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Fort et autres adjectifs convertis en adverbes

Chapitre 3 : L’adjectif invarié, complément de manière ?

3.5. L’Adjectif invarié et l’Adverbe : convergences et divergences

3.5.8. Fort et autres adjectifs convertis en adverbes

On trouve dans les dictionnaires (TLFi, Larousse, Le Robert, p.ex.) un certain nombre d’adjectifs qui se trouvent étiquetés sous le label d’adverbes. Il s’agit d’adjectifs convertis dans cette nouvelle catégorie. Ainsi des adjectifs fort, et ferme des énoncés suivants :

(72) Nous avions des coquins, nous aurons des hypocrites. Il s'exaltait, parlait fort. Les députés qui tournaient autour du ministre se rapprochaient avec des sourires hésitants, en expectative. (A. Daudet, Soutien de famille, 1897)

(73) Et le petit homme souquait ferme, riant, grimaçant au soleil, renversant sa tête crépue jusque sur les genoux de sa femme, et, par une singulière manœuvre, tirant vers le milieu du fleuve (…). (A. Daudet, L’Évangéliste, 1883)

Selon l’analyse des compléments de manière de Melis (1983), les adjectifs convertis en adverbes fort et ferme sont ici à analyser comme des compléments sémiématiques exprimant l’intensité des procès de parler et de souquer.

Nous pensons que c’est justement l’accès à cette valeur intensive, ainsi qu’aux autres valeurs liées à la modification des compléments sémiématiques selon l’analyse de Melis (1983) (i.e. la modification, en plus de l’intensité, de la qualité, de la quantité, et de l’évaluation du procès), qui pourrait être à l’origine de la conversion de l’adjectif en adverbe, et qui permettrait d’opposer cet emploi particulier de l’adjectif (comme adverbe, véritablement) à celui de l’adjectif restant dans son emploi invarié dans la construction [V+Adj.Inv.]. On peut ainsi opposer Elle parlait fort vs C’est une femme forte ou encore Il souquait ferme vs Il a une

poignée de main ferme. Dans ces deux paires d’énoncés, l’adjectif est à chaque fois, dans le

premier cas, un adjectif converti en adverbe modifiant un verbe (Elle parlait fort/ Il souquait

ferme), alors qu’il s’agit d’un adjectif dans le second : il caractérise alors un substantif dans les

limites du SN (C’est une femme forte/ Il a une poignée de main ferme). De ce point de vue, nous pensons que l’adjectif invarié de notre corpus est à rapprocher du second cas, dans le sens où il porte sémantiquement sur un support nominal non exprimé bien qu’il soit syntaxiquement incident au verbe : il s’agit d’un adjectif qui n’entre pas dans la catégorie ‘adverbe’47.

47 On peut aussi noter que la valeur intensive, semble-t-il à l’origine de la conversion de l’adjectif en adverbe,

ne s’exerce pas exclusivement sur les procès et qu’elle peut porter soit sur un autre adverbe (Elle m’a répondu

Il apparaît que d’autres valeurs véhiculées par l’adjectif converti en adverbe sont possibles. Dans ces cas-là, l’adjectif n’est pas adjectif « invarié », selon les termes de notre analyse, mais bien adjectif converti en adverbe :

(74) On ne disoit pas aussi au temps de Coeffeteau, et de Malherbe, raisonner juste, parler juste, chanter juste, un esprit juste, un discours juste. (D. Bouhours, Les

entretiens d’Ariste et d’Eugène, 1671)

(75) (…) Cependant elle chante sans se faire prier, mais elle ne manque pas, en commençant, de jeter sur son auditoire un regard qui l'ensorcelle, de sorte qu'elle pourrait chanter faux comme tant d'autres, qu'on n'aurait pas la force de s'en apercevoir. (J.-A. Brillat-Savarin, Physiologies du goût ou méditations de

gastronomie transcendante, 1825)

Dans ces deux derniers exemples, les adjectifs convertis en adverbes sont à interpréter comme des compléments sémiématiques, exprimant la qualité du procès.

Ainsi pensons-nous qu’il peut s’agir ici d’une explication de la distinction faite entre adjectif converti en adverbe et adjectif invarié dans le dictionnaire. Il nous semble qu’on peut parler d’‘adjectif invarié’ à partir du moment où, même s’il est invarié à droite d’un verbe, l’adjectif reste dans un fonctionnement adjectival ; il entretient alors une relation sémantique avec un terme nominal bien que ce dernier ne soit pas explicité. L’adjectif invarié est ainsi régi par le verbe mais il vise un support d’ordre nominal.

3.5.9. Conclusion

La confrontation des travaux sur l’adjectif invarié de Noailly (1994) et de Guimier & Oueslati (2006) nous a conduit à chercher un cadre de travail mieux adapté pour rendre compte de l’interprétation de l’adjectif invarié comme complément de manière dans la construction [V+Adj.Inv.] (3.1.).

Nous avons ainsi repris les trois tests les plus fréquemment utilisés pour mettre en évidence l’interprétation ‘manière’ : la réponse adéquate à la question Comment (3.2.1.), la possibilité du clivage dans la structure C’est… que (3.2.2.) et la possibilité de l’inclusion dans la négation sous certaines conditions interprétatives (3.3.3.). L’exploitation de ces tests nous a

ainsi permis de mettre en évidence les cas où l’adjectif invarié de la combinaison [V+Adj.Inv.] est en emploi ‘manière’.

Pour approfondir l’analyse, nous avons proposé de reprendre le cadre de travail exposé dans Melis (1983) (3.3.). Son approche, ayant pour but de mettre en évidence les relations existant entre le sémantisme du verbe et les compléments de manière, nous a paru propice à montrer les effets de sens liés à la manière dans la construction [V+Adj.Inv.] (sections (3.3.1.) à (3.3.4.). C’est la raison pour laquelle nous avons d’abord donné un aperçu de ses positions théoriques, et de ses analyses, pour les appliquer ensuite à une combinaison [V+Adj.Inv.] représentative du corpus : la paire cuisiner + Adj.Inv. (3.3.5.). Grâce à cette application des pistes de travail offertes par Melis (1983) à notre corpus, nous avons été conduit à approfondir nos hypothèses de travail (3.4.). L’un des objectifs que nous poursuivons dans cette étude est ainsi la discussion, et, nous l’espérons, la mise en évidence, de certaines différences de l’adjectif invarié par rapport à d’autres compléments de manière tels que l’adverbe en -ment.

Dans la section 3.5., nous avons ainsi essayé de comparer les positions syntaxiques disponibles pour l’adjectif invarié et l’adverbe en -ment (3.5.1.). Il est apparu que l’adjectif invarié a une position dans la phrase qui est nettement plus restreinte que celle de l’adverbe en

-ment, puisque celui-ci peut apparaître dans des positions a priori interdites à l’adjectif invarié.

Cette analyse nous a conduit à observer que l’adjectif invarié, contrairement à l’adverbe en -

ment, est toujours intégré à la proposition (3.5.2.).

Pour pouvoir envisager une comparaison des fonctionnements sémantiques de l’adjectif invarié et de l’adverbe en -ment, nous avons d’abord essayé d’expliquer dans les sections (3.5.3.) à (3.5.5.), les raisons lexicales pour lesquelles ces deux types d’unités pourraient être mises en concurrence. En (3.5.3.), nous avons vu que pour certains adjectifs invariés, notamment les adjectifs relationnels, les dérivés adverbiaux en -ment n’existent pas ; en (3.5.4.), nous avons montré que, conformément à ce qu’expliquent Guimier & Oueslati (2006), certains adjectifs invariés peuvent être analysés comme des adverbes en -ment tronqués. En (3.5.5.), nous avons comparé des paires d’exemples dans lesquelles l’adverbe en -ment est dérivé de l’adjectif invarié pour essayer de mettre en évidence la différence d’interprétation qu’engendre l’emploi de l’un ou de l’autre. Il est apparu que l’adverbe en -ment et l’adjectif invarié permettent d’exprimer la manière de deux façons différentes, et semble-t-il complémentaires.

Enfin, dans les trois dernières sous-sections, nous discutons, à la lumière des analyses menées jusqu’ici du choix de l’étiquette d’‘adjectif invarié’ (3.5.6.). Nous montrons par ailleurs que les données du corpus semblent indiquer que l’adjectif invarié ne peut exprimer que certaines facettes de la manière, contrairement à l’adverbe en -ment (cf. les travaux de Melis,

1983), comme l’indique la comparaison des tableaux 8 et 9. C’est en effet ce que suggère le fait que le tableau 9, construit à partir des combinaisons de cuisiner + Adj.Inv. dans notre corpus, soit incomplet par rapport au tableau 8, qui illustre la capacité de l’Adv. en -ment d’exprimer toutes les nuances de la manière. Pour conclure, nous avons posé des éléments de réflexion pour expliquer le fait que, dans les dictionnaires, certains adjectifs entrent dans la classe des adverbes, alors que d’autres (nos adjectifs ‘invariés’) ne le font pas. Le critère que nous avons proposé de retenir est la possibilité de ces adjectifs convertis en adverbes d’exprimer des valeurs liées à la manière qui ne semblent pas possibles pour l’adjectif invarié : ils peuvent être compléments d’intensité ou compléments sémiématiques (au sens de Melis, 1983).

Présentation de la deuxième partie

Dans la première partie, nous avons mis en évidence les spécificités de la construction [V+Adj.Inv.], en montrant que l’adjectif se trouve dans une position syntaxique originale : d’un point de vue syntaxique, il est incident au verbe, et en même temps, étant un élément caractérisant, il requiert sémantiquement des éléments supports qui sont systématiquement absents de l’énoncé. Nous avons constaté que, dans certains cas, l’adjectif peut porter sur des éléments appartenant à la structure argumentale du verbe, tels que l’objet non exprimé (noté ∅OD dans Il mange ∅OD bio), et dans d’autres cas, il peut porter sur des éléments qui

n’appartiennent pas forcément à la structure argumentale (dans une combinaison du type

pédaler + utile). Nous avons postulé qu’il peut être alors complément de manière.

Nous appuyant sur la répartition des compléments de manière, et l’analyse de la manière en général, telles qu’elles sont proposées dans Melis (1983), nous avons établi une grille dans laquelle nous avons projeté les combinaisons cuisiner + Adj.Inv. de notre corpus. Cela nous a permis de remarquer que l’adjectif invarié semble ne pas pouvoir exprimer toutes les nuances de la manière : il ne semble pouvoir être que complément d’attitude, complément instrumental et complément de moyen. Nous proposons donc, dans cette deuxième partie, une analyse détaillée des combinaisons [V+Adj.Inv.] de notre corpus, afin de mettre en évidence la spécificité du fonctionnement de l’adjectif invarié à droite du verbe. Pour cela, nous retenons deux critères principaux : le type de propriété dénotée par l’adjectif, et la transitivité verbale.

Nous commençons par l’étude de la portée de l’adjectif invarié sur la/les classes d’entités en position ∅OD après un verbe transitif (chapitre 4). Nous procédons ensuite à

l’analyse du rôle de l’adjectif invarié lorsqu’il est complément instrumental (chapitre 5). Nous poursuivons cette étude en montrant le rapport existant entre l’adjectif invarié complément de moyen et l’adjectif invarié complément d’attitude (chapitre 6).