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Chapitre 3 Voix arabo-andalouse et cueca : imaginer le mélisme et faire sonner le

3.6. Gorgoreo

L’article « Nuestro baile popular » paru dans la revue En Viaje en 1941, se consacre à la cueca et décrit poétiquement son jeu dans les termes suivants : « Aux accords de sa musique coquine, décrochés de la vihuela, qui les plaque âprement, de la harpe qui roucoule des arpèges descendants, et du rabel qui rit “à son aise”, débordent de bonheur les habitués. Ensuite, les chanteuses éméchées entonnent leurs gorgoreos »157

(1941, 5). Assez rare à l’époque, le terme gorgoreo paraît comprendre à la fois les

155 Il est intéressant de noter que l’usage du mot mélisme chez le musicologue Christian Spencer, pour

décrire la vocalité de certaines chanteuses actuelles de cueca qui ne sont pas forcément incluses dans la catégorie de cueca chilenera, est un usage basé sur le sens conventionnel du terme. Voir Spencer Espinosa 2011, 27.

156 « A los tipos que uno admira, cantaban no preocupándose de si estai haciendo melisma o no ». 157 « A los acordes de su música vivaracha, arrancados a la vihuela a punta de ásperos rasgueos; al arpa

gorges (voire les voix) des chanteuses et leur façon de sonner. Notons que cet extrait est tiré d’un récit poétique et fictif, qui évoque avec romantisme les coutumes de la campagne. Aussi, dans la création urbaine, sous la forme de cuecas de la ville, les rares écrits évoquant le gorgoreo le présentent en des vers qui ressassent la performance des chanteurs : « Ça ne manquait pas de chanteurs / bruyants et a

cappella / qui disaient gorgoreando / “on y va avec la première !” »158 (Núñez 2005,

94) ou bien « Juan de la Fuente / les prisonniers / ont plus de gorgoreo / que les canaris »159 (Castro Valdés et al. 1994, 140).

Il n’y a qu’avec les écrits de Samuel Claro que le gorgoreo s’intègre carrément au domaine savant de la cueca. Peu de théorisation a succédé, bien que le terme semble s’être installé dans le vocabulaire courant des adeptes de la cueca urbaine actuelle. Par exemple, le musicien et producteur Mario Rojas – figure fondamentale de la revitalisation du genre au tournant du XXIe siècle – le récupère dans son portrait

de Fernando González Marabolí, en reliant par ailleurs le gorgoreo avec l’héritage arabo-andalou :

Fernando González Marabolí (1927-2006) est devenu adulte, tout en apprenant le métier de chasseur, aux côtés de son père, et en écoutant le chant gorgoreado de ces « canaris » qui entonnaient des vers anciens hérités de l’empire des Omeyyades et de l’École de Médine. [Ce sont] des sons qu’il envisage imbriqués dans notre mémoire génétique.160 (Rojas

2012, 42)

L’association entre le gorgoreo et les oiseaux n’est pas anodine, d’abord parce que les descripteurs vocaux de la cueca se servent souvent de l’imaginaire ornithologique, tout comme dans le cas de la voix de pito (discuté au chapitre 5). Mais aussi cette association relève d’une singularité de la notion de gorgoreo et du verbe apparenté :

gorgorear. En effet, parallèlement au déploiement des publications de Claro Valdés,

des études qui s’intéressent à une autre pratique musicale de la région centrale du

Chili, celle des bailes chinos, inscrivent également le terme gorgoreo dans le domaine ethnomusicologique et de l’acoustique musicale, quoique sans forcément garantir son adéquation à la cueca. Chez eux, le gorgoreo se comprend comme un son analogue au ganseo, soit au cacardement (le cri de l’oie). La musique des bailes

chinos se constitue notamment de l’alternance constante et systématique de deux

troupes de pifilkas, sorte de flûtes qui produisent un son que José Pérez de Arce appelle « sonido rajado » ou « son fissuré », à cause de sa composition de partiels non harmoniques161. Parmi la pluralité de sons produits par ces flûtes, on remarque le

gorgoreo ou ganseo défini comme « a quick and noticeable vibrato caused both by

intensity and timbre change » (De Arce 1998, 30), ce qui serait produit par des « beating effects » (Wright et Campbell 1998, 60). Quoique décrivant le son des flûtes, cette définition nous permet de considérer au moins un sens du terme qui circule dans des milieux de musique dite traditionnelle au pays. Occasionnellement il peut avoir un sens plus général, comme celui qu’on observe dans ce conte de l’écrivain Francisco Coloane qui évoque « une musique enfouie qui gorgorea au-delà du cœur de la terre »162 (1970, 13).

En dehors du champ de la musique chilienne, le verbe gorgorear renvoie, selon le dictionnaire de la Real Academia Española, à un usage localisé dans les Andes, particulièrement au Chili et en Bolivie (RAE 2012b). Son équivalent dans le reste du monde hispanophone serait le verbe gorgoritear qui signifie « faire des roulades avec la voix dans la gorge, spécialement lors du chant »163 (RAE 2012c). Il

faudrait noter que le mot « quiebro », ici traduit comme « roulade », pourrait également se traduire par « cassure ». Pour sa part, la définition de « gorgoritos » propose deux acceptions, dont la première propose : « Roulade [ou cassure] de la voix dans le chant »164 (RAE 2012d).

161 Le terme « partiel » renvoi aux composants de l’onde sonore. On distingue les partiels harmoniques,

dont les fréquences correspondent à des multiples de la fréquence fondamentale, des partiels inharmoniques (cf. Rossing 1984, 440).

En revenant à la cueca, il ne semble alors pas trop risqué de conjecturer l’existence d’un lien entre le gorgoreo et les gorgoritos, dont on parlait déjà en 1916, dans une pièce de zamacueca trouvée dans le livre Contribución al folklore de

Carahue (Chile), du folkloriste et écrivain Ramón A. Laval, dans l’expression « faire

des gorgoritos » (1916, 134). Un exemple de poésie populaire qui inclut des vers très semblables, où « faire des gorgoritos » équivaut à exprimer une détresse vocale, propose : « Si ma gorge devient sèche / juste avec quelques gorgées / ma voix se recompose / et j’arrive à faire des gorgoritos »165 (Acevedo Hernández 1936, 23).

Compte tenu de sa deuxième acception qui le conçoit comme « petite bulle » (RAE 2012), et à la différence du verbe gorgoritear qui renvoie exclusivement au domaine vocal, le substantif « gorgorito » évoque, par le biais de la synesthésie, le mouvement de l’eau bouillante (Espinosa V. 1971, 23), les « roulades » du rire (Miranda 1973, 29), en plus des cacardements et des croassements (Cavalli M. 1946, 77). Toutes ces images, qui nous rappellent l’action de se gargariser, convergent dans la configuration du son qui caractérise la musique typiquement chilienne. C’est par exemple suggéré dans un extrait littéraire qui réunit dans un même environnement sonore divers sens du gorgorito, en racontant qu’un couple de paysans « chantent au son de la guitare les tonadas les plus douces de la terre, pendant que la chaudière fait

gorgoritear la marmite »166 (Silva 1946, 40).

Si le terme semble des nos jours être presque disparu de la musicographie et de la théorie musicale, il semble qu’il était plus courant et flexible vers les années 1930 et 1940 pour que le musicologue et critique Adolfo Salazar l’applique en Espagne au chant savant, quand il fait allusion, de façon méprisante, aux gorgoritos d’un ténor167 (Salazar 1931, cité par Delgado García 2005, 160). Gardant leur

165 « Si es que se me seca el guari, / con unos cuantos traguitos/ se me compone la voz/ y llego a hacer

association avec la virtuosité vocale, les gorgoritos se présentent alors comme une expression exubérante de la voix (Verjat 1988, 38), ou parfois comme un signe d’exagération et même de mauvais goût (Beltrán Núñez 1997, 400 ; Lolo 2002, 455). Mais, encore une fois, le terme gorgorito nous amène à la théorie arabisante espagnole, à travers un texte dont l’auteur figure d’ailleurs dans la liste d’intellectuels mentionnés par Fernando González Marabolí (quoique sans référence précise). Ceci est, de plus, le seul texte que j’ai pu trouver qui encadre le gorgorito dans une problématique d’ordre musicologique :

Ce qu’on appelle péjorativement « le jipío » ou « les gorgoritos » des

cantaores andalous, presque impossible de capturer même dans la riche

notation moderne, s’avérait en effet impossible au Moyen-Âge quand la notation musicale était précaire et simple. Même le « ya, ya, yai » des

cantaores, discuté et rejeté, est la pure répétition du vocable arabe

d’admiration Ô ! avec lequel les musulmans débutent leurs chansons.168

(Castejón y Martínez de Arizala 1944, 108)

Tel qu’on le voit, et comme on le trouve ailleurs dans la bibliographie sur une diversité d’expressions dites populaires, l’auteur souligne la difficulté de la transcription, compte tenu des outils techniques de notation disponibles à divers moments historiques. Une complainte similaire se répète, chez Fernando González Marabolí et son neveu Luis Castro, par rapport aux vocalisations de la cueca. En outre, Castejón y Martínez de Arizala laisse voir la considération dépréciative que ces gestes vocaux d’origine arabe trouveraient chez les savants, dont les gorgoritos. Il arrive à suggérer que l’utilisation du mot gorgorito serait en elle-même une expression de ce mépris169.

la afición que sostenía esas enormes masas de gentes (a veces para tocar un vals o para servir de pedestal a los gorgoritos de un tenor) »]. La référence complète fournie par Delgado García : Salazar, Adolfo. 1931. « La música en la República II y III ». El Sol (28-IV-1931).

168 « Lo que despectivamente se llama “el jipío” o “los gorgoritos” de los cantadores andaluces, casi

imposibles de aprisionar, ni aun en la rica notación moderna, subía de punto imposible en la Edad Medía de notación musical precaria y simple. Hasta el comentado y despreciado “ya, ya, yai” de los cantaores, es la pura repetición del vocablo árabe admirativo ¡oh! con el cual inician sus canciones los musulmanes ».

Le seul dictionnaire de musique que j’ai pu consulter qui contient une entrée pour gorgoritear ainsi qu’une autre distincte pour gorgorito, les définit en utilisant exactement les mêmes mots que la Real Academia Española, ce qui peut indiquer que celle-ci s’est basée sur la publication précédente. Il s’agit de la version espagnole du

Dictionnaire pratique et historique de la musique de Michel Brenet, parue sous le

titre Diccionario de la música histórico y técnico (Brenet 1946 ; trad. Barberá, Ricart et Capmany). Dans sa version originale française (1926), on ne trouve aucun de ces termes. Malgré cela, il y a encore une voie qui nous offre la quête des entrées de dictionnaires, une voie qui nous aide à resituer la portée des termes gorgoreo et

gorgorito par rapport à une variété d’ornements vocaux. La piste est donnée par le

musicologue Dionisio Preciado dans un article sur la terminologie vocale en Espagne à l’époque de la Renaissance quand il dit : « Il est connu que l’interprétation de la polyphonie de la Renaissance admettait l’ornementation improvisée des chanteurs bien doués, en certaines voix. Ce procédé s’appelait en italien faire du « gorgheggio » – soit faire des gorgoritos ou gorjeos, en espagnol »170 (Preciado 1979, 346).

Qu’en est-il donc du gorgheggio ? Hugo Riemann le définit simplement comme « a florid passage », selon la traduction qu’en offre J.S. Shedlock (1908, 289). Pour sa part, le dictionnaire de Michel Brenet, cité plus haut, s’étend davantage sur les gorgheggi (pluriel de gorgheggio) en énonçant qu’il s’agit de « roulades et fioritures que se plaisent à exécuter les chanteurs doués d’une voix flexible » (1926, 176). Il est très intéressant de constater que sa traduction vers l’espagnol commence en indiquant son équivalence avec le mot « gorgeos » (1946, 229). Ce rapprochement réapparaît dans quelques entrées en espagnol, dont celle incluse dans The Oxford

Companion to Music (Latham 2015a) publié comme Diccionario enciclopédico de la música (Latham 2009a, 672) et celle du Diccionario Oxford de la música (Scholes

1984, 591). Certaines entrées introduisent la vitesse comme élément caractéristique (Appel 1969, 349 ; Randel 2009, 539). D’autres soulignent l’idée qu’il s’agit d’un

et Pedretti (1997, 73), ainsi que celles en espagnol de Della Corte (1949, 207) et de González Lapuente (2011, 227). Le terme « gorgia » se présente aussi dans le même champ sémantique, parfois signalé comme synonyme de gorgheggio (Appel 1969, 349 ; Randel 2009, 539) et même de gorjeo (Poblete 1979a, 139). Souvent, on parle de la nature improvisatrice de la gorgia (Blom 1971, 251 ; González Lapuente 2011, 227 ; Karp 1973, 161 ; Latham 2009b, 672). D’autre part, Th. Baker relie l’action de

gorgheggiare à celle de fredonner, en indiquant que le fredonnement correspond à

« an obsolete term for a roulade, trill, or tremolo; also, a sign calling for a florid extension of a single written note » (1970, 77).

La mise en parallèle de ces définitions montre tout d’abord l’existence d’un large spectre d’ornements qu’englobe le terme gorgheggio, allant du trille à des fioritures de plusieurs notes, en passant par le trémolo. Ensuite, elle réaffirme sa parenté avec le gorgeo ou gorjeo en espagnol. Sa connexion avec le gorgorito resterait jusqu’ici seulement comme une impression de Dionisio Preciado si la Real

Academia Española n’en fournissait des définitions presque identiques. En effet, la

première acception du verbe gorjear se lit comme suit : « Se dit d’une personne ou d’un oiseau : faire des roulades [ou cassures] avec la voix dans la gorge »171 (RAE

2012e). Il s’agit donc d’une description très proche de celle du verbe gorgoritear et, par extension, du verbe gorgorear. En même temps, on retrouve la connexion avec le son des oiseaux déjà évoquée dans le cas des bailes chinos ainsi que dans un éventail d’extraits poétiques commentés plus haut.

Jusqu’ici, j’ai reconnu d’abord l’existence d’une limite souple (voire quasiment inexistante) entre les notions de mélisme et de gorgoreo dans la cueca, les comprenant comme des variations de la hauteur sur un chant éminemment syllabique. Plus qu’un simple vibrato et moins qu’un mélisme dans le sans conventionnel, j’ai signalé le besoin d’examiner la portée du gorgoreo et de ses termes associés, dont notamment gorgorito et gorjeo. Ensuite, j’ai observé le déploiement d’un large champ sémantique associé au gorgoreo, champ qui touche autant à des types d’ornementation vocale (cassure, roulade, trille, fioriture) qu’à des allusions

métaphoriques (cacarder, gargariser). En considérant une certaine ambiguïté relative aux sons que le gorgoreo désigne, examinons son utilisation précise chez un groupe de jeunes chanteurs de cueca.