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Incompatibilité de Adj avec certaines classes : co(n)texte forçant

Chapitre 4 : Portée de l’adjectif invarié sur une classe en position ∅ OD

4.2. Comment interpréter ∅ OD dans [Vtr+Adj.Inv.] ?

4.3.4. Incompatibilité de Adj avec certaines classes : co(n)texte forçant

Selon les termes de l’analyse que nous avons menée jusqu’ici, nous devrions considérer que l’adjectif fade dans l’énoncé suivant est compatible avec l’ensemble des classes d’entités prévues par l’emploi absolu du verbe manger, hors du cadre d’un restaurant :

(24) Ajoutons qu’il me dessale et veut que je mange ∅OD fade. Je songe à ne faire

qu’une tournée en Normandie, dans l’épaisseur de sa campagne (…). (GIDE & VALÉRY, Correspondances.)

Après avoir vérifié sur le web, nous confirmons que la propriété ‘fade’ peut s’appliquer aux entités comestibles sucrées autant qu’à celles qui sont salées. On trouve en effet des gâteaux fades, des pâtisseries fades, ou de manière plus générale, des aliments fades.

Considérons par ailleurs le fait qu’aucun cadre scénique n’est précisé en (24). Aucun stéréotype ne semble donc déclenché, mais le locuteur précise que son médecin le « dessale ». Il y a donc quand même une restriction qui est opérée, mais par le co(n)texte énonciatif qui

vient se surajouter dans l’interprétation : la sous-catégorisation opérée par l’adjectif ne se fait donc plus sur la totalité des classes envisageables à droite du verbe manger en emploi absolu, mais uniquement sur les classes d’entités pouvant recevoir la propriété +/- salé, i.e. les seules classes des plats et des aliments.

Nous proposons dans ce cas la notion de « co(n)texte forçant », pour lequel nous donnons la définition suivante : dans le cadre de l’emploi absolu du verbe transitif, un indice co(n)textuel autre que le cadre scénique limite la sous-catégorisation opérée par l’adjectif à certaines classes d’entités plutôt qu’à d’autres. De nombreux autres énoncés du corpus sont éligibles à cette analyse. Nous proposons les deux exemples suivants :

(25) Minceur : et si manger ∅OD gras ne faisait pas grossir ? Oublié le « tout vapeur »,

sans huile ni beurre. Finis les plats dégraissés, censés protéger nos artères. Bonne nouvelle : la guerre du gras est bien terminée et les lipides réhabilités. À condition de bien choisir ! On vous guide !

(26) Ce soir, j’ai cuisiné ∅OD chinois. « Fait maison, trop miam, avec des pots de la

marque AYAM. »

Nous considérons que (25) et (26) sont éligibles à l’interprétation « contexte forçant » parce que la sous-catégorisation exercée par l’adjectif est restreinte par des éléments co(n)textuels. L’énoncé (25) est extrait d’une chronique santé sur la page www.topsante.com. La phrase interrogative Et si manger gras ne faisait pas grossir ? implique une sous-catégorisation de la totalité des classes d’entités pouvant être objet de manger. Il peut donc s’agir aussi bien des classes ‘aliments’, ‘plats’, ‘gâteaux’, etc. Mais le co(n)texte impose une nouvelle restriction à ces classes, qui se trouvent limitées aux seules classes ‘plats’ et ‘aliments’, à cause de la mention au « tout vapeur » : « oublié le tout vapeur ».

Pour l’énoncé (26), comme nous l’avons déjà noté, cuisiner en emploi absolu implique en ∅OD diverses classes, telles que les classes des plats, des aliments, des sauces. En principe,

la propriété ‘chinois’ à droite de cuisiner permet de sous-catégoriser toutes ces classes : quand on cuisine chinois, on prépare certains aliments (stéréotypiques : une recherche sur Wikipédia nous apprend qu’on trouve particulièrement dans la cuisine chinoise du bœuf, du canard, des nouilles et du poisson) avec certaines sauces (souvent aigre-douce, toujours selon Wikipédia) en vue d’obtenir certains plats. Cela dit, l’énoncé (26) semble orienter l’interprétation vers une restriction du nombre de ces classes : la propriété de l’adjectif chinois ne s’applique qu’aux

classes ‘plats’ et ‘sauces’, et apparemment pas à la classe ‘aliments’. En effet, le cumul de l’énoncé et des photos correspond à une glose du type : ‘j’ai cuisiné des plats (du type plats) chinois grâce aux sauces chinoises de la marques AYAM’.

On retrouve d’ailleurs régulièrement cette idée sur les sites de cuisine : par exemple, sur

www.marmiton.org, une liste de produits AYAM est proposée, dont la sauce d’huître : « une sauce multi-usages, utilisée pour rehausser le goût des plats asiatiques. Parfaite pour parfumer la viande, le poisson ou les légumes. » Il est certes question de « plats asiatiques », mais il est aussi question de rehausser le goût de mets qui ne sont pas spécifiquement de Chine : « la viande, le poisson ou les légumes ».

Ainsi, ce que montre l’analyse des énoncés (25) et (26), c’est que l’adjonction d’éléments contextuels peut modifier l’interprétation à donner à la construction [Vtr+∅OD+Adj.Inv.] avec un ∅OD à valeur générique au départ. En effet, le co(n)texte énonciatif

de (25) réduit l’application de la propriété ‘être gras’ aux seules classes des aliments et des plats ; en (26), il exclut la classe des aliments.

La dualité d’interprétation que pose donc le cas du co(n)texte forçant permet de mettre en perspective une analyse qui prend en compte l’articulation des différentes strates de la construction du sens impliquées par la construction [Vtr+∅OD+Adj.Inv.]. En effet, le sens de la

combinaison d’un adjectif invarié avec le verbe se construit premièrement au niveau du verbe en emploi absolu (suivi alors d’un ∅OD à valeur générique), puis au niveau de l’énoncé par

l’adjonction possible d’indices précisant le cadre scénique. Enfin, l’information peut être complétée au niveau co(n)textuel par d’autres restrictions qui peuvent aller jusqu’à forcer l’interprétation, comme nous avons pu le voir dans les deux derniers exemples étudiés.