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Aspects dramatiques du roman butorien

Dans le document Michel Butor : du roman à l'effet romanesque (Page 156-161)

~ 143 ~ a) Définition du théâtre

II.3.2. Aspects dramatiques du roman butorien

Dans cette section, nous verrons comment les aspects dramatiques opèrent à travers la composition romanesque butorienne, tout en nous demandant si les règles de codification de la tragédie classique produisent les mêmes effets au niveau de la représentation scénique du roman ou scène du roman, et qu’alors, s’il y a homologie, Butor ne serait un nouveau romancier qu’en apparence. Et si le résultat contraire est avéré, il s’agirait plutôt d’une récriture, et d’une manière voilée de réhabiliter d’anciennes règles sous une nouvelle forme d’écriture.

II.3.2.1. Eléments dramatiques contenus dans la

fiction romanesque

Les éléments dramatiques contenus dans le roman permettent de façonner sa structure, ainsi, dans Passage de Milan, l’unité de lieu, c’est l’immeuble parisien, qui est le foyer d’autres lieux : les appartements, les escaliers, l’ascenseur, la cave, le sous-sol, et le passage du métro remue l’ensemble. On part de l’élément central qu’est l’immeuble pour se focaliser sur l’appartement des Vertigues qui devient le nouveau foyer central dans lequel toutes les personnalités se concentrent et dans lequel sera planté tout le décor de la « tragédie » qui va se jouer.

C’est le lieu dans lequel la tension conduisant au drame est palpable. Les scènes sont encadrées par l’entrée et la sortie des personnages. Le drame est annoncé : la fille des Vertigues est aimée de plusieurs jeunes gens, qui durant toute la soirée, cherchent à capter son attention sans y parvenir, amour rendu impossible par leur différence sociale, l’incompréhension, l’animosité et la jalousie. Mais surtout, chacun vit dans un microcosme, au point que l’échange reste souvent mal entretenu. Il s’agit du dialogue de sourds dont nous avons fait mention plus haut. Contrairement aux scènes habituelles, la superposition de scènes et leur apparition en coupe stratigraphique demeurent la règle dans le jeu scénique élaboré par Butor dans ce roman qui se déroule en douze heures (de sept heures du soir à sept heures du matin).

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Dans L’Emploi du temps, le théâtre acquiert le sens de représentation, mais aussi celui, architectural de lieu. C’est le second sens qui nous intéresse, dans la mesure où Revel fréquente le Théâtre des Nouvelles comme lieu d’évasion, et en même temps comme lieu de quête d’informations. Le roman se déroule en douze mois (du mois d’octobre au mois de septembre).

L’allusion à la tragédie est également visible. L’unité de lieu, c’est la ville de Bleston, foyer d’autres lieux, qui jalonnent la quête intérieure de Revel. Le Graal qu’il cherche, c’est l’essence de sa personne, car l’écriture du journal lui permet peut-être de manière illusoire, de répondre à la question « qui suis-je ? ».

La construction de triangles amoureux fait de Revel un anti-héros, qui choisit de se réfugier dans la mythologie, plutôt que d’affronter la réalité. Très cérébral, il préfère émettre des hypothèses et se tourner vers la quête du livre afin de résoudre l’énigme de Bleston, plutôt que d’obéir à ses sentiments. Par conséquent, le fait d’avoir résolu l’énigme et d’avoir trouvé un nouvel exemplaire ne ramène pas Rose auprès de lui, ni Ann d’ailleurs.

C’est à travers La Modification, que pour la première fois, une étude établit l’analogie entre les règles du théâtre classique et la composition romanesque de Michel Butor. En effet, l’étude de Michel Leiris313

, placée en postface à La Modification traite non seulement du réalisme mythologique de ce roman, marqué par l’objectivité des descriptions, mais aussi du réalisme rigoureux de la dramatisation de celui-ci, à travers les notions d’unité de temps, de lieu, d’action et de crise. Contrairement à la tragédie classique, Leiris remarque dans un premier temps qu’il y a un statisme et un mouvement dans ce théâtre, et que les unités de temps, de lieu et d’action, épousent l’idée de mouvement. Par conséquent, il n’y a pas d’action unique dans ce roman. Les unités de temps et de lieu ne sont respectées qu’en apparence : il y a constamment un entrelacement des temps et des lieux :

« Dans ce roman étroitement daté et situé, il y a donc unité de temps et de lieu. Toutefois, ces unités y prennent une toute autre figure que dans les pièces de notre théâtre classique. Ce n’est pas un

313 Michel Leiris, « Le réalisme mythologique de Michel Butor », Compte rendu de La Modification in Critique, n°129, février 1958, repris en postface à La Modification.

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voyage, mais plusieurs, d’époques différentes et faits dans un sens ou dans l’autre, que le héros accomplit […]. Il y a ainsi entrelacement de plusieurs temps, dont celui de l’actuel voyage Paris-Rome est simplement celui où la méditation du personnage prend naissance et se développe. Quant à l’unité de lieu, tout compte fait, elle n’est pas mieux traitée. Ce contenant presque immuable où tout se trouve localisé est, en vérité, un mobile dont on suit de station en station le déplacement entre Paris et Rome. ».314

Dernier élément de rapprochement avec le théâtre classique, la notion de crise vécue par le personnage. Leiris peut ainsi conclure :

« Si classicisme il y a dans la structure formelle de La Modification, il semble que cette structure soit, à chaque instant, bousculée, sinon menacée d’éclatement et que la fragilité même des strictes limites imposées (temps et lieu très réduit, intrigue à première vue banale) confèrent à l’œuvre en tant que telle son tragique propre en douant, apparemment, d’une force explosive la matière ainsi comprimée à l’extrême. […]. »315

L’action n’a pas lieu au premier degré. Statisme en ce qui concerne la position de Léon Delmont dans le train : les actions sont projetées dans sa conscience. C’est dans le flux du monologue que tout se déroule : toutes les scènes se jouent au second degré. Elles sont produites du point de vue d’un seul personnage.

L’étude de Françoise Van Rossum-Guyon s’intéresse au réalisme de Michel Butor, tout en évoquant le problème du vraisemblable dans La Modification.316 C’est à travers le discours fictionnel choisi par Michel Butor, en l’occurrence la banalité de la description des objets et des lieux que s’y déploient réalisme et illusion de réalité, car tout est historiquement situé. Elle peut ainsi conclure :

« Banalité des choses décrites, banalité aussi des modes de présentation, mais banalité reconnue, accentuée, structurée, intégrée, le « vraisemblable » tel qu’il se réalise dans La Modification doit être

314 Id., p. 293.

315 Id., p. 294.

316 Françoise van Rossum-Guyon, Critique du roman, Paris, éd. Gallimard /NRF, coll. « Bibliothèque des idées », 1970, Chapitre, II-Le vraisemblable, I. Le problème du vraisemblable, 1. La motivation réaliste, p. 82 et s.

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compris comme une contribution à cette « poétique de la banalité » qui, selon l’auteur, donne son sens à l’entreprise romanesque. »317

Cette volonté de description du réel est complexifiée par l’écriture de Degrés qui apparaît comme la mise en abyme du théâtre à l’intérieur de laquelle le romanesque tend à s’amoindrir, voire à s’effacer au profit de la dramaturgie, à travers une esthétique du discontinu, du fragment et du collage de citations (Molière, Racine, Corneille, Dante, Shakespeare). Le lycée, comme unité de lieu et foyer d’autres lieux (les salles de classe, les rues de Paris, les appartements), se décline comme une scène dès le début du roman dans le discours de Pierre Vernier (professeur d’histoire et géographie) :

« J’entre en classe et je monte sur l’estrade ».

L’emploi du présent de l’indicatif traduit une action en train de se faire, de l’ordre de la représentation scénique. Il y a simultanéité entre la parole et l’acte en train de se faire. Ce présent de l’instant, du visible, efface la distance entre le lecteur et le narrateur, de telle sorte qu’il est inclus dans la représentation ou dans le cours des événements qui vont suivre cette action. Les éléments du décor sont posés, le lecteur introduit dans la scène comme spectateur, le cours peut commencer (l’appel des élèves).

Tel un acteur montant sur scène, le narrateur fait de son cours, et de ceux de ces collègues des représentations théâtrales. En les superposant, et en les insérant dans une structure cubique, celle de l’emploi du temps, la profusion des dialogues, des discours ainsi générée concourt à l’éclatement de la narration : le discours direct prend de l’ampleur, et la narration éclate. L’enseignement est subordonné à une transmission orale de la parole : une structure d’écoute très forte est installée. À côté de la multiplication des discours rendue possible par le travail de la citation318, comme discours rapporté, une continuité culturelle s’installe, car celui-ci se greffe au discours du temps présent, de l’instant où il est saisi, en l’occurrence, celui de la matière, de la classe et du personnage. Le style indirect dans le roman

317

Ibid., Chapitre II-Le vraisemblable, II. Le vraisemblable dans « La Modification » ou les procédés de singularisation, p. 113.

318 Les différents auteurs de pièces de théâtre soumis à l’étude sont Racine, Corneille et Molière. En mettant en exergue la préface de Bérénice (p. 243), celle d’Iphigénie (p. 276) et la deuxième préface de Britannicus (p. 358), Butor soulève le problème de l’imitation dans Degrés.

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et le style direct du théâtre sont la marque de l’hybridité générique de cette œuvre que Michel Butor a choisi d’appeler « roman ».

L’unité de temps, c’est le cours d’octobre 1954 sur l’Amérique. La vraisemblance est créée par l’atmosphère studieuse, la référence à des ouvrages souvent utilisés dans l’enseignement secondaire et la technique du simultanéisme qui permet de faire mouvoir tous les éléments scéniques en même temps, ainsi que les différents discours qui engendrent la polyphonie. Ceci dit, peut-on faire de l’oralisation du roman un enjeu majeur de théâtralité et de lecture ?

II.3.2.2. Problème de la représentation :

l’oralisation du roman

La dramatisation du roman met en jeu une technique d’écriture dont le but est la saisie du réel. Etant donné que le réel ne peut se saisir qu’à travers la multitude des discours du quotidien, leur forme, et donc la manière de les percevoir et de les transcrire dans l’œuvre, permettent de comprendre les enjeux de l’écriture. L’oralisation peut ainsi être non seulement la marque de la théâtralité des échanges verbaux dans le roman, mais aussi un frein à la linéarité de la narration et à la lecture pour le lecteur non averti.

a) Un frein à la linéarité de la narration

C’est ce que l’on constate à la lecture de Degrés, qui laisse place aux dialogues, et est dialogue en même temps par la présence du narrateur complexe dont la parole est relayée par trois personnages. Ceux-ci rapportent les faits, leur version ou leur vision des événements, apportant des éléments nouveaux au lecteur et modifiant en même temps le texte. En contexte de Nouveau Roman, le refus de la linéarité est entièrement voulu.

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