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Le malaise intellectuel : l’émergence de l’écrivain l’écrivain

création butorienne : l’introduction du roman comme forme englobante

I.1. Les nécessités psychologiques : un choix dicté par une insatisfaction profonde dicté par une insatisfaction profonde

I.1.3. Lecture du malaise à travers les romans

I.1.3.2. Le malaise intellectuel : l’émergence de l’écrivain l’écrivain

L’incipit de L’Emploi du temps est symptomatique des préoccupations profondes ayant motivé l’écriture romanesque comme moment de résolution des deux pans contradictoires que Michel Butor voulait réconcilier dans sa vie. Toute l’activité de Jacques Revel consistera dans la recherche d’une révélation de soi-même à travers l’écriture de son journal, devenant ainsi l’expression d’une espèce d’introspection.

Il tente de déchiffrer la ville, comme l’ont montré plusieurs études99 sur ce roman. Mais, ce qui nous importe ici, c’est de rechercher les éléments qui ont fait émerger l’écriture, la résistance par l’écriture, afin de libérer la conscience du sommeil menaçant, de l’engourdissement, de la nuit qui gagnait du terrain, selon Butor. Seul un travail d’enquête, d’interrogation, de remise en cause, de relecture en constituera la planche de salut.

99 Études de la ville dans L’Emploi du temps :

- Nicole Simard, Fiction de ville : le phénomène urbain ou l’espace intersubjectif dans L’Emploi du temps de Michel Butor, Thèse : Université du Québec à Montréal, 1999 ;

- Mireille Calle-Gruber, La ville dans L’Emploi du temps de Michel Butor : Essai, Paris, éd. A. G. Nizet, 1995 ; - Colette-Chantal Adam et al., Analyses et réflexions sur Butor, L’Emploi du temps : la ville, Paris, éd. Ellipses, 1995 ;

- Hervé Duchêne, L’épreuve littéraire : la ville : E. Verhaeren, "Les villes tentaculaires", B. Brecht, "Dans la jungle des villes", M. Butor, "L’Emploi du temps", Paris, éd. Rosny Bréal, coll. « Concours d’entrée aux grandes écoles scientifiques », 1995 ;

- Nouha al Hakim, Michel Butor romancier de la ville à travers ses romans : Passage de Milan, L’Emploi du temps, La Modification, Degrés, Thèse : Université de La Sorbonne nouvelle, Paris, 1985.

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On retrouve donc cette attitude qui était présente dès le lycée et ensuite à l’université au moment où Butor faisait ses études. Se sentant obligé de suivre un enseignement qui ne le satisfaisait pas, Michel Butor va se révolter en effectuant des lectures marginales afin de forger sa propre opinion.

L’Emploi du temps pose d’entrée de jeu des problèmes de langage, à travers l’exemple d’un étranger perdu dans une ville inconnue, et le problème de la traduction. Dès son arrivée, Revel trouve une réalité à laquelle il a du mal à accéder, parce que la barrière de la langue fait de lui un « sourd-muet ». Il évoque le souvenir de son arrivée comme un « prélude ». Mais ce prélude est en fait une première configuration du savoir, une donnée empirique immédiate, puisqu’il procède à tâtons ; il essaie d’accommoder la réalité qu’il perçoit avec celle qu’il a acquise auparavant. Le visuel lui sert d’aide : il cherche les mots du regard. Sa tentative de lecture de la ville crée une dissociation, parce qu’il ne se comprend plus, n’arrive plus à saisir sa propre personnalité.

Ainsi, dans un premier temps, Revel essaie de s’intégrer à la ville. Mais au fil du temps, il sent qu’il s’englue, qu’il s’éloigne de lui-même. Il se sent prisonnier et envoûté. C’est pourquoi, pour tenter de comprendre ce qui lui arrive, il décide d’écrire, en se remémorant les jours anciens.

L’image narcissique du romancier apparaît ainsi dans la deuxième démarche de Jacques Revel qui décide de ne plus se fier aux impressions premières, mais d’entamer une vraie recherche : « c’est maintenant que commence la véritable recherche »100, dit Revel, faisant écho à l’essai de Michel Butor « le roman comme recherche » (1955), dans la mesure où, du tâtonnement on passe à la critique créatrice, à la lecture active, à l’analyse approfondie. On tente de repenser le mode d’appréhension de la réalité. Il était sommaire, dès le premier abord, affectif (la voix de James Jenkins, la prononciation d’Horace Buck). Il devient objectif dans un second temps, grâce à l’utilisation d’une datation qui permet de mieux situer et analyser les événements dans le temps.

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Il lui faut écrire, pour sortir de sa torpeur, afin de se « dégage[r] peu à peu de [sa] somnolence. » .Cette métaphore sera reprise tout au long de l’œuvre101. C’est le même sentiment qui a habité un peu plus tôt le narrateur du Génie du lieu:

« Cette insidieuse étrangeté, cette sournoise dissolution, dans laquelle je me sentais menacé d’asphyxie et d’hébétude, tout en risquant de devenir drogue et prétexte à somnolence, prétexte à éluder tout ce malheur si visible, au début, je m’en échappais le plus possible, fuyant l’école à chaque week-end, fuyant l’école le jeudi à midi dès la sonnerie, parce que le vendredi nous tenait lieu de dimanche, attrapant le train de justesse pour respirer au Caire un peu d’air d’Occident plus frais […]»102

C’est pourquoi, il décide d’entamer une recherche :

« Aussi, de même que désormais les séjours au Caire n’étaient plus pour moi de simples retours vers une Europe qui me manquait, mais le plus puissant instrument dont je pouvais disposer dans l’analyse de l’Égypte moderne, dans l’amélioration de mon regard sur elle, de même très rapidement la visite des sites antiques n’a plus été pour moi une simple évasion esthétique ;

elle est liée à un effort pour repenser, pour élargir les perspectives que j’avais héritées de mon éducation, effort dont j’avais bien ressenti la nécessité déjà avant mon départ de France, mais de façon seulement lointaine, désintéressée, non, certes, avec cette pression, cette acuité. »103

De la même façon, la démarche intellectuelle de Revel paraît nécessaire et justifiée, dans la mesure où la quête de soi passe par une meilleure perception de l’espace :

« […] car cette fouille, ce dragage […], doit me délivrer des eaux troubles de ce mauvais sommeil qui m’avait envahi et aveuglé, de cet enchantement morose que je subissais, doit me permettre d’agir de nouveau en homme éveillé, d’éviter les plus graves erreurs, de parer aux dangers les plus pressants, d’intervenir enfin, avec intelligence et efficacité […]. »104

Contre la « contamination » et la sorcellerie de la ville de Bleston, Revel va repenser le problème autrement, en se dotant de nouveaux outils d’investigation. A côté des

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Ibid., somnolence, p. 9 ; « J’étais condamné » ; « le terrible engourdissement dont je viens de me réveiller » ; « cet obscurcissement de moi-même », p. 10.

102 Le Génie du lieu, p. 163.

103Ibid., pp. 194-195.

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informations officielles (le plan de la ville, les guides, la visite de l’Ancienne et de la Nouvelle cathédrale, les commentaires fournis par l’ecclésiastique, les documentaires, les travelogues diffusés au Théâtre des Nouvelles, les musées, les restaurants), il se servira de nouveaux éléments pour mener son enquête personnelle.

C’est ainsi qu’il va acheter un nouveau plan de la ville, rechercher un nouvel appartement, acheter un journal, L’Evening News, adopter l’attitude du botaniste en visitant les parcs, acheter un mouchoir de coton pour se prémunir contre les mauvais sorts, revisiter l’Ancienne et la Nouvelle cathédrale, notamment le Vitrail du meurtrier, acheter un roman policier et racheter un nouvel exemplaire, pensant avoir perdu le premier, revisiter le Muséum

of Fine Arts, pour mieux réexaminer les tapisseries Harrey. Les témoignages fournis par la

famille Jenkis l’aiguillent dans sa recherche. Tous les supports du déchiffrement de la réalité, les différents récits qui apparaissent servent chacun à mettre en avant une part de réalité. Comme l’affirme Michel Butor, « chacune de ces formes (du récit) nous relie à un secteur particulier de la réalité. »105 Ici, Bleston. Pour étudier la réalité, Revel écrit son roman ou pseudo-journal, parce que, dit Butor, « le roman est le domaine par excellence où étudier de quelle façon la réalité nous apparaît ou peut nous apparaître ».106 Nous retrouvons là tout le fond de la pensée de Michel Butor qui cherche à lutter contre l’obscurcissement de la conscience.

Après avoir décrit d’une manière brute son arrivée à Bleston, Revel amorce ici une autre tentative. Il réexamine à nouveau, sous un tout autre angle, les événements vécus. Il modifie son regard, puisque le temps lui a permis de prendre du recul. C’est parce que « dès les premiers instants, cette ville m’était apparue hostile, désagréable, enlisante […] »107, que la routine aidant, l’effet de contamination va faire naître la haine. C’est là que survient la notion de résistance :

« J’ai été mis en garde, je me suis défendu ; si je n’avais tant résisté, j’aurais été incapable d’entreprendre cette narration ».108

105 Michel Butor, « Le roman comme recherche », in Essais sur le roman, p. 7.

106 Ibid., p. 9.

107 L’Emploi du temps, p. 47.

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Ecrire pour résister à la contamination. Ecrire pour exprimer sa propre opinion, pour faire entendre sa voix, ou s’entendre parler, et donc se révéler à soi-même. Ce qui nécessite une seconde strate dans l’approfondissement de la recherche qui se mue en quête.

Chaque présence en un lieu de la ville s’apparente à un pèlerinage censé délivrer Revel du maléfice, de la sorcellerie de Bleston. Il y a donc un aspect mystique dans la quête de Revel qui cherche à conjurer le mauvais sort. Il parle d’ « exorciser les sinistres envoûtements ». Le nom de Revel qu’il faut aussi entendre comme une répétition incessante apparaît comme une injonction : révèle : il lui faut révéler quelque chose. Mais la fin du roman montre le renversement qui s’opère : Revel se présente comme l’anagramme de « lever ».

Revel ne révèle rien, échoue dans sa quête, rassemble ses notes qui se présenteront comme une ébauche pour un travail futur de fouille et se lève (puisqu’il est assis à son bureau tout le temps pour écrire), prend le train, et quitte la ville. Après le pacte conclu avec elle, Revel l’entend le traiter de « dérisoire alchimiste » qui ne peut se débarrasser de sa « puissance d’ombre », dans la mesure où il n’a pas su la déchiffrer.

Dans Passage de Milan, la figure de l’écrivain épouse de multiples facettes. C’est celle du romancier doublé d’un critique, lors de la soirée organisée chez le collectionneur Samuel Léonard. Après avoir écouté les théories des uns et des autres sur l’anticipation, Samuel Léonard annonce le projet d’un travail en collaboration dans une revue pour aider le lecteur à mieux lire, à mieux percevoir ce que les œuvres proposent. Mais il se heurte à la gêne de ses collègues qui se crispent. Ce désaveu se ressent fortement, et le projet reste en suspens. Il est également question de la manière dont la connaissance est transmise aux enfants à travers l’œuvre de Léon Wlucky109

.

C’est aussi la tentative du peintre qui veut mettre des mots dans sa peinture. On peut voir le peintre Martin de Vere faire allusion au langage de la peinture110, au pouvoir

109 Passage de Milan, sur les relations de parenté, le travail de la mémoire, pp. 134 ; 136 ; 146.

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évocateur de certains mots111, de la même façon que Revel se raccroche aux mots dès son arrivée à Bleston pour tenter de déchiffrer la nouvelle réalité dans laquelle il a atterri.

C’est donc chez Samuel Léonard et chez le peintre que la parole semble libérée. Cependant, ces peintres, qui ont perçu les signaux de détresse d’Angèle Vertigues, un peu tard, finissent par être discrédités par Virginie Ralon, la mère des deux curés (la confession, la parole qui libère, salvatrice, est leur attribut) au motif qu’ils ne se connaissent pas :

« Des peintres ; presque la première fois qu’on leur parle. On vit depuis des années dans la même maison, on est habitué à leur allure, à leur nom, et si quelque événement vous met en contact, on risque d’oublier qu’on ne les connaît ni d’Ève ni d’Adam et qu’on ne sait en rien dans quelle mesure leur parole mérite confiance, surtout à cinq heures du matin. »112

Tandis que Samuel Léonard en fait de même, déclarant, pour rassurer Louis Lécuyer :

« Ne croyez pas ce qu’ils raconteront, ils n’ont rien vu ; ce sont des peintres, je crois, c’est pour ça qu’on les voit l’été sortir en chandail […] »113et d’ajouter : « je m’arrangerai pour que monsieur et madame de Vere se taisent. »114

On voit finalement qu’au fond, la parole finit par être occultée même par ceux-là qui en sont considérés comme les dépositaires, parce qu’ils n’acceptent pas l’évidence. Ils s’arrêtent sur des impressions premières, ne vont pas au-delà de leur raisonnement et se réfugient dans l’égoïsme, dans la situation qui les arrange. Il en est de même avec la quête de Revel qui aboutit à un triste constat : tout est déformé. Les mots ne peuvent saisir correctement la réalité. Par conséquent, la désolation cède la place à la colère, manifestée par la présence des incendies. Et l’on aboutit à une mise entre parenthèses de ce que l’on veut étudier, réservant cela pour une quête future. Ce qui amène à penser que

« l’intérêt est donc focalisé sur un seul personnage et sur ce qu’il faut bien appeler son « éducation » (y compris sentimentale) car c’est encore ici d’un être qui cherche à atteindre « l’âge d’homme » dont il est question […] »115

111 Ibid., p. 121. 112 Ibid., p. 238. 113 Ibid., p. 242. 114 Ibid., p. 248.

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Cette première section a permis de traiter du choix de la forme romanesque à partir d’un premier critère psychologique, et donc propre à l’auteur, à travers une approche bio-bibliographique. Il semble donc que le sentiment du malaise occasionné par un certain mode de vie soit l’une des raisons ayant poussé Michel Butor vers le choix de la forme romanesque dans un premier temps. Mais il en existe d’autres, qui expliquent ce choix. Ceci nous amène à examiner les nécessités didactiques dans le choix de la forme romanesque, liées au vécu de l’écrivain et à l’influence du génie du lieu.