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Le malaise physique

création butorienne : l’introduction du roman comme forme englobante

I.1. Les nécessités psychologiques : un choix dicté par une insatisfaction profonde dicté par une insatisfaction profonde

I.1.1. Le malaise physique

Le malaise physique est une composante essentielle de la psychologie butorienne, en ce qu’il a généré des sentiments négatifs, qui lui ont permis d’avoir une expérience singulière de la réalité et du quotidien. Cette expérience a forgé son caractère en le conduisant vers la recherche de la sophistication. De plus, elle a éveillé en lui une grande méfiance. Ainsi, trois faits marquants de la vie de Michel Butor seront pointés ici, à savoir la guerre (I.1.1.1.), la surdité de sa mère et les moqueries dont il fut l’objet (I.1.1.2.).

en discontinu), pp. 11-27 ; Mireille Calle-Gruber, Œuvres complètes de Michel Butor, I-Romans, Paris, éd. de La Différence, 2006.

35 Michel Butor, Improvisations sur Michel Butor-L’écriture en transformation, Paris, éd. de La Différence, coll. « Mobile Matière », 1993. Du même auteur, Michel Butor-Présentation et anthologie, Paris, éd. Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 2003.

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I.1.1.1. La guerre : la hantise

Pour situer son œuvre, Michel Butor part souvent d’un moment important, celui de la Deuxième Guerre (39-45), parce qu’elle a forgé sa personnalité ; elle a engendré la hantise.36 Dans l’ouvrage Pour tourner la page, Michel Butor, portant un regard rétrospectif pointe la guerre comme l’un des premiers moments de son œuvre. Il dit à juste titre qu’il a commencé à écrire à l’école secondaire à seize ou dix-sept ans, sous l’Occupation allemande :

« C’était sous l’occupation allemande, et c’était fondamental pour moi, car tout ce que j’ai pensé vient de l’évidence absolue de la guerre. Je suis pour ainsi dire né dans la guerre. […] »37

Et de poursuivre :

«Ma littérature est une littérature de guerre ; j’ai dit souvent plus précisément que c’est une littérature de "résistance". J’ai d’ailleurs écrit un livre38 en collaboration avec Michel Launay sur ce thème. J’ai toujours écrit en fonction de cette donnée fondamentale : nous sommes toujours en guerre, de toutes sortes de façons et contre toutes sortes d’ennemis, connus ou non. […] »39

La guerre a marqué son adolescence, au point qu’elle l’a fait mûrir très tôt :

«Pendant la guerre, pour moi c’était l’adolescence. C’est alors que j’ai commencé à avoir des lectures d’adulte, des conversations d’adulte, à regarder de la peinture d’adulte, à me poser des questions d’adulte. Mas tout était filtré […]. Les conversations étaient surveillées. Pendant toute l’occupation allemande je me suis trouvé dans un état étrange dans lequel le savoir était confisqué. Le savoir était quelque chose qui avait existé autrefois et qui existerait peut-être encore un jour, mais pendant ce temps-là c’était la nuit et le mensonge.»40

36

Improvisations sur Michel Butor-L’écriture en transformation, p. 9. Cf. aussi Michel Butor, Pour tourner la page-Magazine à deux voix, Rédigé sous la direction de Lucien Giraudo, Paris, éd. Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 1997. Premier Entretien, 1. La page de l’actualité.

37

Pour tourner la page-Magazine à deux voix, pp. 21-23.

38 Michel Butor et Michel Launay, Résistances : conversations aux antipodes, Paris, P.U.F, 1983. Cf aussi Improvisations sur Michel Butor-L’écriture en transformation, II- L’aube incertaine, 7) Résistance, p. 29.

39 Pour tourner la page-Magazine à deux voix, p. 23.

40

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L’occultation de la réalité pendant la guerre a permis à Michel Butor d’effectuer un travail sur le langage, par l’examen du désaccord existant entre le mot et la réalité que l’on veut traduire :

«Il y a désaccord entre ce qui est dans la bibliothèque et la conversation générale, un désaccord plus grave encore entre le langage humain tout entier et ce qu’on peut nommer le langage des choses. Nous sentons toujours que quelque chose n’est pas dit. Nous voyons presque tout par l’intermédiaire du langage, mais nous voyons à travers lui son inadéquation. Quand nous découvrons quelque chose qui nous fascine, notre première réaction est de le déclarer indescriptible. Puis l’écrivain arrive, tente de décrire l’indescriptible, y arrive de quelque façon, et augmente la sphère du langage à partir de ce sentiment de manque qui vient de l’extérieur et de l’intérieur à la fois.»41

Cette expérience du langage est à rapprocher aussi de la surdité de sa mère, la sphère familiale étant le premier élément du malaise.

I.1.1.2. La surdité de la mère et les moqueries sur

le patronyme : bouleversement et souffrance

Cette attention aux mots, c’est à la surdité de sa mère d’abord, et aux moqueries de ses camarades de classe qu’il la doit.

La surdité de la mère de Butor bouleverse toute la famille qui apprend à communiquer avec elle en lisant sur les lèvres. Mais ce qui l’a amené vers la recherche d’un style toujours raffiné, ce sont les moqueries des camarades de classe, qui ont été pour lui un moment de grande souffrance. Pour les conjurer, il avait décidé d’adopter une attitude courtoise :

« […] La distinction fut mon mode d’écriture intime : il fallait que je sois plus raffiné que mes camarades puisque je m’appelais Butor.»42

41 Michel Butor, « D’où ça vous vient ? », in Répertoire V et dernier, Paris, éd. de Minuit, coll. « Critique », 1985, pp. 11-12, Texte dédié à Jennyfer Waelti-Walters.

42 Michel Butor, Curriculum vitae, Entretiens avec André Clavel, Paris, Plon, 1996, Chapitre 2- Au fond de la classe, p. 31. Cf. Répertoire V et dernier, p. 12.

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La découverte du livre de Buffon, L’Histoire naturelle, lui permet de transcender les effets des moqueries, et de faire du butor un oiseau tutélaire. Ce qui lui fera dire plus tard :

« Quand vous passez de l’autre côté d’un mot, vous revenez à quelque chose que vous aviez repoussé. »43

C’est ce que Michel Butor a tenté de faire avec son nom, en opérant un renversement, puisqu’à son époque, le mot « butor » avait un sens dépréciatif dans les dictionnaires. De plus, l’univers culturel était marqué par le succès d’une pièce d’Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac.44

Les moqueries ont forgé un tempérament et un style d’écriture. Le style recherché sera une manière de se construire une carapace et de prouver à son entourage qu’il est quelqu’un d’exceptionnel. Et donc, ce problème physique associé aux affres de la guerre forment un premier état qui justifie la psychologie de Michel Butor dans le besoin de se dépasser par l’écriture. Toutefois, loin de résoudre le malaise personnel, ses lectures seront le moteur d’une contradiction encore plus grande dans le processus d’acquisition de la connaissance. Ce sera la naissance du malaise intellectuel.