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Des caractéristiques complexes à conserver

PARTIE 3 : INITIATIVES ET POSSIBILITÉS

3. Du côté du jeu vidéo : des initiatives pré-existantes

3.3 Une participation communautaire et amatrice forte

1.2.1 Des caractéristiques complexes à conserver

Au-delà des questions matérielles, la problématique de la lisibilité du jeu vidéo se pose et reste, en fin de compte, l'une des plus importantes. En effet, comment le savoir du jeu vidéo se transmet-il ? Il existe de fait de nombreux livres abordant la programmation des jeux, les travaux de level design ou l'écriture. Mais l'expérience « élargie » du jeu reste complexe et problématique : le gameplay, la façon de jouer le jeu, ne sont pas des plus évidents à décrire. Cette problématique se renforce avec le fait qu'un jeu, tout comme un livre ou un film, peut échapper au contrôle de ses créateurs et donner lieu à de nombreuses extensions. Beaucoup de ces extensions sont passées, depuis le début des années 2000 et jusqu'à aujourd'hui, par internet. Comme nous l'avons vu, les toiles culturelles des jeux vidéo peuvent se révéler particulièrement complexes. Nous pouvons mettre ces éléments en parallèle avec ce qu'explique Bruno Bachimont sur le principe de lisibilité culturelle :

(…) le savoir existe dans la mesure où il fut thématisé comme tel, enseigné et pra­ tiqué. (…) la compétence du jeu est développée de manière immanente, via une pratique sollicitée dans l'environnement social, que la sphère scolaire ou savante rejette ou considère de manière curieuse mais distante. Si bien que la plupart des jeux restent « jouables » uniquement parce que la communauté de joueurs est sen­ 119Programme du colloque : <http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/auditoriums/f.patrimoine_videoludique.html?

seance=1223928970535>

sible à la nostalgie et au défi de pouvoir rejouer avec des jeux dont les condi­ tions techniques initiales ont totalement disparu.120

Cette déclaration est particulièrement importante du fait que beaucoup de caractéristiques du jeu vidéo vont poser problème face à certaines exigences de l'archivistique. On pourrait citer, par exemple, les difficultés très contemporaines à appréhender le principe de provenance, soulevées par Michel Duchein en 1997. Si cette notion concerne en premier lieu les administrations de l'état, il soulève néanmoins un point qui va nous intéresser par rapport aux fonds constitués de plusieurs sources différentes ou successives :

(…) ces archives peuvent également être attribuées, en tout ou en partie, à l'organisme ou aux organismes qui ont hérité des compétences de l'organisme supprimé. Et là, elles peuvent parfois rester intactes, mais le plus souvent elles sont intégrées aux archives de l'organisme récepteur, au point de devenir difficilement identifiables par rapport à leur origine. Quelle est, dans ce cas, la « provenance » au sens archivistique du terme ? Sera-ce l'organisme créa­ teur disparu, ou l'organisme récepteur qui, ultérieurement, effectuera le ver­ sement aux archives ?121

L'évolution de ce principe, que l'auteur présente comme devenant de plus en plus complexe avec le temps, est particulièrement intéressante du point de vue des jeux vidéo. En effet, Michel Duchein note également : « Les bureaux produisent de plus en plus de documents sous forme non écrite (…) qui ne peuvent pas être conservés avec les documents écrits et relèvent d'autres techniques de classement et de description, bien qu'ils appartiennent intellectuellement, au même fonds d'archives »122. Les différents classements qui en découlent alors, qui témoignent

de visions matérielles ou intellectuelles des fonds spécifiques123, ne sont pas sans

rappeler les problèmes que nous avons mentionnés plus haut sur les multiples manifestations du jeu vidéo en tant qu'objet, ainsi que les différentes visions (auteur, joueur, chercheur...) qu'elles vont servir.

Ces remarques sont aussi particulièrement pertinentes en regard à l'archivage des jeux vidéo du fait que, s'ils ne font pas l'objet de collectes officielles, leur conservation peut être éclatée entre divers acteurs n'ayant rien à voir : les éditeurs et créateurs sont effectivement susceptibles d'archiver leurs projets et leurs matériaux de travail, mais le travail des collectionneurs est souvent bien plus important. De récentes « fuites » de données sur des jeux n'ayant jamais vu le jour, ou de versions de travail très antérieures aux sorties officielles, ont posé la question de la confiance des collectionneurs, et notamment des contacts encore inexistants à créer dans la sphère souterraine pour avoir accès à certains pans de l'histoire vidéoludique jalousement gardés124. Les différences de mentalité entre la

conservation japonaise et occidentale ont par ailleurs été relevées, les japonais étant bien moins enclins à partager leurs collections avec n'importe qui, par « respect pour les créateurs ».

La question de l'exemplaire original, au sens de premier tirage ou pressage d'un jeu, est aussi particulièrement importante concernant les jeux anciens. En

120BACHIMONT, Bruno. Patrimoine et numérique : technique et politique de la mémoire. p.197

121DUCHEIN, Michel. « Le principe de provenance et la pratique du tri, du classement et de la description en

archivistique contemporaine ». in Revista Lligall. p. 89

122Ibid. p.90 123Ibid. p.91

124GACH, Ethan. Collection Of Rare Japanese Games Leaks Online Without Owner's Permission. Kotaku :

<https://kotaku.com/collection-of-rare-japanese-games-leaks-online-without-1826685120>

effet, les premiers jeux étaient facilement modifiables, et certains de leurs éléments étaient fréquemment corrigés ou changés d'une version à une autre. Certaines boîtes étant par ailleurs réalisées à la main, très peu d'exemplaires originaux ont subsisté125.

Les différentes versions vont également être particulièrement importantes pour comprendre l'histoire du jeu vidéo, y compris après sa commercialisation. À titre d'exemple musical, nous pouvons mentionner une légende urbaine qui a longtemps circulé concernant The Legend of Zelda : Ocarina of Time, jeu particulièrement emblématique de Nintendo sorti en 1998. Il existe de fait deux versions du jeu, dans lesquelles certains détails changent, en particulier un morceau dans lequel on peut entendre, dans certaines cartouches des extraits de chants islamiques, qui sont absents dans d'autres cartouches. Pendant longtemps, des théories ont affirmé que la seconde version du jeu avait été mise en circulation peu après la sortie de la première, et faisait suite à des plaintes de joueurs croyants se sentant offensés. Après une analyse de plusieurs cartouches et une enquête approfondie, une émission de la chaîne Game Trailers révéla que les deux versions étaient en réalité antérieures à la sortie du jeu, la confusion venait du fait que les dates indiquées dans le code des cartouches étaient mal renseignées. Par ailleurs, Nintendo a répondu, en 2012, aux sollicitations, pointant le fait que les modifications n'étaient pas dues à des plaintes, mais simplement à une politique interne excluant de facto toute connotation religieuse de leurs jeux. L'origine du chant, issu d'une banque d'échantillons sonores (ou samples), ayant été découverte tardivement, certaines versions du jeu avaient déjà été pressées et ont été mises en circulation en même temps que la plus actuelle126. Plusieurs autres jeux de cette même époque, utilisant

la même banque d'échantillons, connurent le même sort, mais furent moins médiatisés du fait de leur importance moindre.