente », chanteur Jaime

Ramírez

Exemple 3.1 Mélodie de la seguidilla de « Dicen que llegó de oriente »

Cet extrait correspond à la seguidilla de la cueca chantée par Jaime Camilo Ramírez. Notons, dans la figure 3.4, qu’il débute avec une note presque dépourvue de vibrato,

mais avec portamento, et qu’il termine la phrase avec gorgoreo. C’est une formule qui se répète chez plusieurs jeunes.

La technique pour produire le gorgoreo, selon René Alfaro, ne se centre pas sur la gorge (malgré la liaison que les entrées sur la gorgia et sur le gorgheggio pourraient suggérer au niveau technique). C’est la différence par rapport au vibrato du boléro, dit-il. Pour bien le définir il énonce : « Il s’agit d’un gorgoreo lorsque la note est très aiguë et qu’elle retombe dans la tête. » Notons que cette description coïncide avec celle que Julio Alegría propose pour le chant mélismatique citée plus haut. De même, Alfaro explique que le gorgoreo, à la différence d’autres genres de vibrato, s’obtient en poussant l’air vers le haut et en relaxant les fosses nasales. Le palais s’incline aussi vers le haut et la résonance va se placer dans la tête. Cette technique chercherait un type de vibration « non produite par la gorge » (Alfaro 17/07/2013), d’où son lien avec le son nasal de la cueca.

Voyons un premier exemple comparatif de deux chanteurs qui alternent dans une cueca. Il s’agit du morceau « Despierta pues cuadrinito »177 enregistré par Los

Chinganeros dans leur album Por la güeya del matadero (2011). Ce morceau s’exécute sans l’accompagnement d’instruments harmoniques, se limitant à enregistrer les voix, les battements de mains et les sons percussifs du pandero (membranophone et idéophone similaires au tambourin). La copla, donc le début de la cueca, est interprétée par Luis Castro González, puis la section finale, soit le remate, par René Alfaro Parra.

Dans la figure 3.5, on observe nettement que le premier chanteur applique le vibrato tout au long de la mélodie, en ajoutant également un espèce de mordant (peut- être ce qu’on appellerait un requiebro ?) sur la syllabe « pues ».

Figure 3.5 Copla de « Despierta pues cuadrinito », chanteur Luis Castro

Des-pier-ta pues

Figure 3.6 Remate de « Despierta pues cuadrinito », chanteur René Alfaro

Son los cua-dri- nos____

Pour sa part, si on observe dans la figure 3.6, le deuxième chanteur garde le gorgoreo pour les notes les plus étendues, dont notamment la syllabe « nos », soulignée ci- dessus.

Plusieurs musiciens qui intègrent à un moment ou à un autre l’ensemble Los Chinganeros, se regroupent en 2011 de façon provisoire sous le nom Los Corrigüelas pour produire un album. Y figure une cueca qui aborde, autant au niveau des paroles qu’au niveau du son, la façon de chanter ce genre de musique et qui porte le titre

« Son las diez formas del canto »178 (Ce sont les dix formes du chant). En plus de

s’inspirer directement des enseignements de Fernando González Marabolí en ce qui concerne la manière de gérer les répétitions et les ajouts de mots ou muletillas (voir chapitre 1) – sujet qui a fait également l’objet d’un article signé par Luis Castro González (2010) –, cette pièce se distingue par l’adoption d’une sonorité ouvertement « andalouse », marquée par le mode de La phrygien.

Exemple 3.2 Mélodie de la copla de « Son las diez formas del canto »

Figure 3.7 Seguidilla de« Son las diez formas del canto », chanteur Pablo

Guzmán

Ce spectrogramme, qui représente l’intervention du chanteur Pablo Guzmán au milieu de la cueca, montre, en plus du portamento (A) au début et du gorgoreo (C) vers la fin, des traits qu’on a déjà examinés dans des exemples précédents : le recours à des

Les derniers exemples de gorgoreo que j’aimerais examiner proviennent d’une cueca qui aborde aussi, dans ses paroles, le sujet de l’origine arabo-andalouse de la cueca : « Yo soy de abolengo moro »179 (Je suis d’ascendance maure), de

l’ensemble La Gallera. En plus d’y déployer un éventail d’ornements vocaux, cette pièce se caractérise par le recours à un nombre d’indices de l’andalucismo, dont, notamment, l’usage extensif de la gamme chromatique et une sonorité de seconde augmentée. La mélodie se présente ainsi au début :

Exemple 3.3 Mélodie de la copla de « Yo soy de abolengo moro »

La première partie de la seguidilla est chantée par Cristian Mancilla, puis la deuxième partie par Horacio Hernández. Tous deux modifient la tête de la mélodie de la façon suivante :

Exemple 3.4 Mélodie de la seguidilla de « Yo soy de abolengo moro »

Étant donné qu’ils ne varient presque rien de ce contour mélodique, examinons comparativement les deux fragments afin d’en apprécier les différences qu’ils exhibent sur le plan de l’ornementation. La première figure (3.8) correspond au premier vers de la seguidilla qui évoque « Le grand soleil d’Arabie, le sable ardent », tandis que la deuxième (3.9) établit le rapport entre cet imaginaire arabo-andalou et la cueca, en réaffirmant cet héritage de la cueca : « de la cueca chilienne, oui, dis-le et redis-le ».

Figure 3.8 Phrase « El solazo de Arabia, la ardiente arena, ay morena », chanteur Cristian Mancilla

Figure 3.9 Phrase « De la chilena, sí, dile y redile, ay morena », chanteur Horacio Hernández

Tel qu’on le voit, chez Mancilla le gorgoreo s’intègre presque à la totalité de la mélodie, tandis que chez Hernández, et comme on l’a constaté dans les exemples précédents, c’est surtout vers la fin de la phrase que cet ornement apparaît. De même, on constate encore le portamento sur la première syllabe de la phrase dans les deux cas, et le recours à cette espèce de mordant chez Hernández, un ornement qui n’est jamais nommé individuellement et qui paraît se glisser dans le domaine du gorgoreo et des requiebros, dont parlaient les vieux.

s’utilise aussi le terme [gorgoreo] »180 (17/11/2011). Si la deuxième vibration dont

Mancilla parle coïncide grosso modo avec les idées autour du gorgoreo qu’on a évoquées jusqu’ici (voire son inscription dans le domaine des ornements vocaux), la première vibration qu’il décrit se produirait par le chant. Ce serait le chant qui produirait une vibration (au-delà de lui) qu’on appellerait le gorgoreo. Probablement, en nous rappelant du fait qu’il s’agit d’un chant collectif, cette vibration se produirait au sein de la conglomération des voix. Quoique cette idée ne s’explore pas davantage chez Mancilla, elle évoquerait le sens que le gorgoreo porte dans le contexte des

bailes chinos, comme un battement qui émerge de flûtes qui possèdent un son fissuré

(dont les partiels ne sont pas harmoniques). Peut-être y a-t-il, au niveau de l’acoustique d’un chant exécuté en groupe, quelque chose qui affecte essentiellement le son du gorgoreo ? Néanmoins, jusqu’ici, quasiment tous les discours signalent qu’il correspond, dans la cueca, à un ornement effectué notamment par un chanteur individuel, bien que dans un contexte d’ensemble.

Retournons, pour finir, à l’explication du chant à la rueda, ce chant en groupe qui consiste à faire tourner la mélodie principale en alternant les rôles des chanteurs (voir chapitre 5), pour y repérer la notion de gorgoreo particulier à la cueca. Le chanteur qui fait la première voix, celui qui débute la rueda en entonnant la copla, nous dit Fernando González Marabolí,« se déchire en trilles et gorgoreos au moyen de l’épanouissement des voyelles »181 (Claro Valdés et al. 1994, 155). L’image de

voyelles qui s’épanouissent fait penser à la proximité entre les roulades et le mélisme, une proximité qu’au moins au niveau discursif arrive à provoquer un chevauchement des sens : le style du mélisme est le style du gorgoreo (Castro 24/05/2012).

Or, comment considérer dans une même définition autant le vibrato que les fioritures ? Le gorgoreo pourrait constituer un terme plus général qui servirait à désigner tout ornement effectué sur une note quelconque, sur une seule voyelle.

180 « Como que tiene buen gorgoreo, haciendo alusión al gorgoreo que es como una vibración que

Pourtant, il apparaît aussi que le malaise sous-jacent à cette quête d’une définition claire de l’ornement en question révèle que ma propre interrogation initiale se basait sur une distinction rigide entre vibrato (oscillation de moins d’un demi-ton) et trille (oscillation d’un demi-ton ou plus, selon la gamme). Si l’on suspend cette distinction arbitraire, il semble moins incohérent de considérer sous la même catégorie différents ornements qui jouent avec la fréquence d’un segment de la mélodie, souvent moyennant une alternance périodique de deux (ou plusieurs) hauteurs. En ce sens, et comme on peut l’envisager dans le prochain et dernier spectrogramme, autant le vibrato que de courts mélismes (maintenant dans le sens conventionnel) et du

portamento se réunissent, dans ce style vocal qu’on appelle souvent chanter gorgoreando.

Figure 3.10 Extrait de « María Eugenia Farfán »182, chanteur Ignacio Andrade

Les différents exemples examinés dans cette section montrent l’utilisation spécifique de la notion de gorgoreo chez un nombre de chanteurs contemporains de cueca, regroupés respectivement dans les ensembles Los Trukeros, Los Benjamines, La Gallera, Los Chinganeros, Los Corrigüela. On peut constater que le gorgoreo réfère à l’ornementation de la mélodie sur le plan de la hauteur. Parfois, il s’agit d’un vibrato très marqué, parfois il s’agit de variations des notes de la mélodie. Le recours

les chanteurs entonnent des syllabes longues, donc souvent vers les fins de phrases. Le portamento, pour sa part, se présente surtout aux débuts de phrases. Une ornementation plus fleurie advient lors des changements de tour, moment où le profil mélodique est également varié. Les mordants semblent figurer plutôt lors des syllabes courtes, comme de brefs embellissements.

La thématique d’une part de ces exemples touche à la représentation de l’origine arabo-andalouse de la cueca. Plusieurs éléments de l’andalucismo musical, exposés au début de ce chapitre, le rappellent : la gamme phrygienne, des secondes augmentées, le chromatisme. Dans la prochaine et dernière section, je propose une interprétation de cette vague d’andalucismo dans la cueca. Ceci relève simultanément d’un hispanisme conservateur qui cherche à restaurer la filiation espagnole de la culture nationale et d’un imaginaire populaire qui connecte l’Andalou avec le sujet populaire chilien.