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L'expérience des professionnels

PARTIE 3 : INITIATIVES ET POSSIBILITÉS

3. Du côté du jeu vidéo : des initiatives pré-existantes

3.2 L'expérience des professionnels

En l'absence d'éditions officielles ou de mesures prises, certains professionnels se sont eux-mêmes investis dans les questions de conservation. Nous avons cherché à nous renseigner sur leurs habitudes dans le cadre de leur travail, mais également sur leur intérêt pour la conservation de leurs données. Nous avons interrogé pour cela Alberto « McAlby » González, compositeur et développeur depuis les années 1980 qui dirige aujourd'hui le studio espagnol indépendant Abylight (et anciennement Bit Manager), ainsi que Vincent Dortel, programmeur audio ayant travaillé dans des entreprises françaises, anglaises et japonaises telles que Quantic Dream et Rocksteady.

Nous avons appris par leur biais que la bonne conservation des fichiers musicaux, mais également des différents objets numériques présents dans un jeu reposait pour beaucoup de cas sur l'organisation au cours du projet. Dans le domaine sonore en particulier, qui a très tôt mobilisé plusieurs corps de métier, une organisation claire s'est avérée vitale pour faire le lien entre les différents aspects (composition, intégration, etc.). Pour ce faire, Alberto González nous a expliqué avoir très rapidement mis au point un système de nommage strict des pistes musicales créées pour les jeux :

L'organisation des assets est toujours importante, sinon les projets ne peuvent être main­ tenus dans le temps, particulièrement ceux qui sont sont volumineux. De plus, il arrive que l'on doive revenir sur un vieux projet, ou qu'on le transmette à d'autres personnes pour qu'elles continuent le travail. Dans ce cas, tous les éléments doivent avoir un nom qui explique parfaitement ce qu'ils sont et leur rôle. J'utilise généralement des noms en minuscules, sans espaces, prédéfinis par type et par signification, et organisés dans dif­ férents dossiers. Si je ne mélange pas les majuscules et les minuscules et que je n'utilise pas d'espaces dans les noms, c'est parce que j'ai découvert que cette façon de faire offre une plus grande compatibilité et permet de les utiliser avec toutes sortes de compilateurs et d'outils.224225

Sont donc rassemblés ici une volonté de compréhension logique liée au rôle et à l'organisation interne des musiques dans le jeu, qui doivent être facilement retrouvées par d'autres personnes ayant souvent un point de vue très différent de celui du compositeur, mais aussi un système de nommage visant à réduire les problèmes de compatibilités techniques. Il n'est en effet pas rare que des personnes soient amenées à traiter des données hors-contexte dans les métiers du jeu vidéo. Nous savons par exemple que les traducteurs travaillent le plus souvent sur des équivalents de fichiers Excel, parfois sans aucune image du jeu leur permettant d'identifier les personnages qui s'expriment, et avec des préoccupations d'ordre techniques à gérer telles que le nombre de caractères pouvant tenir dans une boîte de dialogue. De la même façon, les personnes chargées d'implémenter le son, lorsqu'elles ne sont pas à 224« Organizing assets is always a very important matter, otherwise the projects become unmaintainable over time, specially if they

are big. Besides, there's a chance that you will have to revisit an old project at some point, or give it to other people to continue the work. All things should have a name that explains very well what is it. I like to use only lower case names for things, without spaces, prefixed by type and meaning, and organized in different folders. The thing about not mixing lowercase and uppercase letters, and not using spaces in the names is because over the years I have found that these names are much more compatible with all sort of compilers and tools. »

225Voir Annexe 5, p. 165

l'origine des compositions, n'écoutent pas nécessairement les très nombreux fichiers qui leurs sont fournis. Il est alors en effet nécessaire de mettre au point des systèmes clairs et largement compatibles pour éviter les erreurs humaines et les problèmes de lectures d'ordre plus mécanique. En ce sens, Vincent Dortel nous a expliqué les arborescences de sons interactifs qu'il était possible de créer et d'exporter dans les logiciels professionnels.

Les soucis de conservation sur une longue durée ont également été soulevés par nos interlocuteurs, qui ont mentionné, notamment, un manque d'investissement général des entreprises à petite et grande échelle :

(…) il n'est pas rare que des entreprises perdent d'anciennes données faute d'inves­ tir suffisamment de moyens dans l'archivage, par manque de temps ou par simple désintérêt lorsque ces dernières deviennent obsolètes. Parfois, certaines données sont retrouvées par hasard dans un vieux PC qui traîne dans un coin226.

Au-delà des problèmes organisationnels, ils ont également soulevé la problématique de l'obsolescence des machines, mais surtout du matériel et des logiciels nécessaires à l'utilisation et à la lecture correcte des données : conserver les archives des projets précédents demande une politique de conservation vis-à-vis des outils de travail qui n'est pas mise en place par les studios. Les problèmes de place sont évidement en première ligne des raisons expliquant cette absence de mesures, puisque la plupart des entreprises suivent une politique d'acquisition de matériel et de logiciels tendant vers le plus récent technologiquement parlant. Si conservation il y a, elle repose donc généralement sur des initiatives personnelles d'employés passionnés d'histoire ou de

reverse-engineering.

Face à l'absence de mesures de la part des éditeurs et des studios, nous avons donc vu qu'il n'était pas rare que des compositeurs prennent les devants, tout du moins en ce qui concerne leur propre travail. La réponse d'Alberto González à nos questions sur les raisons pour lesquelles il avait développé un émulateur et utilisé celui-ci pour enregistrer ses vieilles compositions pour ensuite les mettre en ligne est révélateur des changements qui se sont opérés ces dernières années. Son témoignage est en effet intéressant car il révèle à la fois les difficultés actuelles à reproduire de façon authentique les musiques des premières générations, mais également l'évolution de l'intérêt et de la considération pour les musiques de jeux vidéo :

À vrai dire, je n'ai pas fait ça dans un but de conservation. Tout a commencé lorsque j'ai trouvé des bandes originales que j'avais composées, mises en ligne sur YouTube et enregistrées par le biais d'émulateurs au rendu sonore affreusement éloigné de l'original. Du coup, je voulais avoir mes musiques quelque part, enregistrées avec la meilleure qualité possible. C'était égale ­ ment un test pour voir si les gens portaient un quelconque intérêt à mon tra ­ vail.227228

L'émulation des systèmes sonores comme solution de conservation de la musique ne fait cependant pas l'unanimité. En effet, Alberto González nous a bien

226Voir Annexe 2, p. 144

227« I didn't do it for preservation, actually. All started when I found some of my soundtracks in YouTube

recorded from emulators with horrible sound accuracy, so I wanted to have them at some place, recorded at the best possible quality. It was also a test to check if people had any interest on my music. »

228Voir Annexe 5, p. 163

précisé que son émulateur n'était à l'origine prévu que pour le son, ce paramètre spécifique demandant à lui seul un soin particulier dans le développement. Vincent Dortel nous a à ce sujet confirmé les difficultés déjà exprimées par l'IRCAM par rapport à l'émulation des anciens systèmes de synthèse sonore, qui n'est jamais totalement identique à l'original. Il a cependant appuyé le fait que des solutions de conservation étaient encore à trouver, mais surtout à appliquer, nous expliquant des cas où des musiques de jeux éditées officiellement n'étaient pas correctement traitées, et étaient donc de très mauvaise qualité. Un fait qui est particulièrement dommage, car les musiques entendues en jeu sont souvent déjà altérées par rapport à la version originalement produite : cet effet, bien que touchant aujourd'hui surtout le domaine graphique et assez peu le sonore, est dû à l'uniformisation de certains logiciels et à un nivellement vers le bas qui compresse la composition de base afin de la rendre lisible sur plusieurs supports aux performances différentes.

Les questions qui se posent sur les systèmes anciens sont de plus encore présentes aujourd'hui, et toujours irrésolues, bien qu'elles aient évolué avec les technologies. S'il existe beaucoup moins de systèmes de synthèse du son en direct, ces derniers restent bien présents et se mélangent avec les sons pré-enregistrés. À ce niveau, il existe déjà de nombreuses incompatibilités entre les différents logiciels professionnels de traitement du son (Wwise, FMOD etc.) qui se partagent le marché. En effet, les façons d'organiser les fichiers dans un projet ou de coder certaines commandes vont changer de l'un à l'autre, renforçant l'attachement des studios à un format propriétaire spécifique et difficile à faire basculer. Sur un plan uniquement sonore, conserver les filtres appliqués par certaines solutions logicielles, où les recréer alors qu'elles pré-existaient dans un logiciel développé en interne (comme cela a longtemps été le cas dans les entreprises, concernant le son) pose également un certain nombre de problèmes. Comme nous l'a expliqué Vincent Dortel avec l'exemple de la spatialisation, recréer un effet de distance ou l'épaisseur des murs dans un jeu peut se révéler particulièrement compliqué et nécessiter l'expertise de spécialistes lorsque le jeu est porté d'une plate-forme à une autre.

Les solutions logicielles proposées aujourd'hui sont cependant sources de réflexions concernant la conservation du caractère proprement interactif du son et sa documentation en dehors du jeu. Si cet aspect est difficilement reproductible sur disque en-dehors de la description qui accompagne la musique, les logiciels de traitement et d'intégration du son permettent de visualiser avec facilité ces changements. Une vision documentée et fidèle de la musique de jeux, pourrait donc se trouver dans les logiciels de production, d'une façon qui rejoint, d'un certain point de vue, les ambitions du projet GAMELAN :

J'imaginerais bien une bande originale venant sous la forme d'un petit logiciel avec des boutons/sliders avec, pour chaque piste, la possibilité de bouger les boutons en direct pour changer les différents paramètres qui jouent sur cette musique (comme ça a été conçu dans le code). On pourrait jouer sur le niveau de stress, le nombre d'ennemis à l'écran, la barre de vie, etc. et constater les transitions dynamiques et l'évolution du thème. On peut déjà faire ça dans Wwise pour "tester" sa musique dynamique, alors pourquoi ne pas extraire uniquement la partie musique et fournir ça à l'auditeur229 ?

S'il n'existe pas encore de mode de diffusion officiel de la musique de jeux utilisant ce type de configuration, Vincent Dortel a salué certains détournements pour la

229Voir Annexe 2, p. 144

différence de considération qu'ils apportent au son. Les sites proposant des fichiers à lire à travers un émulateur, et non pas de simples enregistrements dans des formats musicaux classiques, sont à son sens intéressants à la fois en ce qu'ils se rapprochent technologiquement du fonctionnement réel des jeux, mais aussi en ce qu'ils offrent plus de possibilités pour réinterpréter voire « nettoyer » certains aspects du son. Il nous a notamment démontré avec le cas de la version restaurée de la musique des jeux Golden Sun par le youtubeur Coaltergeist, comment les fichiers pris à la source pouvaient permettre une amélioration de la musique originale, donc un changement significatif par rapport à ce qui est entendu par le joueur :

Le procédé qu'il a utilisé est assez intéressant : il est parti des séquences MIDI originales, a extrait les samples et les a "nettoyés" pour enlever les dif ­ férentes couches de bruit blanc causées par la mauvaise qualité audio de base de la Game Boy Advance, sans dénaturer leur son d'origine. Les samples sonnent mieux car ils sont un peu moins compressés230.

La conservation de la musique dans le cadre du travail des spécialistes du son dans les jeux affine nos problématiques et apporte de nouveaux éléments, en particulier sur la qualité du son reproduit. Il semble clair que le son créé dans les studios et celui entendu par les joueurs peut être amené à varier. Les conditions de création et d'adaptation du son représentent alors un enjeu particulièrement important qui devrait documenter l’œuvre finale. Quels sons ont été utilisés ? Comment et avec quels logiciels ? Ces questions sont aujourd'hui encore difficiles à documenter, car beaucoup de studios tiennent secrètes leurs méthodes d'implémentation internes. Ces méthodes, quand elles ne sont plus en usage aujourd'hui, sont alors en voie de disparition, puisqu'elles ne sont plus utilisées, sans pour autant être documentées. Les remarques que nous avons reçues nous incitent donc plus à pencher vers une conservation des fichiers des professionnels, pour documenter la lisibilité technique et le fonctionnement interne de la musique en jeu, que vers un enregistrement.