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Du code à l'enregistrement : restrictions, enrichissements et mutations

PARTIE 1 : SON ET JEUX VIDÉO

2. La musique de jeux, un élément protéiforme

2.1 Du code à l'enregistrement : restrictions, enrichissements et mutations

Les tout premiers jeux vidéo tels que Spacewar! (1962) n'avaient pas de son pour des raisons techniques. Les expérimentations sur l'interactivité se faisaient, à l'époque, surtout par rapport à l'interface graphique, et la plupart des ordinateurs ne furent pendant longtemps pas assez puissants pour calculer des événements visuels et sonores simultanément. Avec le succès des salles d'arcade, la sonorisation s'installa, tout d'abord de façon analogique, et dans un but bien particulier : on relève en effet à ce moment beaucoup de bruitages, utilisant les mêmes mécanismes que ceux des jeux de flipper. Déjà à ce moment, l'existence du son était liée, tout du moins en théorie, à son contexte. Selon Karen Collins, les bornes d'arcade devaient couvrir le bruits des salles et des machines concurrentes, afin de mieux attirer les passants et de les inciter, par leurs couleurs, leurs lumières et leurs bruits futuristes, à dépenser leur argent sur elles plutôt que les autres74. Tout d'abord rudimentaires, les sons étaient déjà interactifs et liés à la

répétitivité des jeux : pour beaucoup d'entre eux, il était question d'aller le plus loin possible dans un tableau s'accélérant de plus en plus jusqu'à ce que le joueur perde ou termine tous les niveaux. C'est le cas chez les plus célèbres jeux d'arcade d'époque, comme Space Invader, dont les quatre notes jouées en boucle de plus en plus vite à mesure que les aliens descendent vers l'avatar du joueur, ne sont interrompues que par les bruitages des tirs. La configuration est similaire dans Pac-Man, qui ne contient, après sa mélodie d'introduction, que les bruits de ramassage des pastilles par le joueur, ainsi que ceux des fantômes, poursuivants ou poursuivis. Il faut cependant noter ici que la faible présence de sons était également liée à des raisons budgétaires : l'intégration de sons enregistrés, numérisés et compressés dans les bornes était possible, mais peu utilisée en raison de son coût et de la qualité de compression75.

À la fin des années 1970 et pendant les années 1980, il n'était pas toujours possible de lire des sons, programmés ou enregistrés, sur les premiers ordinateurs et consoles de salons. Ces derniers n'avaient pas toujours de carte ou puce sonore intégrée 74COLLINS, Karen. Game Sound. An Introcuction to the History, and Practice of Video Game Music and Sound Design.

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75Voir Annexe 1, p. 134

et restaient donc parfois muets même lorsque les jeux contenaient des sons dans leurs programmes. C'est par exemple le cas du Apple II d'origine, qui ne produisait que quelques sons complexes, et ne pouvait pas lire les sons programmés pour des jeux tels que Ultima III : Exodus (1983) sans la carte son Mockingboard76. Le son

programmé ne faisait par ailleurs pas l'objet d'un consensus dans les premiers temps, puisque le protocole de communication MIDI (Musical Instrument Digital Interface), arrivé sur Atari ST en 1985, ne s'est pas démocratisé avant le début des années 1990, les ordinateurs utilisaient auparavant du son créé par impulsions codées. Ce n'est qu'avec l'arrivée des jeux sur support CD que des bandes-sons enregistrées virent le jour, avec Arc the Lad sur PlayStation en 1995, dont la musique a été en partie interprétée par le Royal Philharmonic Orchestra de Londres77. Au cours des années 1980 et au début des années 1990, la plupart des

musiques faisaient donc partie intégrante du code du jeu : les compositeurs devaient alors maîtriser les langages de programmation utilisés par les cartouches des jeux, ou travailler de concert avec la personne chargée de coder le jeu pour transcrire leur partition dans le langage approprié. Joseph Redon nous a parlé de ce contexte d'époque, et expliqué que les cas de double-spécialisation étaient rares et ne concernaient que quelques personnes comme le compositeur Yūzō Koshiro78. Le

compositeur des séries Super Mario et The Legend of Zelda, Koji Kondo, a également expliqué, dans une interview, avoir étudié, comme toutes les autres nouvelles recrues de Nintendo, la programmation au moment de son entrée dans l'entreprise. Il explique alors son processus de composition :

(…) à l'époque, il n'y avait pas encore le MIDI ou d'autres protocoles permettant de convertir directement ce qu'on jouait sur notre clavier en données. Tout était composé directement sur l'ordinateur en entrant les notes manuellement. Je jouais chez moi sur mon Electone et je notais des idées que j'emmenais ensuite au bureau pour les saisir dans la machine. J'arrangeais donc directement sur l'ordinateur, en ajustant les choses au fur et à mesure.7980

La méthode consistant à programmer directement le son dans le jeu, bien que laborieuse, était de fait particulièrement pratique par rapport à l'interactivité. Les sons pouvaient être entièrement automatisés et lus en même temps que le reste du code, permettant une grande souplesse dans les transitions et les adaptations aux actions, que des studios comme LucasArt ont développé dès 1991 avec des systèmes tels que iMUSE (Interactive Music Streming Engine). Cependant, le son était par là-même dépendant des puces et cartes dédiées, qui ne supportaient généralement qu'un nombre limité de voix simultanées, ainsi que des sons de synthèse estimés aujourd'hui comme particulièrement pauvres. On note aussi l'existence de nombreuses versions différentes de certains jeux, sonnant différemment selon les consoles ou les ordinateurs sur lesquels ils étaient lus. Certaines bandes-son firent également l'objet de réécritures complètes et

76<https://en.wikipedia.org/wiki/Mockingboard>

77AKAGAWA, Ryôji. La révolution PlayStation : les hommes de l'ombre. p.94 78Voir Annexe 1, p. 134

79« Back then, there was no MIDI or other protocol that could directly convert your keyboard playing to data. Everything

was composed directly on the computer, entering notes manually. I did practice on my Electone at home and sketch out ideas, which I’d then take to the office and enter into the computer. I would do the arrangement on the computer there, ad ­ justing things as I went. »

80Koji Kondo – 2001 Composer Interview. <http://shmuplations.com/kojikondo/>

représentent donc des produits totalement différents selon les consoles et les pays de sortie81.

Les premiers supports (disquettes et cartouches) disposaient de peu de mémoire, et le son est généralement présenté comme la partie sacrifiée par les développeurs, la partie visuelle, donc visible, étant plus facile à promouvoir. La Super Nintendo, sortie au début des années 1990 utilisait par exemple des cartouches pouvant contenir de 256 Ko à 6 Mo de données. Avec 64 Ko de RAM audio et la possibilité d'utiliser la cartouche, la console permettait de lire en 16 bits jusqu'à seize voies simultanées sur ses canaux, dont huit avec sampling, la musique étant compressée en ADPCM82. Sa puce audio de la

marque SONY et la gestion du son indépendante de l'image, la configuration de la console est une première sur le plan technique, bien qu'elle impressionne surtout pour ses capacités d'affichage graphique montant jusqu'à 256 couleurs et 128 sprites simultanés83. Ces limites existent encore aujourd'hui, sur certaines consoles récentes

telles que la Nintendo 3DS, une console portable commercialisée depuis 2011 et pour laquelle des jeux sont toujours développés. Le compositeur Allister Brimble a témoigné à ce sujet dans le documentaire Beep :

Je suis toujours limité en terme de mémoire sur Nintendo 3DS, car les samples prennent bien plus de place que les sons de synthèse. Par exemple, dans le jeu

Fluidity Spin Cycle, je devais créer une ambiance avec des oiseaux. Je pouvais li ­

vrer une longue piste de 20 secondes avec des chants d'oiseaux, mais cela aurait pris toute la mémoire allouée au son dans le jeu. Je ne pouvais donc pas faire ça, et j'ai séparé tous les sons en pépiements individuels (…). J'ai codé un petit script qui choisit les sons aléatoirement, puis les joue à un volume aléatoire, avec une at ­ taque, un decay (chute), un sustain (entretien) et un release (extinction) aléatoires, une modulation de hauteur aléatoire, une spatialisation aléatoire et une transposi ­ tion aléatoire.8485

Pour des consoles de salon, néanmoins, la problématique est bien sûre différente, les jeux étant stockés sur des disques ou téléchargés. La musique est tout de même souvent compressée par gain de place. Mais si les restrictions techniques des premiers jeux sont aujourd'hui loin et ne relèvent plus des mêmes technologies, le média hérite encore, comme nous allons voir, de cette histoire. Les questions techniques, en particulier, vont se révéler capitales lorsqu'on en viendra à la question de l'archivage.

2.2 Définition du “Sonore” dans un jeu : quand musique et bruitages se