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Les nécessités didactiques

création butorienne : l’introduction du roman comme forme englobante

I.2. Les nécessités didactiques

Les nécessités didactiques relaient en quelque sorte la critique de l’enseignement, même si Michel Butor tente de s’en défendre dans Curriculum vitae :

« Ce n’était pas l’enseignement que je critiquais mais ceux qui à mes yeux, le trahissaient à cause de leur incompétence ou de leur maladresse pédagogique. »116

Cette approche de la manière dont le savoir se transmet n’a été possible que lorsque Michel Butor décide de s’exiler hors de France. C’est grâce à l’obtention d’un poste de professeur de français à Minieh en Haute Égypte, puis d’un poste de lecteur à l’université de Manchester que la figure du romancier se construit. Inscrit dans cet univers, c’est pour lui un atout majeur, car l’écriture se présente comme un exutoire. A la question de savoir si la littérature a été une psychothérapie pour lui, Michel Butor répond dans Curriculum vitae :

« Oui, elle m’a permis de prendre des distances par rapport à mes préjugés, à mon éducation. C’est l’écriture qui m’a donné confiance en moi. J’en avais grand besoin car mes échecs à l’agrégation de philosophie m’avaient beaucoup perturbé. Je ne pouvais les admettre, j’encaissais vraiment très mal.

115 Skimao et Bernard Teulon-Nouailles, La période romanesque, in Michel Butor-Qui êtes-vous ? Lyon, éd. La Manufacture, 1988, p. 33.

116 Michel Butor, Curriculum vitae. Entretiens avec André Clavel, Paris, Plon, 1996, Chapitre 4-La Thébaïde, p. 48.

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Heureusement, j’avais déjà publié un certain nombre d’articles dans des revues parisiennes et cela m’a soulagé. »117

À la question : pourquoi Michel Butor choisit-il la forme romanesque ? nous avons formulé une première proposition, la recherche d’un équilibre personnel par la remise en cause de l’enseignement des lettres. La deuxième proposition pointera l’épisode égyptien comme moment crucial dans sa décision d’écrire. Celle-ci est provoquée par le dépaysement, la découverte d’un autre pays, d’une autre culture. C’est aussi le moment de la prise de conscience d’un objet important pour l’écriture, la table (I.2.1.). Un autre exil à Manchester fera sourdre des profondeurs de la conscience de Michel Butor son premier roman (I.2.2).

I.2.1. L’Égypte comme source du roman : la conscience des

objets

Tout lecteur de Michel Butor sait aujourd’hui que les voyages font partie de la genèse de son œuvre. Il en est ainsi du roman, dont les origines sont liées à son séjour égyptien. Dans Le Génie du lieu, Michel Butor affirme :

« […] L’Égypte a été pour moi comme une seconde patrie, et c’est presque une seconde naissance qui a eu lieu pour moi dans ce ventre allongé suçant par sa bouche delta la Méditerranée et ses passages de civilisations, thésaurisant celles-ci et les amalgamant dans sa lente fermentation […] »118

La découverte de nouveaux paysages, jusque-là inconnus pour lui, suscite l’émerveillement, occasionnant une remise en question de son parcours.

Nous ne réécrirons pas ici le séjour de Michel Butor en ce lieu. Nous devons seulement retenir qu’il a été séduit par ce pays pour deux raisons :

 il lui permettait de couper les ponts avec Paris ;

 il éprouvait une fascination pour sa civilisation depuis l’enfance grâce aux visites des salles égyptiennes du musée du Louvre :

117 Ibid., Chapitre 3- VIF, VIF. LENT ET LENT, p. 43.

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« […] ce pays représentait pour moi la thébaïde, le royaume des ermites, une sorte de paradis de la méditation : j’en avais grand besoin, et grande envie. […] »119

Parallèlement, trois projets le tenaient à cœur :

un projet de thèse de philosophie intitulé « les aspects de l’ambiguïté en littérature et l’idée de signification » que Jean Wahl devait diriger, et qui n’a pas été écrite ;

 un projet de rédaction d’articles ;

 et enfin, un projet de roman120.

Pendant ce séjour, s’est aussi posé le problème de la langue. Il communiquait dans un anglais approximatif avec des élèves de langue arabe121. Cette difficulté lui a permis non seulement de s’intéresser aux problèmes de traduction, mais aussi aux objets de la vie quotidienne, notamment à la table.

Dans L’Emploi du temps, nous avons vu la représentation narcissique de l’écrivain à travers Jacques Revel qui écrit son journal. Mais cette rédaction n’est matériellement possible que grâce à la présence d’un outil indispensable dont il déplore l’absence. En effet, sa chambre d’hôtel à L’Écrou est dépourvue de table122

. Cette question revient comme un leitmotiv chez Butor qui en a fait le récit dans Le Génie du lieu123 :

119 Curriculum vitae, Chapitre 4- La Thébaïde, p. 54.

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Sur ce projet de roman, voir : Entretiens, vol. I, Entretien II- « Instantané : Michel Butor », Les Nouvelles littéraires, 17 janvier 1957, entretien avec André Bourin, pp. 29-31. Il s’agit d’un portrait-entretien dans lequel Michel Butor parle de son séjour en Égypte : « La source du roman en était le souvenir que j’avais de Paris en Égypte. Mais le livre se présenta plutôt comme l’inverse : mon souvenir de L’Égypte à travers Paris ! », p. 31 ; Entretiens, vol. I, Entretien VI- « Un révolutionnaire du roman. 1926-1957 : ou les modifications de Michel Butor », Le Figaro littéraire, 7 décembre 1957, entretien avec Paul Guth, pp. 48 et s. Il s’agit aussi d’un portrait-entretien ; Michel Butor, Le Génie du lieu, Paris, éd. Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1958, Egypte, p. 109 et s. ; Georges Raillard, Michel Butor, Paris, éd. Gallimard, coll. « La Bibliothèque idéale », L’Homme (Ebauche pour un portrait en discontinu)- Les Jours, p. 19, L’œuvre, p. 51 (sur la rédaction de Passage de Milan) ; Michel Butor, Improvisations sur Michel Butor-L’écriture en transformation, Paris, éd. de La Différence, coll. « Mobile matière », 1993, III- La voie du roman, p. 45 et s.

121 Le Génie du lieu, pp. 143-144.

122 L’Emploi du temps, p. 53.

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« Comment dès lors, ne pas s’émerveiller de la table ?

Comment ne pas voir que parler de cet objet si simple c’est poser du même coup toute une civilisation d’un certain type, toute une région de l’histoire, et […] l’introduction de tels objets à l’intérieur d’une culture à laquelle ils sont étrangers […] ».124

Et plus tard, dans Improvisations sur Michel Butor125 et dans Curriculum vitae :

« Cette mésaventure m’a convaincu qu’il était indispensable de faire des descriptions précises, même dans le domaine romanesque. J’ai aussi compris que les objets les plus familiers impliquent toute civilisation, un mode de vie ».126

L’idée a été développée dans l’essai « Philosophie de l’ameublement »127

, à l’intérieur duquel il prend comme point de départ de son analyse, le texte critique de Poe sur l’arrangement des appartements aux Etats-Unis au début du XIXème siècle. La conscience de l’objet est donc celle d’une société enracinée dans l’Histoire. L’objet recèle en lui le récit d’une vie, perceptible aux différentes marques apparentes liées à son utilisation.128

Fort de cette expérience, c’est à Manchester que le projet de roman se matérialise.

I.2.2. Manchester : la rédaction du roman

Un séjour à Manchester pendant deux ans permet à Michel Butor de rencontrer Jean Beaufret, oncle du dramaturge Michel Vinaver, qui lui propose un poste de lecteur :

124

Ibid., p. 142.

125 Improvisations sur Michel Butor-L’écriture en transformation, 11) La table égyptienne, pp. 51 et s.

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Curriculum vitae, pp. 57-58.

127 Michel Butor, « Philosophie de l’ameublement », in Répertoire II, Paris, éd. de Minuit, coll. « Critique », 1964, pp. 51-60.

128 Pour une réflexion plus poussée sur les objets en littérature, lire la revue Modernités, « Écritures de l’objet », textes réunis et présentés par Roger Navarri, Presses universitaires de Bordeaux, 1997, tome 9. Voir aussi Laurent Lepaludier, L’objet et le récit de fiction, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2004. Il tente, à travers une analyse sémiotique et philosophique, d’étudier le rôle de l’objet en littérature à partir d’un corpus issu de la littérature britannique, afin de mettre en place une poétique de l’objet.

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«Je parlais surtout de civilisation française, des coutumes, de l’air du temps : une sorte de sociologie du quotidien. »129

C’est à Manchester que débute la rédaction du roman Passage de Milan 130. Et nous retrouvons encore ici l’importance accordée aux objets :

«Ce sont eux qui permettent au lecteur et aux personnages de circuler dans le dédale très compliqué de mon immeuble. Les objets représentent un système de signalisation visuelle et sonore : autant de points fixes dans ma cartographie romanesque. Ils doivent donc être décrits minutieusement, ce qui implique qu’on leur accorde un regard nouveau. »131

La rédaction du roman proprement dit est la période durant laquelle le travail créatif se met en branle. Les voyages deviendront la source de cette relation entre écriture et voyages se trouvant au centre d’une production et d’une réflexion importante.

L’instant précis, déterminant, qui pousse Michel Butor à prendre la plume pour écrire un roman, c’est sa présence en Égypte. Cette transposition dans un espace inconnu lui fait dire « je vais écrire un roman ». Pourquoi ? Parce qu’il avait besoin de trouver un équilibre dans sa vie. C’est un Michel Butor bouleversé, déçu, qui remet en question l’enseignement qu’il a reçu, l’atmosphère d’après-guerre qu’il a vécu. Il trouve dans le roman un lieu privilégié d’expression, de libération de la parole.

Le critère didactique constituerait donc le second volet de la trilogie dans la réflexion sur le choix du genre romanesque chez Michel Butor. Un troisième critère, d’ordre socio-historique, dans la mesure où l’écrivain s’inscrit dans une société donnée à un moment de l’histoire de celle-ci, permet d’émettre une nouvelle hypothèse.

129 Curriculum vitae, p. 63.

130 Ibid., p. 64.

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