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CHAP I : LES CONDITIONS POLITIQUES DE L’ALLIANCE MILITAIRE

3. Négocier une alliance : les formalités diplomatiques d’un échange

La légitimité sans cesse revendiquée d’un contrôle ‘politique’ sur la conduite de la diplomatie militaire laisse cependant, dans la pratique, une grande marge au rôle personnel des hommes qui la négocient. C’est en effet sur eux que repose la tâche de conduire les échanges qui permettent de nouer des accords. Les sources en témoignent cependant rarement, tant et si bien qu’on est fort démuni au moment d’en restituer les cadres et les pratiques. Les quelques éléments qui se dégagent de l’image qu’en livrent occasionnellemnt les sources revêtent cependant un intérêt particulier pour notre objet d’étude. Le récit de ces échanges est en effet investi de valeurs et de symboles qui peuvent être interprétés dans le cadre du dialogue ‘politique’ qui conduit à la conclusion d’une alliance. Aussi faut-il rassembler l’ensemble des informations que livrent les sources pour reconstituer, dans la mesure du possible, les différents aspects de la négociation diplomatique, à travers la mobilisation d’acteurs personnels et d’un langage, argumenté autant que symbolique, et tenter de les éclairer au prisme de l’échange entre futurs partenaires militaires.

Les acteurs de la diplomatie militaire : représentation et confiance personnelle

La diplomatie antique est d’abord une affaire d’hommes œuvrant dans le cadre d’institutions communes, en particulier la legatio par laquelle des personnalités sont investies de la mission de représenter et du pouvoir plus ou moins étendu de négocier (en vertu des

mandata du Sénat), mais aussi toutes celles qui permettent la protection et la réception des

représentants de l’interlocuteur214. Elle est le champ théorique d’un échange réciproque, dans lequel les représentants de chaque partie se rencontrent, ou sont amenés à traiter tour à tour et directement avec les responsables de l’autre partie afin de parvenir à un accord. L’image qui se dégage de la diplomatie militaire romaine déforme cependant quelque peu ce scénario idéal, puisqu’on y voit le plus souvent le Sénat ou un magistrat romain et ses hommes de

213 Cf. KUNKEL, art. cit., pp. 21-22. L’enjeu apparaît clairement à travers la volonté du Sénat de contrôler la multiplication des commandements provinciaux, en particulier ceux des préteurs régulièrement affectés au commandement des provinces, cf. RICHARDSON, op. cit. ; T. C. BRENNAN, The Praetorship in the Roman Republic, Oxford, 2000 et FERRARY, ‘Provinces, magistratures et lois’ op. cit.

214 On sait que son principe le plus élémentaire, largement revendiqué par la tradition romaine, est celui de l’inviolabilité des ambassadeurs.

confiance traiter directement avec les représentants d’une communauté en position de solliciteurs215.

Pour ‘romano-centrée’ que soit cette perspective, les sources laissent cependant entrevoir combien le recours à des représentants diplomatiques, désignés comme legati, constitue une pratique bien établie dans la négociation militaire de la République comme d’ailleurs pour ses partenaires, cités, peuples et royaumes216. L’initiative de les envoyer peut être prise par le Sénat, qui investit alors officiellement ces legati, ou par le magistrat lui- même, libre alors de choisir un homme de confiance dans son consilium. La première configuration nous est en fait rarement connue à l’époque qui nous intéresse. Si on laisse en effet de côté la délégation de Q. Fabius Maximus Gurges, N. Fabius Pictor et Q. Ogulnius Gallus envoyée à Ptolémée Philadelphe en 273, dans la mesure où il n’est pas assuré qu’elle aboutisse à un accord qui dépasse la simple amicitia217, seul l’exemple de la fameuse ambassade de 218, initialement chargée de porter l’ultimatum à Carthage, peut être analysé dans le détail. M. Fabius Buteo, M. Livius Salinator, L. Aemilius Paullus, C. Licinius Varus et Q. Baebius Tamphilus reçoivent en effet des instructions supplémentaires du Sénat d’après Liv., XXI, 19, 6 :

« Legati Romani ab Carthagine, sicut iis Romae imperatum erat, in Hispaniam ut

adirent ciuitates ut in societatem perlicerent aut auerterent a Poenis traeicerunt »218.

On sait que tous ces personnages sont des sénateurs de haut rang, anciens consulaires pour quatre d’entre eux. Au critère du prestige s’ajoute sans doute aussi celui de la

215 Pour une appréhension des legati des partenaires auxquels ont affaire les Romains, on pourra se reporter, par exemple sur le dossier hispanique à E. GARCÍA RIAZA, ‘Aspectos de la diplomacía indígena en Hispania (ss. III – I a. C.)’ in E. CRISPO et M. J. BARRIOS CASTRO éd., Actas del X congreso español de Estudios clásicos, 2000, pp. 89-96, E. TORREGARAY PAGOLA , ‘Embajadas y embajadores entre Hispania y Roma en la obra de Tito Livio’, in Diplomacia y autorrepresentación, pp. 25-63, ainsi que notre propre contribution ‘Rome et les communautés hispaniques : des ambassadeurs face à l’émergence d’un pouvoir hégémonique, fin IIIe – IIe s. av. J.-C.’ in A. BECKER-PIRIOU et N. DROCOURT éd., Aux origines d’une diplomatie méditerranéenne. Les ambassadeurs, moyens humains de la diplomatie (Antiquité romaine et Haut Moyen-Âge). Actes du colloque de Metz, 14-16 octobre 2010, à paraître. La figure de ces ambassadeurs apparait largement comme une projection des représentations que les Romains se font de leurs propres legati : des hommes de haut- rang et d’expérience.

216 Sur les legati, on se reportera à P. KEHNE, ‘Legatio’ et ‘Legatus’, DNP, VII, 1999, coll. 2-4 et 5-6, et on pourra toujours tirer profit de la notice classique de R. CAGNAT in Ch. DAREMBERG et E. SAGLIO dir., Dictionnaire des Antiquités grecques et latines, Paris, 1900, pp. 1030-1035.

217 Cf. D.H., XX, O Pittia et Val.-Max., IV, 3, 9, voir aussi les autres sources rassemblées et commentées par TORELLI, op. cit., pp. 216-219. On a indiqué supra qu’il y avait peu de raisons de prendre au sérieux la qualification de societas de Liv., Per., XIV, 6 au sujet de l’accord qui résulte de cette rencontre. Sur cette amabassade, qui a surtout attiré l’attention des auteurs anciens en raison de l’attitude désintéressée des legati refusant de garder pour eux les cadeaux du Lagide, voir dernièrement G. STOUDER, op. cit., p. 448sq.

218 « Conformément aux instructions qu’ils avaient reçues à Rome, les ambassadeurs roamins se rendirent de

Carthage en Espagne, afin d’aller dans les cités et pour obtenir leur alliance ou les détourner des Puniques » (Trad. de P. JAL, TITE-LIVE, Histoire romaine, Tome XI, Livre XXI, Paris, 2003).

compétence spécifiquement diplomatique, au moins auprès de Carthage219. Après la déclaration de guerre à Carthage, ils relèvent pourtant leur seconde mission avec apparemment assez peu de succès, en Espagne comme en Gaule220. Quant à l’ambassade de L. Génucius, P. Poetilius et P. Popilius Laenas, dépêchée en 210 auprès des petits rois d’Afrique dans la foulée de la ratification du traité avec Syphax, on n’en saisit ni les motifs ni les résultats effectifs221.

Le plus souvent, ce sont les magistrats en charge d’une provincia que l’on voit déléguer un homme de confiance pour négocier de telles alliances. Le critère de sa sélection est alors variable. Officier du consilium de rang subalterne, il peut être choisi pour ses qualités proprement militaires. Ainsi P. et Cn. Cornelius Scipion dépêchent-ils une ambassade de trois centurions auprès de Syphax en 213, dont le chef est Q. Statorius, un ‘expert’ suffisamment reconnu pour être retenu par le roi numide afin de lui servir d’instructeur militaire pour ses armées222. Ces hommes sont manifestement choisis par le magistrat en raison de leur capacité de parler le langage des armes avec compétence et force de conviction. Le talent diplomatique et la confiance du magistrat comme du partenaire, plus que la qualité proprement militaire, peuvent aussi avoir leur part dans cette élection. Le légat étruscophone de Q. Fabius Maximus Rullianus, choisi par ce dernier pour négocier une alliance avec Camerinum d’Ombrie, fournit un exemple très révélateur : à la compétence proprement linguistique qui permet la traversée du pays étrusque, s’ajoute sans doute la mise à profit du réseau de relations septentrionales des Fabii223. Plus tard, Scipion compte particulièrement sur des hommes de confiance

219 Cf. Liv., XXI, 18, 1-2 pour la composition et la mission initiale de cette ambassade, et BROUGHTON, MRR, I, p. 239. G. BRIZZI nous a suggéré que Fabius a été choisi comme élément ‘modérateur’ en raison de ses positions philo-carthaginoises. De manière générale, ces hommes ont peut-être suffisamment d’épaisseur ‘internationale’ pour être jugés capables de nouer de nouveaux contacts en Méditerranée occidentale. Sur l’importance du prestige du rang et de l’expérience chez les legati romains, voir dernièrement E. TORREGARAY, ‘Legatorum facta : la ejemplaridad de los embajadores romanos’, in VELEIA, XXVI, 2009, pp. 127-152.

220 Cf. Liv., XXI, 19, 6-20, 9. Pour le résultat de leur mission, exagérément minoré par la source nettement anti- romaine qui se cache derrière ce passage livien, cf. A 1, 76 et nos analyses infra chap. VI. L’ambassade de L. Génucius, P. Poetilius et P. Popilius Laenas, dépêchée en 210 auprès des petits rois d’Afrique d’après Liv., XXVII, 4, 9 (cité supra), fournit un autre exemple de ces legationes à grand rayon d’action, mais on en ignore le résultat effectif.

221 Cf. Liv., XXVII, 4, 9 cité supra. On ne comprend pas bien en effet s’il s’agit de nouer de nouvelles alliances, et il est possible que ces reguli dépendent en fait de Syphax. Tout au plus sait-on que les legati romains sont chargés de leur remettre des cadeaux (toges prétextes et patères d’or), comme ils doivent le faire pour Syphax, voir infra.

222 Pour ce Q. Statorius retenu par Syphax comme instructeur, cf. Liv., XXIV, 48, 4-9 ; 11-12 et A 1, 82. Remarquons que les partenaires numides eux-mêmes peuvent faire appel à des hommes d’armes pour négocier une alliance, comme c’est le cas de Massinissa qui dépêche trois de ses officiers auprès des Romains pour préparer sa rencontre avec Scipion analysée infra, cf. Liv., XXVIII, 35, 2-3 et A 1, 93 (le contenu de l’accord ayant déjà été discuté avec Silanus d’après Liv., XXVIII, 16, 11).

223 Qu’il s’agisse d’un Fabius ou d’un Claudius (voir les doutes de Liv., IX, 36, 7), il est en effet l’homme de confiance de Fabius Maximus, cf. A 1, 29.

lorsqu’il cherche à élargir son réseau d’alliances en Espagne du Sud et en Afrique. On pense d’abord au rôle du propréteur M. Iunius Silanus, qui est peut-être le négociateur de nouvelles alliances celtibères224. Avec L. Marcius Septimus, il est également l’agent du rapprochement avec Massinissa en 206225. C’est d’ailleurs à ce même Marcius, officier particulièrement expérimenté, que Scipion fournit la mission de finaliser un accord avec Gadès226. Mais l’exemple le plus frappant est celui C. Laelius, légat et ami de Scipion, qui l’envoie auprès de Syphax pour négocier une nouvelle alliance en 206. Il semble même que Scipion ne songe d’abord pas à une rencontre personnelle avec le roi numide, et confie donc implicitement le soin de l’accord à son lieutenant. Et celui-ci l’accompagne d’ailleurs lorsqu’il décide de répondre à l’invitation du monarque227.

Chargés de la mission de parvenir à un accord, les legati comme les magistrats eux- mêmes portent en quelque sorte sur leur propre personne la diplomatie militaire de la communauté qu’ils représentent : c’est le point exact où les institutions officielles et les relations personnelles s’entrecroisent pour former ce faisceau complexe de relations à travers lequel s’esquissent et s’animent les alliances. Les Anciens, s’ils ignorent le principe des délégations permanentes, disposent cependant d’une institution qui se prête à la conclusion de ces relations : l’hospitium, publicum et priuatum228. C’est en effet à travers ces institutions que la cité, ou d’importants personnages, offrent l’hospitalité à des étrangers officiant pour le compte de leur propre cité. Or les sources les font apparaître dans leur compte-rendu de la conclusion d’accords militaires, comme en témoigne le récit livien de la première ambassade latine du cycle de négociation du foedus Cassianum. On y voit en effet, un an après l’obtention de la paix, les Latins prendre l’initiative de dénoncer les agissements des Volsques auprès des Romains, et obtenir ainsi la libération de six mille prisonniers et l’ouverture de la discussion sur le foedus, ce qui les décide à offrir une couronne d’or à Jupiter Capitolin. La venue de la délégation chargée de l’offrande clôt symboliquement ce cycle de négociation placé sous le signe du don et du contre-don, tandis que les prisonniers libérés qui l’accompagnent se rendent chez leurs anciens maîtres (Liv., II, 22, 7) :

224 Avec Culchas, cf. A 1, 92 et n. correspondante pour le rôle de Silanus.

225 Cf. Liv., XXVIII, 16, 11 et 35, 2 pour les rôles respectifs des deux hommes, et A 1, 93. 226

Cf. Liv., XXVIII, 23, 8 et 37, 10 pour la deditio initiale auprès du légat, et surtout la qualification de Marciani pour le foedus ensuite conclu par Cic., Pro Balbo, XV, 34 et XVII, 39, qui indique clairement le rôle de Marcius, cf. A 1, 95.

227 Cf. Liv., XXVIII, 17, 7-9 et A 1, 94 : c’est Syphax qui exige la venue de Scipion, qui n’en prend donc pas l’initiative comme le voudrait App., Ib., XXIX, 116.

228 Sur cette institution, voir désormais B. WAGNER-HASEL, ‘Gastfreundschaft’, in DNP, IV, 1998, coll. 793- 797, et surtout P. BALBÍN CHAMORRO, Hospitalidad y patronato en la península ibérica durante la Antigüedad, Estudios de Historia, Junta de Castilla y León, 2006, qui pose la distinction nécessaire entre hospitalité et clientélisme.

« … inde hospitia iungunt. Numquam alias ante publice priuatimque Latinum nomen

Romano imperio coniunctius fuit »229.

Ainsi le processus de discussion qui débouche sur la conclusion du foedus Cassianum, deux ans plus tard, est-il placé sous le signe de l’hospitium, posé en quelque sorte comme préalable logique de sa conclusion : on imagine quel effet la multiplicité de ces relations personnelles avec les sénateurs peut avoir sur le vote final de la haute assemblée. Si la nature quasi-confédérale de l’alliance romano-latine explique sans doute aussi le caractère anonyme d’une présentation dans laquelle on voit la multitude des citoyens latins et romains nouer des relations particulières, le thème revêt cependant la même importance dans le compte-rendu d’échanges entre de grands personnages. C’est le cas, par exemple, de la rencontre entre Syphax et Scipion en 206. On sait que le général romain répond à l’invitation de ce dernier après une première phase de négociation par l’intermédiaire de Laelius. Or, Syphax lui fait bénéficier, ainsi qu’à Hasdrubal, des fastes de l’hospitium royal230. La frontière entre la relation privée et l’échange officiel s’efface ici puisque le roi représente l’État et traite le Romain en égal. Surtout, l’hospitalité offre le cadre presque indispensable à la mise en scène d’une relation personnelle qui prend une importance croissante dans le compte-rendu de ces échanges.

Au fur et à mesure que les magistrats prennent une plus grande importance dans la définition de la diplomatie militaire romaine, les sources tendent à concentrer leur attention sur leur rôle personnel, et à faire de la rencontre des interlocuteurs avec ces derniers la scène centrale de la discussion de l’accord, et surtout de sa conclusion. Il s’agit évidemment d’une présentation stéréotypée, tout autant que celle de la réception des ambassadeurs au Sénat, et qui, si elle met en valeur le thème du contact physique et personnel, cache sans doute aussi du même coup d’autres dimensions plus politiques de la négociation231. En l’absence d’autres informations à ce sujet, il faut pourtant bien partir de son analyse. La meilleure illustration en

229 « … à partir de là, ils nouent des relations d’hospitalité. Jamais encore les relations privées ou officielles

n’avaient été aussi étroites entre le nom latin et l’empire romain ». Cf. Liv., II, 22, 6-7 et A 1, 2. Que l’historien latin éprouve le besoin de placer la genèse de ces relations d’hospitium sous le signe de l’affranchissement témoigne surtout de l’idée qu’il se fait de l’hégémonie romaine sur le Latium à cette date, voir infra nos analyses dans le chap. IV. Le soin particulier qu’il met à les exposer, tout comme Denys d’Halicarnasse au sujet de l’isopoliteia, témoigne aussi de la volonté de la tradition latine de souligner l’étroitesse ancienne des relations entre Romains et Latins.

230 Cf. A 1, 94. Le thème de l’hospitium, particulièrement sensible dans le compte-rendu de Liv., XXVIII, 18, 2sq (voir aussi Sil. It., XVI, v. 170-274 et App., Ib., XXIX, 116-XXX), remonte peut-être à Polybe (cf. XI, 24 a, 4) mais est déjà sensible dans la lettre de Scipion rapportée en Liv., XXIX, 24, 3, si on considère qu’elle est authentique.

231 Ce dernier stéréotype et ses implications idéologiques ont été bien mis en évidence par J. LINDERSKI, ‘Ambassadors go to Rome’, in E. FRÉZOULS et A. JACQUEMIN éd., Les relations internationales, Paris, 1995, pp. 451-478. L’image de la rencontre personnelle avec le magistrat romain mériterait une étude équivalente, dont nous prétendons seulement esquisser quelques traits dans le développement qui suit.

est sans doute le compte-rendu polybien et livien de la vaste action diplomatique de Scipion en Espagne et en Afrique au cours de la seconde guerre punique. On sait qu’une fois la base punique de Carthagène prise en 209, le général romain se trouve en possession de plus de 300 otages ibériques, qui lui fournissent un puissant moyen de pression pour obtenir l’alliance de leurs communautés contre les Carthaginois232. La négociation de leur libération et de l’alliance consécutive est toujours rapportée sous le signe de la réception personnelle par Scipion de leurs proches, d’abord à Carthagène, puis sur le chemin du retour jusqu’à Tarragone : on connaît les exemples d’Allucius, mettant ses cavaliers au service de Scipion après la libération de sa fiancée, mais aussi celui d’Edécon, et surtout celui d’Indibilis et Mandonius qui fournissent ainsi l’appui de toute la nation ilergète aux Romains l’année suivante233. On pourrait aussi y ajouter l’exemple de Massinissa qui, en 206, rallie Scipion après la libération de son neveu Massiva234. Derrière l’éloge de la libéralité de Scipion, on perçoit évidemment la logique d’une négociation qui, pour être présentée comme l’échange réciproque d’actes de générosité et de reconnaissance, repose sur un véritable marchandage des alliances militaires, largement conditionné par des considérations géopolitiques de plus grande portée235.

Le fait même de la mise en scène de la rencontre personnelle revêt cependant une signification particulière. Animée par le souci de se trouver en présence du partenaire, elle est en effet liée à toute une économie morale de la fides qui exige au final le contact physique des

dextrae236. Si sa représentation littéraire ne vise donc pas tant à exposer le processus de la

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Pol., X, 18, 5 cité supra expose d’ailleurs explicitement ce calcul en rapportant les propos que Scipion dicte aux otages dans le courrier qu’ils doivent adresser à leurs proches. Voir également son rappel en Pol., X, 34, 1, ainsi que Liv., XXVII, 17, 1 qui y ajoute, significativement, la distribution de dons. Ajoutons que Liv., XXVI, 49, 1 connaît une tradition évoquant un bien plus grand nombre d’otages (3724 !).

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Voir e. p. Liv., XXVI, 50 et Pol., X, 34, 1-35, 3 et A 1, 89 (Allucius, les Espagnols jusqu’à Tarragone et Edécon), et Pol., X, 37, 7-38, 4 et A 1, 91 (Indibilis).

234 Cf. Liv., XXVIII, 35 et A 1, 93. S’il ne procède pas de la même vague de libération des otages, l’épisode appartient au même registre de l’éloge de la fides de Scipion et de la dénonciation de la domination carthaginoise.

235 Ces considérations sont d’ailleurs clairement exposées par les auteurs eux-mêmes, comme dans le cas d’Edécon auquel Pol., X, 34, 2-3sq (et de manière plus contournée Liv., XXVII, 17, 2) prête le calcul opportuniste de changer de camp à temps.

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Un Massinissa explique très exactement son désir de rencontrer Scipion lui-même en ses termes d’après Liv., XXVIII, 35, 1 : « Numida cum ipso utique congredi Scipione volebat atque eius dextra fidem sancire ». Le geste de l’échange des dextrae comme engagement de la fides ne se cantonne pas au seul champ diplomatique (voir, sur ce dossier, G. FREYBURGER, FIDES. Étude sémantique et religieuse depuis les origines jusqu’à l’époque augustéenne, Paris, 1986, pp. 136-142), mais il peut revêtir une signification particulière pour la conclusion d’une alliance militaire, dans la mesure où la dextra est aussi la main qui porte l’arme. C’est ce qu’indiquent ces mots d’Ilionée, le représentant d’Énée lors de la première négociation de son alliance avec Latinus, d’après