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L’adjectif invarié et l’attribut de l’objet

Chapitre 2 : Propriétés morphosyntaxiques et sémantiques de la construction [V+Adj.Inv.]

2.4. L’adjectif invarié et l’attribut de l’objet

Enfin, pour conclure cette analyse des spécificités morphosyntaxiques de l’adjectif invarié dans les limites de la construction [V+Adj.Inv.], nous essayons ici de mettre en évidence les différences qui peuvent exister entre celui-ci et un adjectif en fonction attribut de l’objet.

25 Nous exploitons le corpus en détail à l’aide de ces tests dans le chapitre 6. Nous serons ainsi amené à

mettre en évidence la relation qu’il semble y avoir entre le moyen et l’attitude de l’agent dans la construction [V+Adj.Inv.].

On peut noter que l’attribut de l’objet s’accorde en genre et en nombre avec l’objet :

(31) J’aime boire mon café chaud le matin./J’aime boire ma tisane chaude le matin.

Cette propriété morphologique ne s’applique pas à l’adjectif invarié, dont l’élément support n’est pas présent dans l’énoncé. De plus, dans le cas de l’anaphore zéro de l’objet, l’attribut peut se trouver à droite du verbe, dans une structure en apparence identique à celle de V+Adj.Inv., mais il est toujours soumis à l’accord en genre et en nombre, contrairement à l’adjectif invarié :

(32) Pour mon café, j’aime boire chaud./Pour ma tisane, j’aime boire chaude. (33) J’achète ∅OD utile.

L’attribut de l’objet peut se trouver dans une structure passive :

(34) Le café, ça se boit chaud.

Il peut aussi de trouver dans une construction infinitive introduite par la préposition à, qui complète un nom :

(35) Cette tisane, à boire chaude ou froide, calme l’appétit. (web)

L’adjectif invarié, pour sa part, ne peut pas se trouver dans ces constructions.

On peut ajouter qu’il existe la possibilité de présenter l’attribut de l’objet comme attribut du sujet :

(36) Je bois mon café chaud./Je bois mon café quand il est chaud.

On peut voir ici que la propriété apportée par l’adjectif revêt un caractère transitoire et limité dans le temps. Comme l’indique Buchard (2006 : 69), « Puisqu’il exprime l’état du référent de l’objet au moment où se déroule le procès, l’adjectif attribut est, le plus souvent, de type ‘stage level’. » Cette distinction s’appuie sur l’opposition proposée dans Carlson (1980) entre les

prédicats « individual levels », qui dénotent une propriété stable de l’individu, et les prédicats dits « stage level », qui dénotent des propriétés transitoires de l’individu.

En réalité, l’adjectif impose ses propres bornes à la prédication principale, et l’énoncé (31) peut être reformulé de la manière suivante : ‘Je bois mon café quand il est chaud’ (‘Ma secrétaire sait que j’aime boire mon café quand il est chaud’). Cette reformulation de (31) revient à dire que l’agent n’exécute le procès dénoté par le verbe que pendant le laps de temps durant lequel la propriété (‘être chaud’) de l’adjectif est vérifiée dans l’entité ayant le rôle de patient du procès dénoté par le verbe de la prédication principale (‘mon café’). Avant et après ce bornage temporel, l’exécution de l’action est donc exclue.

Il est impossible d’employer un adjectif relationnel pour l’attribut de l’objet, comme pour l’attribut du sujet, alors que cette contrainte ne s’applique pas à l’adjectif invarié. On peut en effet compter parmi les adjectifs invariés autant des adjectifs qualifiants (Au supermarché,

j’achète utile) que des adjectifs relationnels (Cuisinez indien ; Achetez français), Cette double

possibilité ne s’observe pas pour les adjectifs attributs de l’objet, dans la mesure où l’adjectif doit nécessairement dans ce cas apporter une caractérisation sur la classe d’entités en position d’objet (il véhicule une propriété).

Quand il est attribut de l’objet, l’adjectif qualifiant a la capacité d’être modifié par un adverbe intensif, ce qui n’est pas possible pour l’adjectif invarié. À ce titre, on observe qu’on ne trouve pas, dans le corpus, d’adjectif qualifiant modifié par un adverbe intensif pour l’adjectif invarié (du type ? manger très utile ; ? manger très rouge). On pourrait ainsi penser que l’attribut de l’objet est de type « stage level », alors que l’Adj.Inv. serait plutôt à classer dans le type « individual level ».

Ainsi avons-nous dégagé certaines spécificités morphosyntaxiques de l’adjectif invarié par rapport à l’adjectif attribut de l’objet. L’attribut de l’objet est soumis à l’accord en genre et en nombre avec l’objet, même dans le cas de l’anaphore zéro de l’objet. Syntaxiquement, nous avons noté des contraintes plus fortes pour l’adjectif invarié que pour l’adjectif attribut : l’attribut de l’objet peut se trouver dans d’autres constructions que dans une structure phrastique de type actif (on peut le trouver à la voie passive, par exemple, ou encore dans la construction

à + Vinf qui complète un nom). Enfin, nous avons constaté que seuls les adjectifs qualifiants

peuvent se rencontrer en fonction d’attribut de l’objet, contrairement aux adjectifs invariés qui peuvent être aussi bien des adjectifs qualifiants que des adjectifs relationnels.

2.5. Conclusion

En partant des notions d’incidence et de portée, reprises à Guimier (1996), que nous avons appliquées à l’adjectif invarié à droite d’un verbe à la suite de Guimier & Oueslati (2006), nous avons mis en évidence le fait que l’adjectif, dans la construction [V+Adj.Inv.], est toujours incident au verbe. Il est donc syntaxiquement régi par ce dernier. Cependant, sémantiquement, il peut porter sur d’autres éléments du groupe verbal tels que l’objet syntaxique non exprimé en position ∅OD, si le verbe est transitif, ou sur des éléments impliqués par le procès dénoté par le

verbe, que le verbe soit transitif ou non. Dans d’autres cas, selon l’analyse de Guimier & Oueslati, l’adjectif peut porter directement sur le verbe.

Nous avons par ailleurs mis en évidence certaines différences entre l’adjectif portant sur un objet présent lexicalement dans l’énoncé et un adjectif portant sur une classe d’entités en position ∅OD. Il est apparu une richesse sémantique plus importante pour l’Adj.Inv. portant sur

la classe en ∅OD que pour l’adjectif épithète d’un nom réalisé lexicalement dans le SN. En effet,

la caractérisation apportée par l’adjectif est restreinte à l’unique entité/classe d’entités à laquelle réfère le N, dans le cas du SN avec N présent lexicalement, alors que, dans le cas d’un Adj.Inv. à droite du verbe transitif, la caractérisation par l’adjectif n’est restreinte que par un phénomène de compatibilité sémantique entre les entités pouvant entrer en position ∅OD et le sémantisme

de l’adjectif (cf. chapitre 4).

De ce fait, nous avons pu constater que certains verbes transitifs autorisent en position d’objet syntaxique une gamme plus variée de rôles sémantiques que d’autres (cf. boire + patient vs cuisiner + patient/résultat). Par contrecoup, cela implique davantage d’ancrages sémantiques possibles pour l’adjectif invarié, à condition que les sémantismes à la fois des N référant à ces entités et de l’adjectif soient compatibles (cf. cuisiner casher/végétarien).

Nous avons aussi envisagé un cas qui n’est pas abordé dans les travaux de Guimier & Oueslati (2006) : l’éventuelle portée sémantique de l’adjectif invarié sur le sujet. Nous avons ainsi essayé de mettre en évidence le fait que certains adjectifs, notamment ceux qui sont porteurs du trait sémantique [+humain], peuvent en apparence être rapprochés des adjectifs en fonction ‘attribut du sujet’. La question a été en effet de savoir si, incidents au verbe, ces adjectifs sont à ranger dans un pôle plutôt ‘attributif’ ou plutôt ‘adverbial’. Nous avons donc appliqué aux adjectifs invariés solidaire et intelligent à droite des verbes construire et manger les outils proposés dans Lauwers (2013). Cela nous a permis de mettre en relief le fait que l’adjectif ne semble être dans des emplois ni ‘attribut’ ni ‘manière’, mais un peu dans les deux :

il permet de caractériser le sujet en tant qu’agent d’un sous-type de procès défini contextuellement, ce que nous avons proposé de marquer par l’ajout des démonstratifs

ainsi/ceci dans les paraphrases des énoncés : Les collégiens sont solidaires en construisant ceci/ainsi ; Je suis intelligent en mangeant ainsi/ceci.

Autrement dit, il ne s’agit pas de caractériser l’agent dans la réalisation « prototypique » du procès de construire ou de manger (ce qui correspond à l’élargissement attributif avec le traditionnel accord de l’adjectif au sujet qu’on a dans Elle est parti joyeuse, où l’action de partir n’est pas spécifiée). Il s’agit plutôt de caractériser l’agent en tant qu’agent engagé dans la réalisation de l’action décrite dans le co(n)texte énonciatif, i.e. en tant qu’agent du sous-type de procès construit par le co(n)texte. On peut se demander dans quelle mesure ce sous-type d’action ne correspond pas à une certaine manière de réaliser l’action : une certaine manière de construire (sans être payé, dans le cadre d’un voyage scolaire, pour construire certains bâtiments plutôt que d’autres), une certaine manière de manger (en choisissant certains aliments etc.). En conséquence, il est important d’évaluer dans quelle mesure l’adjectif invarié peut exprimer la manière dans notre corpus. Cette question sera abordée dans la deuxième partie de ce travail, en particulier dans les chapitres 5 et 6.

Pour conclure, nous avons montré que l’adjectif en fonction d’attribut de l’objet ne correspond pas en tous points à l’adjectif invarié. En effet, il semble qu’il y ait des contraintes plus fortes pour l’adjectif invarié que pour l’adjectif attribut.

Chapitre 3 : L’adjectif invarié, complément de