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De la nécessité d’une définition précise du concept de manière

Chapitre 3 : L’adjectif invarié, complément de manière ?

3.1. De la nécessité d’une définition précise du concept de manière

Nous avons constaté que l’adjectif invarié à droite d’un verbe présente certaines affinités avec l’expression de la manière. Noailly (1994) et Guimier & Oueslati (2006) indiquent ainsi que l’adjectif peut dans certains cas porter sémantiquement sur des circonstances non explicitées dans l’énoncé, voire sur le verbe lui-même.

Il semble cependant que ces auteurs ne retiennent pas une définition strictement identique de la notion de manière. Guimier & Oueslati (2006) adoptent une approche assez restrictive de la manière, puisqu’ils semblent restreindre son expression aux seuls cas de portée intraverbale de l’adjectif invarié. En effet, s’appuyant avant tout sur le critère de la portée extra/intraverbale de l’adjectif, ils sont amenés à réunir dans un même et unique ensemble (l’ensemble des adjectifs invariés à portée extraverbale) des adjectifs véhiculant des valeurs circonstancielles aussi différentes que la caractérisation du lieu (Les norvégiens couchent dur

< sur un matelas dur) et celle de l’instrument (Cuisinez transparent < dans des plats transparents).

Noailly (1994), pour sa part, n’utilise pas l’opposition intra/extraverbal et adopte une approche beaucoup plus large de la notion de manière. Comme nous l’avons montré (cf. section 2.2.), elle réunit sous cette étiquette de ‘manière’ des exemples dans lesquels l’adjectif revêt différentes valeurs circonstancielles, mais elle n’indique pas précisément lesquelles. Reprenons ainsi les exemples (13)-(17) du chapitre précédent (présentés ci-dessous sous (1)-(5)), exemples que Noailly propose pour définir les emplois ‘manière’ de l’adjectif invarié (1994 : 107) :

(1) Vous toussez gras ? (Entendu en pharmacie, 1984)

(2) Je voulais savoir s’il était facile ou difficile de danser contemporain sur du Mozart. (FI, 13/4/94 à 13H55)

(3) Vous vous rasez électrique ? (Corpus Moignet)

(4) Cuisinez transparent. (Maison de Marie-Claire, cit. Noailly, 1997 : 97) (≈ Cuisinez dans des plats transparents)

(5) Dormez ferme. (Publicité des matelas Lattoflex)

On peut réunir les exemples (3) et (4), dans lesquels l’adjectif invarié caractérise l’instrument utilisé pour réaliser l’action (un rasoir, des plats). En (1), l’adjectif gras semble caractériser l’objet interne du verbe intransitif tousser (la toux). En (2), contemporain semble pouvoir caractériser le moyen qui a permis une réalisation spécifique de l’action (en faisant/suivant une

chorégraphie qui a la propriété d’être contemporaine). Ces quatre exemples peuvent a priori

être rattachés à l’expression de la manière.

L’ambiguïté que nous relevons se trouve dans l’exemple (5), exemple pour lequel Noailly prend soin d’indiquer qu’il est le slogan publicitaire d’une marque de matelas. Elle note à plusieurs reprises dans son article que l’adjectif invarié à droite d’un verbe se trouve souvent dans ce type d’énoncés, justement parce qu’ils sont difficiles à interpréter. Ainsi, partant du slogan PTT Téléphonez malin, téléphonez futé, téléphonez rusé, elle note qu’il « devient difficile de faire le distinguo entre une incidence strictement verbale, apparemment souhaitée, et une interprétation sujet/verbe » (Ibid. : 106). C’est de cette manière qu’on s’interroge sur l’interprétation ‘manière’ que Noailly attribue à l’énoncé (5) : ferme est bien en un sens dans l’interprétation ‘manière’, si c’est la valeur intensive de l’adjectif qui est retenue. En même temps, étant le slogan d’une publicité pour des matelas ayant la propriété ‘ferme’ (< matelas

fermes vs souples), l’adjectif est interprétable comme propriété du lieu (le matelas) où se

déroule le procès de dormir. Dans ce cas-là, il apparaît que l’interprétation retenue ne peut plus être une interprétation ‘manière’26.

De plus, il semble que, du fait de l’utilisation du critère intra/extraverbal, qui est au cœur de l’analyse des emplois adverbiaux de l’adjectif menée dans Guimier & Oueslati (2006), on ne sait pas toujours exactement ce qui ressortit vraiment à l’expression de la manière. Ce critère

26 Dans nos propres données, on trouve cette même dualité d’interprétation de la combinaison [V+Adj.Inv.]

consistant en un glissement de sens possible entre l’interprétation locative et une interprétation manière ; le plus souvent cette ambiguïté est suggérée dans le co(n)texte. On peut penser aux combinaisons [V+Adj.Inv.] du type dormir+ dur, dîner + gothique, développer + local, cliquer + droit.

conduit en effet à hésiter quant à l’interprétation à donner à certains adjectifs invariés. Par exemple, on ne sait pas précisément comment analyser, à partir de leurs propositions de travail, la valeur des adjectifs invariés dans des énoncés tels que (6)-(8), puisqu’ils sont censés appartenir à la même classe (ils sont présentés dans le même ensemble dans l’article de Guimier & Oueslati (2006), sous l’étiquette des compléments extraverbaux) :

(6) Éric Lerouge navigue espagnol. (Ouest-France) (≈ Navigue sous pavillon espagnol)27

(7) Les Norvégiens couchent dur. (Cit. Grundt, 1972 : 238) (≈ Sur des lits durs) (8) Cuisinez transparent. (Maison de Marie-Claire, cit. Noailly, 1997 : 97) (≈ Cuisinez

dans des plats transparents)28

L’adjectif transparent de (8), repris à Noailly (1994) par Guimier & Oueslati (2006 : 18), fait partie des adjectifs utilisés pour illustrer des cas de portée extraverbale de l’adjectif. Il appartient en même temps à la liste des exemples que Noailly (1994) fournit pour les cas d’interprétation ‘manière’ de l’adjectif invarié dans son analyse. Or, étant donné que les adjectifs espagnol, dur et transparent de (6)-(8) sont réunis par Guimier & Oueslati dans le même paradigme (le paradigme des adjectifs à portée extraverbale), si on garde en mémoire les propositions de travail de Noailly (1994), on est logiquement tenté d’en faire des compléments exprimant la même notion, a fortiori celle de ‘manière’. Cette piste de travail n’est pas vraisemblable, compte tenu du fait que la spécification du lieu ne peut pas être suspectée d’exprimer la manière. C’est ce qu’indique, selon nous, l’impossibilité pour l’énoncé construit avec la paire [V+Adj.Inv.] de constituer une réponse à l’interrogation De quelle façon (manière)

+ P ? : ? De quelle façon Éric Lerouge navigue-t-il ? - Il navigue espagnol ; ? De quelle façon les Norvégiens couchent-ils ? < Ils couchent dur.

En même temps, l’étude de Noailly n’offre pas de solution satisfaisante pour analyser les adjectifs espagnol et dur des énoncés (6) et (7) proposés par Guimier & Oueslati (2006), puisqu’elle ne propose dans son analyse que deux cas principaux d’interprétation de l’adjectif invarié à droite d’un verbe : selon son raisonnement, soit l’adjectif caractérise un objet, soit il

27 Les paraphrases suivant le signe ≈ sont celles de Guimier & Oueslati (2006 : 18).

28 Nous rappelons que les paraphrases proposées par Guimier & Oueslati semblent orienter l’interprétation

des adjectifs pour en faire des compléments locatifs. En réalité, il nous semble que cette analyse n’est acceptable que pour les adjectifs de (6) (naviguer + espagnol) et (7) (coucher + dur). En (8) (cuisiner +

transparent), l’adjectif ne caractérise pas le lieu mais les instruments (les plats, par exemple) utilisés pour

exprime la manière. Les verbes à droite desquels les adjectifs espagnol et dur se trouvent (naviguer/ coucher) étant intransitifs, l’adjectif ne peut pas porter sur un objet ∅OD. Est-ce à dire

pour autant que espagnol et dur expriment la manière ? Cela semble une fois encore assez incertain.

À travers ces quelques zones d’incertitude dans l’analyse des adjectifs invariés que nous avons essayé de mettre en évidence, il nous semble que ce qui apparaît, ce sont les conséquences d’interprétation des combinaisons [V+Adj.Inv.] liées à deux façons distinctes d’envisager le concept de manière. Celle-ci est ainsi envisagée chez Noailly dans un sens visiblement beaucoup plus large que dans les travaux de Guimier & Oueslati. Pour ces auteurs en effet, il semblerait que le sens ‘manière’ de l’adjectif invarié soit réservé aux seuls cas où il caractérise le verbe, avec des effets de figement, comme ils le notent (filer + doux, p. ex).

Afin d’offrir une analyse qui prenne mieux en compte l’ensemble de ces éléments dans leur complexité, nous nous demandons dans quelle mesure il ne serait pas profitable de suivre une approche qui mette davantage en évidence les liens entre le sens du prédicat verbal et celui des compléments de manière. Il s’agirait ainsi de rendre compte d’une possible cohérence au sein des compléments de manière en observant la place particulière qu’occupe l’adjectif invarié parmi eux. Cette approche fait partie des approches dites ‘lexico-syntaxiques’, dont les fondements sont exposés dans les travaux de Melis (1983). Cet auteur aborde en effet la description des compléments de manière au travers de leur combinatoire avec les prédicats verbaux.

Pour exposer une analyse qui puisse mieux rendre compte de tous les emplois de l’adjectif invarié à droite d’un verbe, nous proposons donc de partir des travaux de Moline & Stosic (2016) qui présentent une définition claire du concept de ‘manière’. Nous tenterons ensuite de mettre en évidence, par l’utilisation des tests syntaxiques rappelés chez ces deux auteurs, quels sont les cas où l’adjectif invarié à droite d’un verbe exprime effectivement la manière.

Une fois isolés les cas où l’adjectif est un complément de manière, nous travaillerons selon l’approche lexico-syntaxique proposée dans Melis (1983). Cette approche doit en effet nous permettre de décider sur la base de critères clairs quelles sont précisément les valeurs véhiculées par l’adjectif. Le bénéfice d’une telle approche sera aussi de pouvoir situer le fonctionnement de l’adjectif invarié par rapport à d’autres compléments de manière qu’on trouve dans la même position syntaxique, à droite d’un verbe (l’adverbe en -ment, ou le Sprép exprimant la manière, par exemple).