• Aucun résultat trouvé

La voix arabo-andalouse et la cueca

Chapitre 3 Voix arabo-andalouse et cueca : imaginer le mélisme et faire sonner le

3.3. La voix arabo-andalouse et la cueca

La formulation de la théorie de l’origine arabo-andalouse chez le cultor Fernando González Marabolí, se fondait sur l’observation de la façon de chanter la cueca dans certains quartiers ouvriers – dont l’ancien abattoir à Santiago –, et particulièrement à partir du récit transmis de génération en génération au sein de sa famille. Son père, surnommé « Luchito el porteño », s’était distingué par sa qualité de chanteur de cueca et lui avait transmis son savoir-faire. C’est ainsi qu’après avoir consulté un énorme volume de textes sur la culture, l’histoire, les arts et la cosmologie – Samuel Claro témoigne que la bibliothèque de González Marabolí comptait plus de 6 000 titres (Claro Valdés et al. 1994, vii) –, il en vient à établir un lien de parenté entre le chant arabo-andalou et la pratique de la cueca, qu’il connaissait d’après son expérience vécue. Son argument soutenait que la cueca proviendrait de la muwassaha et du zajal, deux genres musicaux andalous qui, tout en appartenant au champ de la nouba, constituent la « piste fondamentale » qui relie les musiques arabe, andalouse et espagnole (Cruces Roldán 2003, 47).

Le chant a la rueda de la cueca, c’est-à-dire le chant interprété par quatre chanteurs placés en cercle (abordé dans le cinquième chapitre de cette thèse), a ainsi été comparé à l’ancienne zambra132, décrite par divers chercheurs orientalistes, dont

Henry George Farmer qui signale : « In the word zambras the Spaniards preserve the name of the musical festivals of the Arabs » (1930, 13). Ainsi était réaffirmée l’hypothèse avancée par Pedro Humberto Allende dans les années 1930. Déjà installée, en quelque sorte, dans le milieu populaire, cette connexion avait été également signalée dans des articles de vulgarisation de la revue En Viaje. Ainsi, un texte d’auteur anonyme énonce que la fête et la danse moresque appelée zambra se trouvent à l’origine de la cueca133 (1941, 5). À l’avenant, à peine quelques années

plus tard, l’auteure Martha Aguila adhère à l’idée, écartée auparavant par l’historien Eugenio Pereira Salas (1941, 269), que la zamacueca proviendrait justement de cette manifestation, vu que la tête de son nom (« zama ») démontrerait que : « sa mère est la zambra, danse espagnole d’origine arabe, très populaire chez les gitans »134 (1948,

59).

La parenté serait, dans la lecture de González Marabolí, vérifiable grâce à l’utilisation de la notion du chant à la « daira » par les chanteurs de cueca (Claro Valdés et al. 1994). Le mot daira proviendrait prétendument de l’arabe al-Da’ira, faisant référence, selon Mahmoud Guettat, au « court prélude vocal de rythme libre qui consiste en une vocalisation des syllabes “yalalan… lan… lalan” par l’ensemble et qui permet de souligner les points du tab’ et de préparer les voix au chant, d’où peut-être le terme da’ira, tour ou cercle »135 (Guettat 2000, 286). Toutefois, étant

donné l’absence de références antérieures à la pratique en groupe de la cueca dans les textes universitaires, cette interprétation reste isolée par rapport aux autres récits existants, puisque ceux-ci évoquent habituellement la présence d’un duo de chanteurs et non d’un groupe.

En outre, González Marabolí expose des théories qui relieraient la cueca au mouvement des planètes, aux points cardinaux et à des séries numérologiques ; dans un geste qui nous rappelle la liaison que la musique arabo-espagnole établit avec l’astronomie, la médecine et l’architecture (Alonso 2010, 95). Mais c’est surtout la qualité des voix des chanteurs, c’est-à-dire les attributs sonores de leurs voix, qui constitue le domaine où la théorie arabo-andalouse a su trouver un terrain de validation. Plus précisément, il semble s’agir de la construction d’un corrélat sonore aux descriptions de l’école de chant du mythique maître andalou Ziryab.

Arrêtons-nous brièvement sur la figure de Ziryab dont l’histoire personnelle réveille bien des désaccords et pas moins d’enthousiasme, comme l’a démontré

134 « que su madre es la zambra, baile español de origen árabe, muy popular entre los gitanos ». 135 Quant au mot « tab’ », il désigne les modes musicaux andalous, d’après la définition du

récemment Christian Poché (2012). Ziryab arriverait à être « considéré comme l’un des plus illustres musiciens de l’histoire de l’humanité, un véritable héros, une charnière des cultures orientale et occidentale » (Poché 2012, 9). L’imagination de son héritage « constitutes a key or charter myth of the Andalusian musical legacies » (Shannon 2015, 23). La nature contradictoire d’une bonne partie des récits à son sujet a également un impact sur les écrits qui touchent à la cueca, comme on le verra plus loin. Portant le nom d’Abu al-Hasan ‘Ali Ibn Nafi’ (Poché 2012, 34), surnommé Ziryab « le merle noir », ce musicien iraquien est arrivé en Al-Andalus vers 822. Grosso modo, on considère que l’une de ses contributions les plus importantes à la musique arabo-andalouse serait l’instauration d’un système d’enseignement du chant. On lui attribue également l’ajout d’une cinquième corde au luth, bien que ce sujet ne fasse pas l’unanimité parmi les universitaires (Chaachoo 2011, 49-56). Les sources écrites qui inscrivent sa vie dans l’histoire andalouse, et qui ont servi au déploiement de la plupart des récits, ne sont pas nombreuses. En effet, selon la généalogie qu’a pu reconstruire Christian Poché, c’est à partir des écrits regroupés sous le nom al-

Muqtabis II de Ibn Hayyan (Xe ou XIe siècle), tels que lus et interprétés par

Mohammed Al-Maqqari (XVIIe siècle), qu’on construit le récit le plus répandu sur ce

musicien136.

Parmi les chercheurs qui s’appuient sur l’œuvre d’Al-Maqqari, on compte l’arabisant Julián Ribera, dont le livre La música de las Cantigas (1922) avait, pour sa part, cristallisé, d’après le musicologue Fethi Salah, la renaissance de la polémique autour de la théorie arabisante en Espagne (Salah 2003). Bien entendu, une telle polémique se synthétiserait en la controverse qui cherchait à identifier l’origine ultime de la poésie populaire hispanique. La position de Julián Ribera en défendait une filiation arabe qui fournirait à la musique espagnole une part de son originalité. En contrepartie, la thèse qui s’opposait à celle arabisante proposait que le patrimoine de chansons, danses et poésies populaires en question s’associerait à une lignée

wisigothique, ou qu’il proviendrait de la liturgie chrétienne (Berlanga 2009, 32-34). Garder en tête cette polémique nous aidera à mieux saisir le débat dans lequel s’inscrit l’œuvre musicologique de Ribera, un débat qui paraît demeurer ouvert.

Afin de démontrer la similarité entre la cueca et le chant andalou, Samuel Claro s’est référé précisément au texte La música de las Cantigas dans un article antérieur à

Chilena o cueca tradicional, où il met en évidence son observation sur la similarité

entre le chant de la cueca et les enseignements de Ziryab :

Aussi la cueca chilienne, chant « a la rueda » ou « daira », est chantée par quatre voix capables de produire le chant crié et mélismatique exigé par la tradition, une voix placée en accord avec les canons introduits en Occident grâce à la pratique du grand chanteur Ziryab au IXe siècle. Les

techniques de placement de la voix que González Marabolí a appliquées depuis son enfance, apprises de son père, et lui-même de ses grands- parents, coïncident tout à fait avec celles exigées par Ziryab et consignées dans des textes facilement accessibles pour nous.137 (Claro 1986, 257)

Plus tard, dans Chilena o cueca tradicional, un extrait qui caractérise la voix cherchée par Ziryab a alors été confronté à une brève explication de la technique du chant crié cultivée par González Marabolí. Cette confrontation mettait en lumière des aspects communs entre le chant arabo-andalou et le chant de la cueca, notamment les qualités « très forte » et « aiguë » de la voix, mais sans fournir aucune clarification sur les raisons de cette ressemblance. Impossible de déterminer si c’est González Marabolí qui a proposé la comparaison avec Ziryab ou s’il s’agit d’un apport du musicologue Samuel Claro. En grande partie, cette impossibilité relève du statut ambigu que revêt González Marabolí vis-à-vis l’ouvrage, dans le cadre duquel il est présenté simultanément en tant que source orale et en tant que coauteur.

Malgré la signature de Fernando González Marabolí comme auteur de la partie la plus vaste du livre (qui compte plus d’une centaine de pages), il est exhibé de façon

137 « También la cueca chilena, canto a la rueda o a la daira, se canta por intermedio de cuatro voces

capaces de emitir el canto gritado y melismático que exige la tradición, impostada según cánones introducidos en Occidente des de la práctica del gran cantor Ziryab en el siglo IX. Las prácticas de

emphatique comme le représentant d’une certaine oralité, et ce, sur la base de deux procédés principaux. D’un côté, à la partie qu’il signe – probablement composée de transcriptions d’entretiens et de manuscrits – s’ajoutent des commentaires en marge, produits par Samuel Claro. Dans ces paragraphes, écrits en italique, le musicologue précise, nuance, corrige, explique ou complémente l’exposé de l’auteur. La voix de Claro Valdés, pourtant, ne dialogue pas directement avec celle de González Marabolí, mais elle s’adresse au lecteur comme s’il analysait une source orale.

De l’autre côté, la lecture minutieuse du texte révèle que la connaissance d’un nombre considérable de sources écrites nourrit et réaffirme les théories de González Marabolí. Ainsi, sa voix prononce par-ci, par-là les noms d’écrivains, philologues, musicologues et essayistes, dont Pedro Humberto Allende (Claro Valdés et al. 1994, 73), Eduardo Benot (Ibid., 112), Rafael Castejón [y] Martínez de Arizala (Ibid., 182), Joaquín Edwards Bello (Ibid., 162), Safï al-Dïn al-Hilli (Ibid., 108 et 183), [Ramón] Menéndez Pidal (Ibid., 183), Ricardo Molina (Ibid., 182), Julián Ribera (Ibid., 183), [Francisco] Rodríguez Marín (Ibid., 112), José Subirá (Ibid., 183), Carlos Vega (Ibid., 91) et [Benjamín] Vicuña Mackenna (Ibid., 91). Tous ces noms, néanmoins, ne sont pas récoltés dans la liste finale de références, de manière que la gestion d’un considérable corpus bibliographique chez González Marabolí semble rester subordonnée par l’exaltation de son oralité. Malheureusement, aucune explication du fait que la liste de références n’inclut que les titres étudiés par Samuel Claro n’est offerte dans le livre.

Une manifestation éloquente de l’obscurcissement de cette connaissance bibliographique chez González Marabolí se donne justement dans un extrait qui réfère à Ziryab. Ici, González Marabolí semble citer « par cœur » un extrait du livre de l’arabisant espagnol Julián Ribera, sans le rendre explicite. Il s’agit du même extrait que le musicologue Samuel Claro inclut dans la première partie du livre afin

des conditions pour le chant crié »138 (Claro Valdés et al. 151). Dans le même livre,

une centaine de pages plus tôt, Claro Valdés citait le texte original de Ribera : « S’il notait que la voix était claire, pure, forte, intense, parfaite, c’est-à-dire, sans mélange de sons nasaux ni de gêne de langue ni difficulté de respiration, et s’il estimait que l’aspirant possédait les conditions pour apprendre, il lui indiquait qu’il pouvait l’enseigner » (Ibid., 53 ; cf. Ribera 1922, 56). Notons les subtiles différences entre les deux extraits pour constater, premièrement, que si l’on croit que ces mots lui appartiennent véritablement, González Marabolí connaît l’écrit de Julián Ribera. Deuxièmement, on pourrait déduire que les nuances trouvées dans l’adaptation de la citation chez González Marabolí signaleraient certaines limites de la similarité prétendue entre les deux pratiques vocales, au-delà de la discussion généalogique qu’on pourrait également poursuivre. En effet, il ne me paraît pas du tout anodin que l’allusion aux « sons nasaux », présente dans l’original espagnol, disparaisse chez le

cultor de cueca ; autant que ne l’est l’ajout du concept de « chant crié » (dont on

discute dans le cinquième chapitre de cette thèse) aux paroles de Ziryab. Arrêtons- nous à examiner ce qui peut entraîner cette ambiguïté concernant la nasalité.