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Un écrivain révolutionnaire : la modernité esthétique de Michel Butor esthétique de Michel Butor

création butorienne : l’introduction du roman comme forme englobante

I.3. Les nécessités socio-historiques

I.3.3. Modernité de Michel Butor

I.3.3.2. Un écrivain révolutionnaire : la modernité esthétique de Michel Butor esthétique de Michel Butor

D’un point de vue esthétique, la forme romanesque lui permet d’explorer cette modernité, en s’inspirant d’une longue tradition qui remonte non pas à Baudelaire, mais à Montaigne166.

Certes, il ya lieu de souligner l’ambiguïté de la modernité de Michel Butor et son rapport à Michel Montaigne167. Elle vient de cet attachement à la Renaissance, dans laquelle Butor observe à travers la lecture de Montaigne que certaines questions traitées aujourd’hui avaient déjà trouvé quelques « essais » de résolution chez cet auteur. Et selon la démonstration menée par Claude-Gilbert Dubois168, est considéré comme moderne au XVIème siècle, ce qui est ancien. Et donc, l’ambiguïté n’en est plus une, dans la mesure où la notion d’écriture et de travail sur le langage assure les relais et les passages de formes littéraires.

Dans « Ce que modernité veut dire »169, plusieurs spécialistes ont entrepris de redéfinir et de recadrer le terme « modernité ». Trop souvent employé, parfois à tort et à travers, ils tentent d’en démêler les ambiguïtés en effectuant le rapprochement avec des notions comme « modernisme » et « postmoderne ». Il ressort de là que la notion de modernité est une notion variable. Celle que Michel Butor retient est résumée dans ses

166 Michel Butor, Essais sur les "Essais", Paris, éd. Gallimard, 1968.

167 Sur la relation de Michel Butor à Michel Montaigne, l’exposé d’Antoine Compagnon est éclairant : « Butor et les classiques », in La création selon Michel Butor. Réseaux, frontières, écarts, actes du colloque de Queen’s University. Textes réunis et présentés par Mireille Calle-Gruber, Paris, Nizet, 1991, p. 13 et s.

168 Claude-Gilbert Dubois, « Modernité du XVIème siècle français : "Nouvelleté" ou Renaissance ? », Modernités, Presses universitaires de Bordeaux, 1994, tome 5, p. 27 et s.

169 Yves Vadé (dir.), Ce que modernité veut dire, Modernités, Presses universitaires de Bordeaux, 1994, 2 tomes (tome 5 et 6).

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publications. En effet, il a publié des écrits critiques sous le titre Répertoire, qui englobe une série de cinq ouvrages. À partir des R1 et R2, il extrait une série d’articles qu’il regroupe ensuite sous le titre Essais sur les modernes170, formant un total de treize articles.

Il n’est pas étonnant de trouver en essai d’ouverture « Les paradis artificiels » de Charles Baudelaire, dont le thème se réfère aux drogues. L’essai montre comment l’imaginaire se sert des drogues pour alimenter la rêverie et saisir l’inspiration au vol, pour l’immortaliser sur le papier, à travers l’écriture. Baudelaire est sûrement un des premiers à avouer son addiction à ces substances qui pour lui étaient une aide précieuse, qui sans diminuer son génie, l’exaltaient, d’où les différents cycles : le cycle du haschich, le cycle du vin, dans lesquels, la poésie est la célébration d’un don de la nature qui transporte vers un autre monde, plus féérique. D’où le titre « Les Paradis artificiels », parce qu’il se rend compte aussi du caractère éphémère de ce transport des sens.

Chez Baudelaire, la poésie prend conscience d’elle-même d’une façon toute nouvelle. Pour Butor, ce dernier a su tirer de son expérience individuelle un certain nombre de conséquences et de conclusions sur la nature de la poésie. Par sa double fonction de poète et de critique, Baudelaire met en évidence l’idée que la poésie est un acte autoréflexif. Est moderne, l’écrivain qui critique sa propre activité d’écriture tout en y incluant un investissement personnel relatif au vécu, à la saisie personnelle de l’espace-temps dans la perception individuelle.

Et ce n’est pas pour rien si Butor enchaîne avec le « Joueur » de Dostoïevski, parce que l’écriture de cette œuvre avait pour but d’exorciser la passion du jeu de l’écrivain,

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Michel Butor, Essais sur les modernes, Paris, éd. Gallimard, coll. « tel » (Les éd. de Minuit, 1960, 1964).

Les essais sont les suivants : « Les paradis artificiels » (sur Baudelaire) ;« Le Joueur » (sur Dostoïevski) ; Le point suprême et l’âge d’or à travers quelques œuvres de Jules Verne ; Mallarmé selon Boulez ; Les « moments » de Marcel Proust ; Les œuvres d’art imaginaires chez Proust ; Sur les procédés de Raymond Roussel ; La crise de croissance de la science-fiction ; Petite croisière préliminaire à une reconnaissance de l’archipel Joyce ; Esquisse d’un seuil pour Finnegan (sur Joyce) ; La tentative poétique d’Ezra Pound ; Les relations de parenté dans « L’ours » de William Faulkner ; Une autobiographie dialectique (sur Leiris).

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et qu’en somme ce roman était un pari sur sa vie : comme il était criblé de dettes, il fallait qu’i achève rapidement le roman.

Avec « Le point suprême et l’âge d’or à travers quelques œuvres de Jules Verne » et « La crise de croissance de la science-fiction », c’est la présence des mondes imaginaires et les possibilités de découvertes qu’offrent les mondes inexplorés en introduisant l’idée de quête et d’idéal.

L’interprétation de Mallarmé par Boulez révolutionne la lecture de l’œuvre du poète, dans la mesure où l’interprétation du texte comme partition musicale montre sa richesse et son ouverture à des interprétations multiples. D’après Butor, Boulez a bien vu qu’il existait une parenté entre l’écriture poétique de Mallarmé et la musique. Ainsi, la musique est-elle capable de faire ressortir

« […] certaines des hantises les plus pressantes du poète ».171

L’expérience personnelle de l’écrivain sert donc de tremplin à la recherche esthétique et à la mise au point de nouveaux procédés. En l’occurrence, le texte-partition ou le poème-partition chez Mallarmé. L’écrivain est un explorateur de formes.172

Alors, Baudelaire, Dostoïevski, Mallarmé, Proust, Roussel, Joyce, Verne, Pound, Faulkner et Leiris seraient modernes, parce qu’ils mènent une réflexion sur leur art, un travail sur le langage, et qu’il existe un investissement très important de l’expérience personnelle. Hypothèse que Michel Butor développera à travers ses propres recherches littéraires. L’exploration méthodique permet de résoudre les problèmes littéraires qui se posent par la critique et l’invention.

La modernité épouse tous les domaines de la vie. Ici, en l’occurrence, la question esthétique nous ramène toujours vers cette assertion canonique, celle de Charles Baudelaire,

171 Essais sur les modernes, p. 247.

172 La modernité en terme d’invention : Baudelaire réinvente la poésie ; Dostoïevski réinvente le discours romanesque, Joyce le langage, Proust apprivoise le temps, Faulkner réinvente le personnage (les relations de parenté).

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pour qui la modernité sert à « désigner cette part d’éphémère que l’œuvre d’art emprunte à la mode et à l’actualité pour l’amalgamer à l’immuable ».173

Si Michel Butor choisit la forme romanesque pour faire son entrée sur la scène littéraire174, en se réclamant de l’héritage réaliste balzacien et humaniste du XVIème siècle (Montaigne est son auteur de prédilection), c’est parce qu’il lui permet de capter l’attention d’un certain public baigné dans la tradition du récit. Ecrire un roman, c’est raconter la vie en travaillant sur le langage, transformer celui-ci, afin de créer d’autres réalités, modifier le regard du lecteur et transformer la société. Cela revient à poser les problèmes en s’inscrivant dans la ligne esthétique du roman qui recèle des possibilités multiples. C’est une évidence pour lui, puisqu’il affirme dans son « Intervention à Royaumont » qu’il n’ « a pu l’éviter »175

. Il fallait qu’il réussisse à trouver la forme englobante qui pourrait lui permettre d’associer les

« deux hémisphères » de sa tête (un hémisphère Sartre, et un hémisphère Breton), effectuant la jonction, tout en signalant leur singularité. D’où le choix d’un hybride générique.

C’est un choix esthétique raisonné qui veut prendre en compte les « régions » de la réalité. L’œuvre totale, but poursuivi par Butor, n’est réalisable qu’à partir du moment où l’on s’aperçoit de la diversité des récits qui rythment le quotidien. Ils font partie de la sphère de communication quotidienne.

Si Michel Butor n’envisage pas la modernité littéraire en termes de rupture avec la littérature dite classique, sa modernité se situerait alors dans la manière dont il reprend à son compte cette littérature pour en donner une nouvelle tonalité. Et c’est le point central de toute l’entreprise scripturale de Butor. La modernité consiste dans une transformation du regard du lecteur, et cela n’est possible que par la transformation de l’écriture, et donc de sa modification, en incluant toutes les formes de transtextualité.

173 « Ce que modernité veut dire », in Modernités, tome 5, deuxième de couverture.

174 À travers notamment la publication de L’Emploi du temps qui obtient les faveurs de la critique qui lui décerne le Prix Fénéon, en 1956. C’est aussi à cette date qu’a lieu un des premiers d’une longue suite d’entretiens.

175 « Intervention à Royaumont » in Essais sur le roman, p. 15. Voir aussi « Le roman et la poésie », pp. 21-47. Voir aussi les divers entretiens accordés à la presse et publiés en volumes, comme Entretiens. Quarante ans de vie littéraire, entretiens réunis et annotés par Henri Desoubeaux, Paris, Joseph K., 1999 en trois volumes (volume I : 1956-1968 ; volume II : 1969-1978 ; volume III : 1979-1996) et formant un total de 150 entretiens.

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CONCLUSION PARTIELLE

Si la question du choix de la forme romanesque se pose avec beaucoup d’acuité chez Michel Butor, c’est qu’elle revêt une importance capitale pour la compréhension de son œuvre. Elle permet de suivre le mouvement et les mutations qui sont intervenues au fil des années. Une approche s’appuyant sur la biographie et les textes de l’auteur nous a permis de déceler trois motivations : les nécessités psychologiques, didactiques et socio-historiques.

La modernité de Butor s’exprime par une remise en cause des systèmes de représentation en littérature, et privilégie le travail formel. De ce fait, il est classé comme « nouveau romancier » dans les manuels d’histoire littéraire. Mais cette dénomination n’emporte pas son assentiment. Butor revendiquant à chaque fois son originalité : sa démarche s’inscrit dans la recherche d’un style personnel par une interrogation sur le langage. Certains comme Bernard Valette176 ont lu la modernité de Butor uniquement à l’aune de l’écriture des romans, en procédant à un recensement des traits spécifiques de celle-ci. Cette étude est intéressante, mais elle limite sa modernité à ces seuls traits esthétiques, alors qu’elle peut se lire aussi en amont, dans la genèse des romans et dans son attitude personnelle, ainsi que nous l’avons montré plus haut. La modernité butorienne se situe donc à la fois dans son attitude et dans ses choix esthétiques.

La mutation de l’œuvre commence à partir du moment où l’on s’aperçoit qu’à côté des romans, (écriture poétique), Michel Butor développe un métadiscours sur celui-ci, destiné à créer un art poétique centré sur le lecteur, à l’intérieur duquel tout romancier soucieux de son art et des transformations évidentes de la société doit tenir compte. C’est l’aspect autotélique de l’écriture. C’est pourquoi, le chapitre II va s’intéresser à la critique et à la théorie du roman.

176 Bernard Valette, « L’œuvre de Michel Butor. Une écriture de la modernité ?», in La Revue des Lettres modernes, Le Nouveau roman en questions 1. « Nouveau Roman » et archétypes, Paris, Minard, 1992, p. 161 et s.

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Chapitre II. Critique et théorie du