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Les statuts d'auteur et d'interprète remis en question

PARTIE 2 : LES ENJEUX DE L'ARCHIVAGE DU SON ET DU JEU VIDÉO

2. Évolutions des problématiques à l'ère numérique

2.3 Les statuts d'auteur et d'interprète remis en question

Les musiques assistées par ordinateur, et par extension les interactions des joueurs avec les éléments sonores accessibles dans les jeux, ont également posé des questions sur le statut d'auteur et d'interprète. Si nous savons que l'ordinateur devient aisément un instrument lorsqu'il synthétise des sons, l'usage d'algorithmes donnant un certain libre-arbitre à la machine crée une situation où le compositeur se place en retrait par rapport à l'écriture de l’œuvre, et se contente d'en définir certains paramètres. Jean- Pierre Balpe soulève, au sujet de l'influence de l'auteur dans la musique générative :

La générativité pose ainsi de façon radicale la question de l'auteur ou, plus exacte ­ ment, du rapport de l'auteur à l’œuvre, et bien entendu de l’œuvre à sa lecture puisque, dans la plupart des traditions, l’œuvre est toujours lue à travers la per ­ sonne de l'auteur lui-même.163

Une fois le processus d'écriture lancé, son auteur n'a en fin de compte pas ou très peu d'influence sur ce qui est créé. Il poursuit plus loin :

Dans l’œuvre d'art numérique, c'est à l’œuvre que revient le dernier mot car, une fois ses manifestations mises en branle, l'auteur, à moins de modifier son modèle, se trouve en position de lecteur qui ne peut plus modifier le résultat en train de s'actualiser. Il assiste alors en quelque sorte à l'objectivation de sa visée idéelle de l’œuvre.164

Ces types de compositions ont bien sûr trouvé un extrême dans la création aléatoire, qui peut parfois mêler plusieurs arts. Si les premières compositions assistées par ordinateur se destinaient cependant à une interprétation humaine, l'ordinateur n'intervenant que sur le choix des notes à jouer, il arrive aujourd'hui de considérer la machine à la fois comme un « compositeur » et un interprète. Bien que « Les mondes de l'art numérique ne peuvent être que des abstractions de ce monde, car leur créateur n'est pas concepteur d'actualisations mais auteur de modèles. »165, les nombreux sons alors

audibles ne trouvent pas d'équivalents faciles à représenter dans notre monde réel. Les seules matérialisations restantes qui expliquent la démarche de l'auteur derrière la machine sont en quelques sortes les formules algorithmiques et constantes utilisées pour former l'ordinateur à son esthétique et guider ses lancers de dés numériques.

L'ordinateur peut alors devenir le seul instrument capable de générer les sons entendus, mais aussi de les agencer de telle ou telle façon. Si on peut alors admettre qu'il obtient un statut interprétatif, bien que l'intention véritable vienne du compositeur ou du spectateur qui écoute l’œuvre, les choses se compliquent lorsque l'interaction entre en jeu. Les œuvres dont le déroulement dépend à la fois des actions de la machine et de ses réactions aux stimuli d'un instrumentiste humain, ou d'un joueur, se révèlent en effet très problématiques, tant dans la considération des rôles dans l'écriture et l'interprétation que dans la fixation pour archive. Alain Bonardi expliquait d'ailleurs ce problème majeur dans le projet d'archivage de l’œuvre En échos de Philippe Manoury :

(…) il ne suffit pas d'enregistrer [les sons] et de les stocker, car ils seront diffé ­ rents d'une exécution à l'autre. Il faut donc parvenir à des représentations abstraites décrivant leur mode de production et la nature des interactions potentielles.166

163BALPE, Jean-Pierre. Les concepts du numérique. In Les Cahiers du numérique. p. 15 164Ibid. p. 25

165Ibid. p. 24

166BONARDI, Alain. Pérenniser pour transmettre, transmettre pour pérenniser. In Daniel Teruggi (Dir.). Musique et

technologie – Préserver, Archiver, Reproduire. p. 107

En effet, nous avons déjà mentionné, dans la première partie de ce mémoire, l'existence de jeux vidéo tels que Proteus, qui vont utiliser toutes les possibilités offertes par la synthèse et la composition aléatoire. Cette œuvre, dont les quelques paramètres visuels et musicaux fixes sont noyés dans un flot d'événements aléatoires et maîtrisés par l'ordinateur, a posé de façon extrême le rapport entre compositeur, interprète, musicien et joueur. Lorsque nous avons interrogé le compositeur David Kanaga sur son rapport à ces questions, il nous a répondu que, bien qu'étant incapable d'avoir la même expérience que le joueur, il était lui-même, avant tout, un parti prenant du jeu, dont la musique lui échappait. Sa conclusion fut que le statut de compositeur, de joueur et d'interprète, ne différaient peut-être pas nécessairement dans ce contexte : « Je suppose que ce n'est peut-être pas si différent, que nous jouons tous en réaction à des matériaux, et que nous sommes constamment en train de jouer avec d'autres choses... »167 168

Par ailleurs, même si la musique d'un jeu est prédéterminée, il reste toujours une part d'incertitude quant à son exécution réelle une fois la partie lancée par le joueur. Plusieurs paramètres, tels que la durée ou l'alternance entre les pistes, selon le temps passé sans bouger ou les différents allers-retours qu'il lui est possible d'effectuer, ne trouvent une réponse qu'au moment où les événements se produisent.

Bachimont fait la différence entre les « formes statiques et spatiales de restitution » dont la forme fixe « suggère un ordre canonique de lecture », qui n'est pas imposé, et les formes « temporelles et dynamiques de restitution » qui imposent l'ordre et le rythme du document (audiovisuel) à l'utilisateur169. Les

musiques de jeux vidéo, mais aussi, bien avant, les musiques contemporaines du XXè siècle ont partiellement voire totalement défié ces deux ordres. En effet, les

œuvres électroacoustiques, et quelques autres auparavant, ont présenté, par exemple, des partitions sans ordre de lecture prédéfini. Mais elles ont également permis, avec l'émergence des musiques et compositions assistées par ordinateur, de créer des œuvres sans équivalent graphique et dont la réalisation repose sur des paramètres inexprimables. Il en résulte en premier lieu une difficulté à séparer la partition de l'interprétation :

La composition assistée par ordinateur est fondée sur l'utilisation de l'ordina ­ teur dans le développement, ou dans la génération, prise dans un sens large, du matériau musical. Son résultat n'est pas un son ou une série de sons, mais une partition, écrite soit selon la notation classique, proportionnelle ou ryth ­ mique, soit sous forme d'une partition (score) pour synthétiseurs. Même si la différence est subtile au point de vue phénoménologique, il est important de séparer ces deux phases : la création de la partition et son exécution.170

Quand l'ordinateur est au centre de tout, on ne pense pas forcément que la composition et l'exécution vont stimuler des parties différentes (mémoire de calcul processeur, mémoire de stockage...) et on se représente facilement les différents 167« I suppose it might not be so different really, that, we're all playing in response to materials, and we're always

playing with other things... »

168REBILLARD, Fanny. Le joueur interprète ? Exploration de l'interactivité dans Proteus. Artgame :

<https://www.academia.edu/15350538/Le_joueur_interpr%C3%A8te_Exploration_de_linteractivit %C3%A9_dans_Proteus>

169BACHIMONT, Bruno. Patrimoine et numérique : technique et politique de la mémoire. p.44

170BABONI-SCHILINGI, Jacopo. Les enjeux du virtuel dans la musique. Les Cahiers du numérique. L'art et le

numérique. p. 209

processus de production musicale comme un tout. La séparation entre interprétation et partition n'a cependant pas attendu la musique générée par ordinateur, comme nous l'avons vu avec les œuvres de John Cage. Mais la question de l'aléa, de l'imprévu, et du hasard, n'ont cessé de prendre de l'importance avec l'informatique, où la séparation entre écriture et interprétation est encore plus difficile à percevoir car elles sont parfois simultanées. Jacopo Baboni-Schilingi a bien expliqué cette nuance avec le concept de région potentielle dans la musique générative :

Une région potentielle est un ensemble fini de variables qui possèdent en puis­ sance, d'une façon exhaustive, toutes les combinaisons et les variations imagi ­ nables. Une région potentielle n'a pas de forme puisqu'elle est le lieu de toute forme existant en puissance. Lorsqu'un champ potentiel produit une de ses instan ­ ciations particulières avec une forme spécifique, nous obtenons l'entité musicale.171

L'élaboration de la musique générative se déroule alors en trois temps distincts, puisque le champ des possibles, qu'on pourrait comparer à l'apprentissage de la théorie musicale par un compositeur, doit être intégré avant que la machine choisisse dans ces règles et produise finalement le son. Il a nommé « hyperpartition » l'ensemble des données gérées avant l'interprétation, en ce qu'elles contiennent plus de paramètres qu'une partition à proprement parler. Ces évolutions propres au numérique ont, toujours selon Jacopo Baboni-Schilingi, totalement changé la façon de percevoir l'acte de composition, mais aussi la musique en elle-même :

(…) un thème musical n'est plus un objet immuable et fini, mais devient un modèle d'objet, choisi par le compositeur, inscrit à l'intérieur d'un processus qui s'accom ­ plit en un devenir perpétuel. Dans un tel système, les raisons d'être d'une composi­ tion musicale résident dans son devenir. La création d'une seule composition de ­ vient un événement dynamique, toujours différent. La composition devient un champ de possibilités, une entité capable d'interagir avec celui qui l'écoute, un sys ­ tème ouvert, jamais identique.172

Héritière d'un historique et de problématiques complexes, la musique a vu les possibilités de conservation varier avec l'arrivée de l'enregistrement, puis de l'informatique. Si la compréhension de son inscription dans son contexte culturel représentait déjà certains enjeux, nous avons vu que de nouvelles questions ont vu le jour avec la généralisation des technologiques électroacoustiques et informatiques : nouveaux sons, nouveaux modes d'interprétation, nouveaux instruments également, mais surtout nouvelles conceptions de l'origine de la musique, et par définition nouvelles questions sur l'archivage du son. Comment archiver ces nouvelles formes de sonorités et ces nouvelles façons de voir un art tendant de plus en plus vers l’œuvre ouverte173 et la

création de sons sans équivalents naturels ? Alain Bonardi a bien résumé la problématique en ces termes :

La production sonore et musicale repose par principe sur des outils techniques, ce qui l'oblige à évoluer à chaque révolution technologique. Ainsi le numérique a re ­ configuré tant les techniques que les usages de création sonore et musicale. Que ce soit au niveau des instituts de recherche ou des pratiques grand public, les pra­ 171Ibid. p.212

172Ibid. p. 214

173Œuvre ouverte telle qu'analysée par Umberto Eco : « La poétique de l’œuvre en mouvement (et en partie aussi, celle de

l'oeuvre « ouverte ») instaure un nouveau type de rapports entre l'artiste et son public, un nouveau fonctionnement de la perception esthétique ; elle assure au produit artistique une place nouvelle dans la société. Elle établit enfin un rapport inédit entre la contemplation et l'utilisation de l'oeuvre d'art. » ECO, Umberto. L’œuvre ouverte. p.37

tiques musicales et les technologies sont complètement imbriquées, les pre­ mières utilisant ou détournant les secondes.174

Nous allons voir dans la prochaine partie que de grandes institutions musicales ont effectivement réfléchi à la question et essayé de mettre un certain nombre de systèmes en place. Ces systèmes ont posé des bases particulièrement solides pour répondre aux problématiques de l'archivage des musiques mixtes, mais plus généralement des musiques créées de façon nativement numérique. Retenons pour le moment les nombreux liens, tant esthétiques que techniques que nous avons pu relever entre les musiques contemporaines du XXè siècle et les

musiques de jeux vidéo.

174BONARDI, Alain. Pérenniser pour transmettre, transmettre pour pérenniser. In Daniel Teruggi (Dir.). Musique

et technologie – Préserver, Archiver, Reproduire. p. 105