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PARTIE 3 : INITIATIVES ET POSSIBILITÉS

3. Du côté du jeu vidéo : des initiatives pré-existantes

3.3 Une participation communautaire et amatrice forte

1.3.1 Une question de langage

1.3.1.1 Musiques écrites

La musique écrite est, pour les musiciens occidentaux, la façon la plus répandue de permettre la reproduction à long-terme des compositions. De plus en plus généralisée après le Moyen-Âge, elle a connu de nombreuses évolutions concernant tant les caractéristiques qui étaient transcrites que les modèles graphiques sur lesquels elle s'appuyait. Comme l'expliquent Sylvie Bouissou et al, la notation musicale renferme des subtilités dans ce qu'elle va exprimer sur la musique :

La notation tire sa complexité de ce que les signes adoptés ou inventés entre ­ croisent des informations qui concernent des aspects foncièrement différents 137STOÏANOVA, Ivanka. Geste-texte-musique. p.25-26

138NATTIEZ, Jean-Jacques. Les musique, les images et les mots. p.105

139BACHIMONT, Bruno. Patrimoine et numérique : technique et politique de la mémoire. p.147

de la pratique musicale et de l'interprétation : les uns indiquent ce qu'il faut jouer, d'autres comment jouer (par le biais de doigtés, de descriptions relatives à des ins ­ truments spécifiques) ; d'autres encore livrent des indices sur les propriétés structu­ relles de la partition à exécuter. S'ajoute à cela le fait qu'une partie d'entre eux cherche à cerner d'aussi près que possible les propriétés acoustiques concernées, tandis qu'une autre se charge plutôt de communiquer un état d'esprit, où la subjec­ tivité de l'interprète peut se révéler plus ou moins déterminante.140

Ainsi, la notation musicale est un langage permettant de retranscrire certains éléments plus ou moins objectifs du son, à condition de le maîtriser, mais également de maîtriser son contexte : selon les époques et les styles musicaux, l'attention ne portait pas sur les mêmes éléments. Par exemple, si le La 440 hz a été fixé au cours du XXè

siècle comme étant la référence en matière d'accordage et de lecture du son, la hauteur absolue ne faisait pas l'objet de la même rigueur auparavant. À la fin du XVè siècle, il a

également été relevé des erreurs d'interprétation et de retranscription de la valeur des temps, une confusion étant faite entre le nombre de battements ou le nombre de mouvements indiqués par les partitions141. La compréhension de la partition repose ainsi

sur l'apprentissage des théories d'époque liées à la temporalité ou à la notion d'équivalence. Mais elle va aussi dépendre d'un contexte technique et d'usages qui sont faits du son, ainsi que des préférences esthétiques ayant cours au moment de l'interprétation. L'exécution d'un vibrato peut grandement évoluer en fonction des interprètes, de même qu'un rubato ne donne jamais d'éléments précis sur la façon dont il faut altérer les durées d'une mesure. Deux violons ne sonnent pas non plus tout à fait pareil, selon leur facture et les composants utilisés pour les construire. De la même façon, l'acoustique de l'environnement d'écoute est amenée à changer, selon qu'il s'agit d'une cathédrale, d'un salon, ou d'un studio d'enregistrement.

La musique écrite donne ainsi des éléments précis, mais qui ne peuvent jamais être totalement exacts. La description du son se révèle particulièrement difficile à faire en raison de son aspect immatériel, invisible. Cette problématique s'est beaucoup développée au cours du XXè siècle, particulièrement avec l'émergence du son enregistré,

que nous verrons plus en détail dans la prochaine partie, et de la musique électroacoustique. Les anciens systèmes de notation se sont très vite révélés obsolètes pour transmettre les paramètres sonores auxquels les compositeurs voulaient prêter attention. La question de la transmission de la musique s'est d'ailleurs posée très tôt face à son contexte technologique en pleine évolution. En effet, le compositeur Edgard Varèse analysait déjà en 1936 :

Je suis sûr que le jour viendra où le compositeur, après avoir réalisé graphiquement sa partition, la verra placée automatiquement dans une machine qui en transmettra fidèlement le contenu musical à l'auditeur. Comme des fréquences et des rythmes nouveaux devront être indiqués sur la partition, notre notation actuelle sera inadé ­ quate. La nouvelle notation sera probablement sismographique. (…) pour nos ins­ truments électriques encore primitifs, il est nécessaire d'abandonner la notation sur portée pour utiliser une manière d'écriture sismographique qui ressemble d'avan­ tage à l'écriture idéographique utilisée originellement très tôt pour la voix avant le développement de l'écriture sur portée. Autrefois, les courbes de ligne musicale in­

140BOUISSOU, Sylvie,GOUBAULT, Christian, BOSSEUR, Jean-Yves. Histoire de la notation : de l'époque baroque à

nos jours. p.189.

141AUDA, Antoine. Le tactus principe générateur de l'interprétation de la musique polyphonique classique.

<https://www.persee.fr/doc/scrip_0036-9772_1950_num_4_1_2263>

diquaient les fluctuations mélodiques de la voix, aujourd'hui l'instrument exige une liste précise d'instructions.142

La position visionnaire du compositeur s'explique par ses expériences particulièrement poussées dans le domaine des percussions (notamment avec

Ionisation pour 13 percussions et un piano en 1931), ainsi que son intérêt pour la

recherche naissante en électroacoustique, et particulièrement le thérémine143 à

l'époque de cette déclaration. L'usage qu'il faisait des instruments traditionnels dépassait en effet les « possibilités expressives » de la notation sur partition en terme de timbres, mais aussi de rythmes. D'autres compositeurs ont par la suite remis en question la partition en écrivant des œuvres provocatrices, ou bien en inventant de nouvelles graphies plus adaptées à ce qu'ils voulaient transmettre. Le travail de John Cage et sa remise en question de l'intention musicale dans 4'33'', ou encore ses œuvres pour piano préparé (dans lequel sont glissés divers objets qui en altèrent le son naturel) sont particulièrement célèbres. Avec 4'33'', œuvre particulièrement provocatrice et critique, l'interprète est mis face à une partition totalement vierge, qu'il doit interpréter en public en suivant les trois mouvements parfaitement chronométrés. On réalise alors que le « silence » n'est pas possible dans une salle de concert, et il est possible de voir l’acoustique de la salle et les moindres bruits parasites produits comme étant l’œuvre réelle. Un rappel que les événements se produisant en direct subissent de nombreux paramètres incontrôlés et impossibles à noter sur portée, qui interagissent forcément avec l’œuvre et le musicien. D'autres compositeurs se sont plutôt intéressés à l'évolution du rôle et aux modes d'utilisation de la voix en développant de nouvelles techniques vocales difficiles à retranscrire sur partition : Arnold Schönberg peut-être cité pour son développement du Sprechgesang dans le Pierrot Lunaire en 1912, qui mettait la chanteuse à mi-chemin entre le parlé et le chanté, l'intonation devenant alors aussi importante que la justesse des notes l'était jusqu'à présent. Mais, bien après, d'autres limites ont été franchies pour mener la voix jusqu'aux onomatopées, avec

Stripsody, dont la partition est entièrement construite d'après des symboles

graphiques (dessinés et écrits) de bande dessinée, composée et interprétée par la cantatrice Cathy Berberian.

Des questions de forme se sont également posées vis à vis de la partition, mais remontent bien avant le XXè siècle : comment transcrire sur un support

linéaire une musique dont la nature est d'être ouverte ? Si la musique non fixée remonte à son existence orale, sa composition ou son interprétation d'après des critères aléatoires ont toujours existé dans le domaine dit savant, des jets de dés aux possibilités plus fines permises pas l'ordinateur. Plusieurs représentations écrites ont été fournies : la partition de In C de Terry Riley se présente par exemple sous la forme d'une feuille contenant pêle-mêle les 53 courts fragments qui constituent l’œuvre. Aucun ordre ni pupitre n'étant prédéfini, tout comme la durée totale des séquences et du morceau dans son entier, les instrumentistes sont libres de choisir les fragments qu'ils veulent jouer, et de les enchaîner dans l'ordre et sur la durée qu'ils souhaitent. La partition ne joue donc pas ici le rôle d'un séquenceur temporel, mais plus d'un aide mémoire des possibilités offertes aux instrumentistes. Mais d'autres systèmes existent bien sûr, comme la représentation 142BOUISSOU, Sylvie,GOUBAULT, Christian, BOSSEUR, Jean-Yves. Histoire de la notation : de l'époque

baroque à nos jours. p.189.

143Le thérémine est un instrument de musique électroacoustique inventé en 1919 par Lev Sergueïevitch Termen.

Formé d'un boîtier électrique et de deux antennes, il se joue sans contact direct, l'instrumentiste altérant les ondes par le seul mouvement de son corps (sur le même principe que le brouillage des ondes de télévision ou de radio).

de Transicion II de Maurice Kagel sur des disques rotatifs et des bandes coulissantes à découper et à coller dans la partition.144

Plus tard, la musique électroacoustique a fini de briser les habitudes acquises depuis plusieurs siècles en Europe, notamment en quittant le domaine de la tonalité. Les sons électroacoustiques, de par le fait qu'ils sont des manipulations, par découpage de bandes enregistrées ou par usage de logiciels spécifiques, du son, posent de facto des problèmes quand on en vient à leur écriture sur partition :

(…) le processus de la transcription suppose un certain degré d'abstraction et parti ­ cipe d'une conception progressive de l’œuvre ; or dans la musique électroacous­ tique, exploration à même de la matière sonore, noter devient un acte dont la raison d'être est le plus souvent problématique car il intervient généralement après la réa­ lisation proprement dite de l’œuvre.145

De fait, les musiques créées par ordinateur relèvent d'un système d'écriture bien différent, de programmation notamment. L'informatique musicale a permis la mise au point et l'utilisation des spectrogrammes ou sonagrammes en deux et trois dimensions ainsi que d'outils de représentation directe du signal sonore. Ces nouvelles « écritures » se constatent dans beaucoup de logiciels de montage et de manipulation ou d'analyse du son tels que l'acousmographe développé par l'INA-GRM à partir de 1991 (voir Illustration 1). Ces logiciels produisent des représentations de la répartition des fréquences dans le temps considérées comme scientifiques, bien qu'impossibles à interpréter à l’œil nu et à réaliser sans l'assistance d'un logiciel spécifique.

De ces nouveaux types de représentations de la musique ont découlé de nombreuses avancées dans le domaine de la phonétique et de l’acoustique. Les

144Ibid. p.256 145Ibid. p. 230

REBILLARD Fanny | M2 ARN | Mémoire| 09/2018 - 59 -

Illustration 1: Exemples de partitions réalisées avec l'acousmographe: en bas : deux formes de spectrogrammes ou sonagrammes. En haut : notation visuelle par

l'auteur de l'analyse (source : <http://www.pierrecouprie.fr/wp-

« partitions » électroacoustiques ont donné lieu à plusieurs systèmes de notation à échelle humaine des nouvelles œuvres que nous qualifieront d'abstraites en ce qu'elles ne permettent pas, à la lecture, d'entendre ou de recréer l’œuvre qu'elles représentent. Les plus célèbres s'inspirent généralement de l'analyse typo- morphologique de Pierre Schaeffer, qui vise à caractériser et classer les sons d'après leur durée, leur tenue et leur complexité spectrale. Plusieurs modèles de représentations visuelles ont été proposés, comme celui des objets-fonctions de Stéphane Roy ou encore les unités sémiotiques temporelles (UST) de Pierre Couprie146. Les outils tels que l'acousmographe permettent d'annoter les

spectrogrammes avec des figures géométriques de tailles et de couleurs différentes, afin de créer des « partitions visuelles » de certaines occurrences difficiles à cerner sur la représentation spectrale générée par l'ordinateur. Aucune de ces méthodes ne fait cependant l'unanimité, l'aspect très subjectif de ces outils d'analyse étant à chaque fois soulevé.