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Défense de l’hispanisme et traces de l’andalucismo

Chapitre 3 Voix arabo-andalouse et cueca : imaginer le mélisme et faire sonner le

3.8. Défense de l’hispanisme et traces de l’andalucismo

Déjà dans le premier article que Samuel Claro publie sur la cueca il laisse poindre un certain élément mystique sous-jacent à sa quête sur les origines du chant populaire. Ce « chant d’Al-Andalus, le même amené en Espagne par les Omeyyades de Damasque » serait « conséquemment un chant de racines millénaires qui se conserve avec une pureté notable dans le Nouveau Monde » (Claro Valdés 1986, 259). Comme s’il connectait les traditions musicales de toute la diaspora éclatée depuis la chute de Granada, le dernier bastion d’Al-Andalus, en 1492 (l’année où Christophe Colombe débarque sur l’actuel continent américain), Claro révèle subrepticement l’une des clés de l’imagination de la musique arabo-andalouse. En effet, comme le suggère Jonathan Holt Shannon, l’émergence de l’étiquette « musique andalouse » arrive précisément « in the shadow of colonialism as a result of the enthusiasm of Western musicologists in finding what they discerned to be survivals of the medieval European musical past in North African colonies and not as an autochthonous term linking the modern with the medieval practices » (2015, 36). La musique arabo-andalouse agit, en outre, en

moderne, entre l’Orient et l’Occident (Shannon 2015, 33). Alors imaginée au Chili, elle se présente comme figure clé pour la sublimation de la tradition de la cueca dans un discours renouvelé, qui refonde le symbole national. Le geste refondateur ne peut s’effectuer qu’en lui donnant l’allure transcendantale capable de démarquer, ou plutôt de ré-encadrer, la cueca dans les débats identitaires courants en Amérique latine dans la deuxième moitié du XXe siècle, des débats fournis de progressisme et latino- américanisme.

Ce chant populaire, continue Claro, « représente la tradition libertaire du métis latino-américain » 183 (Claro Valdés 1986, 259). Il est difficile de déchiffrer le sens

que cette phrase peut avoir dans le contexte où ce musicologue rédige ses premiers travaux sur la cueca : celui de la dictature militaire dirigée par Augusto Pinochet, qui se prolonge au Chili de 1973 à 1989. Cette contextualisation est nécessaire compte tenu, non seulement de la collaboration que ce chercheur a pu effectuer vis-à-vis du régime au sein universitaire (Donoso 2009a ; Jordán 2009), mais aussi de la proclamation officielle de la cueca en tant qu’emblème de la nation par le biais d’un décret de loi signé par Pinochet en 1979. Comme argumente Araucaria Rojas (2009), cette tentative de cooptation ne réussirait pas à teindre toutes les pratiques de la cueca, pourtant elle signale un point de repère incontournable pour la culture officialisée. Ainsi, par opposition à la vague de musique dite latino-américaine qui avait caractérisé les mouvements progressistes dans le continent entier, et dont la composante « indigène » était proéminente, la restauration d’une musique chilienne proprement nationale, d’allure européenne – blanche et hispanique –, était au centre des préoccupations des agents culturels conservateurs de l’époque. C’est pourquoi il me semble crucial de soupeser la connotation du geste de Samuel Claro lorsqu’il souligne dans le livre Chilena o cueca tradicional que son intérêt ultime est d’« explorer le véritable héritage musical de l’Espagne en Amérique »184 (Claro

savoirs autour d’elle s’inscrivent, au moins partiellement, dans une entreprise carrément nationaliste.

À l’époque de la recherche de Fernando González Marabolí et Samuel Claro Valdés, le projet a été reçu favorablement par certains des professeurs de l’Institut des études arabes de l’Université du Chili (Chahuán 1983), signe de la diversité d’opinions que cette théorie suscite. Chez les auteurs eux-mêmes, on pourrait soutenir que l’accès imaginaire à l’Andalousie visait deux objectifs idéologiques différents. Pour le chanteur et chercheur autodidacte González Marabolí, l’image des Arabes andalous évoquait celle du métis américain, issu de la rencontre de races et de cultures différentes. Cette connexion sensible entre l’andalou et le populaire est commentée par exemple par l’historien Maximiliano Salinas quand il dit : « La culture arabo-andalouse s’est considérée pendant des siècles le patrimoine de secteurs populaires “vulgaires”, “ignorants”, “profanes” »185 (Salinas 2000, 73).

Au contraire, la revendication de l’Andalousie comme source principale de la culture nationale chilienne autorisait le musicologue Samuel Claro à réaffirmer le statut dominant de la culture espagnole. De cette façon, l’image de l’Andalousie en venait à représenter une Espagne complète et son héritage dans ce soi-disant « Nouveau continent », en envisageant l’Andalousie en tant qu’essence nationale, une espèce de « pierre angulaire de l’identité culturelle espagnole » (Alonso 2010, 96). Peut-être de façon paradoxale, le modèle hispanique qui inspire une telle refondation nationale pèche d’un profond andalucismo en accentuant, non les éléments supposément « blancs » de la culture espagnole, mais plutôt sa zone exotique, la plus différente vis-à-vis de l’Europe.

Il n’est pas surprenant de constater l’importance qu’a prise la notion de mélisme dans le cadre de la théorie arabo-andalouse de la cueca : tout comme certaines gammes de types « orientales », l’ornementation mélismatique a été reconnue comme un trait typique de l’andalucismo. Dans le cas de la cueca chilienne,

bien que le mélisme ne soit pas très présent en tant que déploiement de plusieurs notes sur une voyelle unique, l’usage même du terme a servi à soutenir l’idée de l’origine arabo-andalouse186, en désignant une variété d’ornements.

D’autre part, j’ai suggéré que la diffusion des idées de Chilena o cueca

tradicional, chez des chanteurs tels que Luis Castro González, a contribué à établir un

rapport généalogique entre les récits historiques sur la voix « nasillarde » de la cueca et la caractérisation « nasale » du chant andalou, et ce à partir du descripteur vocal. On observe également un rapport entre cette nasalité et la production du « mélisme » ou, plutôt, de l’ensemble de traits vocaux associés à la notion de chant mélismatique. La source première se trouve dans les formulations des chanteurs eux-mêmes, qui, comme le signalait Julio Alegría il y a plus de trente ans, montrent un grand intérêt « pour les aspects théoriques de leur tradition »187 (1981, 127). La projection de la

catégorie cueca chilenera vers le passé, rend compte, pour sa part, d’un geste qui cherche à valider l’authenticité de sa vocalité en s’inscrivant sur une longue tradition, en identifiant des traits sonores qui puissent signaler une parenté avec des styles anciens dont, notamment, le gorgoreo.

Pourtant, la plupart des ensembles de cueca actuelle, néanmoins, semblent viser une stratégie différente, selon laquelle leur pratique s’associe avec le passé moyennant un positionnement « subjonctif », selon les termes de Willemen Froneman, où l’expérience musicale se jouit « comme si », dans un geste de préservation d’une tradition qui n’existe plus188 (2014, 10-11). Dans notre cas, plutôt

qu’une tradition inexistante, il s’agit de tisser des continuités en pourvoyant que la pratique actuelle peut nous suggérer des traces de ce qui est dans le passé. En outre, au-delà de l’anachronisme apparent, les joueurs de cueca paraissent vouloir établir

186 En outre, il vaudrait la peine de se demander si la notion de mélisme a contribué à légitimer la

des liens de nature « prolépsica », selon Alejandro L. Madrid, qui définit ainsi ce rapport singulier au temps : « On peut rendre compte de la manière dont les futures sont déterminantes pour donner du sens au passé et en même temps éviter de les lire comme une conséquence naturelle du passé »189 (2012, 170). Il s’agit de reproduire

une pratique, en construisant son ancienneté et en la mettant en scène « comme si » il s’agissait d’elle.

La construction d’une idée de la voix arabo-andalouse chez les chanteurs de cueca continue à exercer un impact sur la pratique de la cueca chilenera. L’invention de cuecas qui parlent des Arabes, du désert et des bédouins, des images héritées de l’orientalisme, en est un exemple qui confirme que « Andalusian is a nostalgic label,

one that, like lamenting a lost paradise, relies on an imagined geography (in this case, poetic-musical) to promote a contemporary project » (Shannon 2015, 37). Peut-

être plus significative encore est la création de certaines cuecas qui abordent la façon de chanter dans leurs paroles, en soulignant l’origine arabo-andalouse de la pratique et en la recréant. Elles finissent alors par matérialiser les enseignements contenus dans Chilena o cueca tradicional, en dévoilant au passage le caractère circulaire, voire réflexif, entre la pratique et la production de connaissance. Ainsi, l’impact de l’andalucismo déborde la production écrite, pour s’immerger dans la création musicale. Trois exemples de cuecas composées dans la dernière décennie ont été étudiés. Comme les analyses le démontrent, au-delà de la qualité vocale, plusieurs tropes andalous s’intègrent autant au niveau compositionnel qu’interprétatif, en contribuant à rendre plus complexe le réseau de sens qui relient cueca et musique arabo-andalouse. Dans un certain sens, ces pièces se libèrent du débat sur les traces « traditionnelles » de l’héritage supposé, pour embrasser l’actualité de ce que l’écrivain mexicain Alberto Ruiz Sánchez appelle un « orientalisme horizontal » (2009), une connexion entre deux cultures apparentées qui se veut dépourvue d’exotisme : « Nous ne sommes pas seulement un mélange cinq fois centenaire d’Espagnols et d’Indiens, mais à travers l’Espagne huit siècles de monde arabe sont entrés dans nos veines, dans notre culture et dans notre manière de faire les choses »

(Ruy Sánchez 2009, 169). Comme s’il se faisait l’écho de la revendication du roto (sujet populaire chilien) que Fernando González Marabolí relie à la figure du maure arabo-andalou, ici c’est le métis américain qui se projette comme son parent lointain, en propulsant une liaison culturelle de « sud » à « sud » (Ruy Sánchez 2009).