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Hypothèses de travail

Chapitre 1 : Problématique générale

1.5. Hypothèses de travail

L’adjectif invarié à droite d’un verbe est souvent analysé comme l’équivalent d’un adverbe ; l’adverbe en -ment est d’ailleurs formé sur une base adjectivale ; on pourrait alors se demander si l’adjectif invarié est une forme tronquée de l’adverbe en -ment. Or le corpus sur lequel nous travaillons est exclusivement constitué de paires [V+Adj.Inv.] dans lesquelles l’adjectif n’est pas un adverbe en -ment auquel on a supprimé ce suffixe, contrairement à ce qui semble se produire dans l’exemple suivant :

(49) Les mobylettes, ça se pique facile.

Guimier & Oueslati (2006 : 18)8 proposent en effet dans ce cas l’étiquette d’adverbe en -ment

« tronqué ». Ils s’appuient notamment sur le fait que l’adjectif et l’adverbe qui en est dérivé ont précisément la même incidence et la même portée dans cet énoncé. Ils imputent la différence entre l’adjectif facile et l’adverbe facilement au registre de langue (cf. section 4.1.1.) : à la troncation de mobylette en mob, correspondrait la troncation de l’adverbe en -ment, facilement, en l’adverbe tronqué facile. Selon cette analyse, facile et facilement sont tous les deux syntaxiquement rattachés au verbe piquer ; dans les deux cas il s’agit d’un complément de manière portant sémantiquement sur le verbe. Dans la mesure où nos données ne contiennent aucun exemple d’adverbe en -ment tronqué de ce type, nous postulons que l’adjectif a toujours un fonctionnement distinct de celui d’un adverbe en -ment dans notre corpus.

De plus, l’adjectif est une unité de langue dont la spécificité est de nécessiter un support de caractérisation. Nous faisons l’hypothèse que, dans le cadre de la construction [V+Adj.Inv.], ces supports de caractérisation sont offerts par des éléments de la structure argumentale du verbe. Nous faisons aussi l’hypothèse que l’adjectif porte sur ces éléments dans la mesure où leurs sémantismes sont compatibles, c’est-à-dire dans la mesure où la caractérisation que l’adjectif a à offrir peut être reçue par un support prévu dans le sens lexical du verbe.

En observant une paire d’énoncés telle que (50)-(51), on constate cependant que ce n’est pas le seul mécanisme à l’œuvre dans la construction [V+Adj.Inv.]. L’adjectif peut en effet caractériser des éléments qui ne sont pas nécessairement inclus dans la structure argumentale du verbe :

(50) [en montrant sa voiture] Regarde, j’ai acheté ∅OD chinois !

(51) Moi, à midi, je mange ∅OD utile.

Conformément à notre première hypothèse, l’adjectif de l’énoncé (50) caractérise l’entité présente en position ∅OD, c’est-à-dire la voiture. Dans ce cas, en s’appuyant sur la définition

lexicale du verbe acheter, on peut considérer que l’entité caractérisée par l’adjectif chinois est l’objet syntaxique du verbe, élément appartenant à la structure argumentale de ce dernier.

Dans l’énoncé (51), les choses ne semblent pas se passer exactement de la même façon. La définition proposée dans le TLFi pour le verbe manger (‘avaler un aliment solide ou pâteux après l’avoir mâché’) ne semble impliquer qu’un agent [+animé] et une entité qui subit le procès en position d’objet syntaxique (l’entité doit en principe avoir le trait [+comestible]). Si l’on s’en tient à ces éléments de définition, on peut se demander ce que caractérise l’adjectif utile dans l’énoncé (51). Apparemment, il ne peut pas s’agir des aliments (? Je mange des aliments utiles) ni de l’agent (? Je suis utile en mangeant). Dans ce cas, s’il est vrai que l’adjectif doit avoir des supports de caractérisation, on pourrait envisager qu’il caractérise des éléments qui n’appartiennent pas à la structure argumentale du verbe.

Dans cette perspective, il apparaît que l’adjectif invarié, dépendant syntaxiquement du verbe, caractérise alors l’un des aspects possibles de la réalisation de l’action. C’est à ce titre qu’on peut considérer qu’il a le rôle de complément de manière. Dans le cas où il est analysable comme tel, nous nous demandons s’il exprime cette notion de manière de la même façon que d’autres moyens syntaxiques, comme l’adverbe en -ment, ou encore le syntagme prépositionnel, par exemple.

Enfin, nous faisons l’hypothèse que, par le jeu de la sélection lexicale, certains adjectifs peuvent apparaître de manière privilégiée à droite de certains verbes. Nous supposons en effet qu’une approche quantitative des données croisant le type de portée sémantique de l’adjectif (porte-t-il uniquement sur un élément appartenant à la structure argumentale de V ?) avec le domaine dans lequel il prédique une propriété (taille, couleur, etc.) peut être un moyen efficace de rendre compte avec précision des effets de sens dans la construction [V+Adj.Inv.]. La fréquence d’emploi des adjectifs dans le corpus serait ainsi une conséquence des contraintes de sélection en jeu entre le verbe et l’adjectif.

Nous supposons par ailleurs que les calculs de fréquence de ces différents types de combinaisons permettront de mettre en évidence que certaines opérations mentales sont privilégiées dans la construction [V+Adj.Inv.]. Par exemple, on peut se demander pour quelles

raisons la caractérisation de la couleur est plus fréquente après un verbe comme manger (manger rouge, manger vert, manger bleu, etc.), comparé au verbe courir (nous n’avons pas d’énoncé courir rouge, courir vert, courir bleu dans notre corpus). Dans le même ordre d’idées, on peut se demander pourquoi les adjectifs relationnels dérivés de noms de pays (français,

italien, japonais, etc.) déclenchent plus facilement des stéréotypes après les verbes manger et cuisiner comparé à des verbes dénotant d’autres procès (cf. section 4.3.3.) ?

Ainsi cuisiner japonais ne consiste-t-il pas au fait de cuisiner n’importe quels aliments. Cela consiste au fait de cuisiner certaines collections d’aliments plutôt que d’autres (entre autres des poissons, avec des algues, et du riz, par exemple), en vue d’obtenir certains plats plutôt que d’autres (des sushis, des sashimis, mais sûrement pas des nems, par exemple). Ce constat est valable pour la paire manger méditerranéen. Dans ce cas, il s’agit de manger, entre autres choses, des légumes et du poisson, le tout assaisonné d’huile d’olive.

On peut alors se demander selon quels critères cet effet de stéréotypie est déclenché, ou non. Ainsi, si je mange léger, il ne semble pas qu’il soit activé. Cela conduit à penser que c’est la combinaison de l’adjectif avec le procès dénoté par le verbe qui est à l’origine de ces effets de sens. Notre étude se donne de cette manière pour objectif de mettre en évidence quels sont les paramètres qui rendent possible tel ou tel effet de sens lié à la construction [V+Adj.Inv.].