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L'expérience d'Abandonware France

PARTIE 3 : INITIATIVES ET POSSIBILITÉS

3. Du côté du jeu vidéo : des initiatives pré-existantes

3.3 Une participation communautaire et amatrice forte

3.3.1 L'expérience d'Abandonware France

Bien qu'elle n'ait rien d'officiel, la démarche d'Abandonware France est selon nous particulièrement importante. Il se trouve que plusieurs projets ont été entrepris en rapport avec la musique de jeux vidéo par cette communauté au premier abord consacrée au libre échange de jeux anciens devenus introuvables dans le commerce et ne faisant plus l'objet de service après-vente. Nous avons pu rencontrer l'un des fondateurs du site, Olivier Cassou, pour discuter de ces questions231.

La vision globale de la communauté Abandonware France est, par son seul principe, particulièrement intéressante : bien que la pratique de mise à disposition des jeux anciens soit considérée comme illégale car elle ne s'appuie pas directement sur des autorisations des ayants-droits, leur mode opératoire se veut le plus respectueux possible. Les jeux mis à disposition sont sélectionnés, a priori et a posteriori, d'après des critères stricts : ils doivent dater d'avant 1999, ne plus être commercialisés en France et ne pas faire l'objet d'une opposition directe à leur mise à disposition de la part des ayants-droits232. Par conséquent, l'équipe qui s'occupe du site prend un soin particulier à

respecter les oppositions formulées par les détenteurs des droits sur les jeux (les jeux des studios LucasArts ont par exemple été retirés du téléchargement). Ce point constitue une nette différence par rapport à beaucoup de sites d'émulation et de téléchargement illégaux.

Les jeux anciens demandent le plus souvent un très gros travail d'adaptation pour les rendre compatibles avec les configurations actuelles. Mais, au-delà de l'aspect technique, l'équipe porte également un grand intérêt à l'histoire des jeux sauvés par le site, ainsi qu'à leur inscription dans un cadre normé. Sont ainsi hébergées des numérisations des images des disques, boîtiers et livrets d'accompagnement, mais aussi

231Cet entretien n'ayant pas été enregistré, nous nous basons sur nos notes personnelles pour cette partie. 232 https://www.abandonware-france.org/ltf_comm/ltf_definition.php

des publicités et d'anciens exemplaires de la presse vidéoludique. Cette démarche a déjà fait ses preuves plusieurs fois face au manque de mesures prises en général, puisque l'équipe d'Abandonware France a été contactée à plusieurs reprises par des éditeurs tels qu'Anuman qui souhaitaient récupérer certains éléments de documentation pour des campagnes publicitaires, qui n'avaient jamais été conservés en interne. Pourtant, leur travail est généralement mal vu par les entreprises, car il présente des incompatibilités avec certaines logiques commerciales et qu'il n'existe aucun consensus à ce niveau. Ce manque d'officialisation est un frein pour leurs actions, et la réputation de piraterie est un argument de plus les obligeant à se montrer particulièrement vigilants vis-à-vis des contenus sur le site, mais également de la façon dont ces contenus sont créés, afin de garantir une qualité et une égalisation minimales dans les projets de récupération et d'adaptation.

Plusieurs projets concernant les musiques de jeux ont vu le jour depuis le lancement du site en 2000. Le premier a été conceptualisé en 2006, et consistait en une sorte de web-radio, mais n'a malheureusement pas fonctionné, le serveur étant trop réduit et instable (il ne supportait que dix connections simultanées). Une diffusion a alors été proposée sur le système de partage centralisé Audiogalaxy, mais les bases de données accumulées par les diverses personnes n'étaient pas normées, tout comme les fichiers musicaux. L'aspect illégal du peer-to-peer a aussi joué un rôle important dans l'abandon de ce projet, tout comme la qualité grandement insuffisante des fichiers disponibles à l'époque. Le bon matériel permettant d'avoir des compressions de niveau satisfaisant n'étant pas répandu à l'époque.

Une nouvelle tentative a débuté en 2009, qui suivait les évolutions récentes des technologies permettant l'accès à la musique sur le net. Le but était alors de s'inspirer du modèle de Deezer (lancé en 2007) et de proposer de lire les fichiers musicaux en streaming, c'est-à-dire uniquement sur le site. Ces fichiers devaient cependant répondre à certaines exigences telles qu'une qualité minimale, des formats uniformisés, lesquels devaient faire l'objet d'une extraction à la source. Ce dernier point se révèle particulièrement important, notamment pour les jeux sur ordinateur : si la capture à la source demande du matériel spécifique sur certaines consoles pour extraire les fichiers musicaux des cartouches ou des disques, les musiques d'anciens jeux sur ordinateur dépendent, pour être recréées de façon authentique, des cartes-son et des synthétiseurs d'origine. Il est alors nécessaire d'enregistrer en utilisant du matériel authentique tel que le synthétiseur à expandeur (basé sur des échantillons sonores fixes) MIDI Roland MT-32, très répandu à partir de 1987, mais aujourd'hui difficile à se procurer. Le fait que la musique soit souvent présente dans le code des jeux d'époque représente aussi un enjeu étudié. Avec l'ajout de commentaires sur le site et le glissement progressif constaté vers l'aspect culturel des jeux vidéo, et plus seulement sur leur rejouabilité hors-contexte, le renseignement de métadonnées devint une nouvelle préoccupation.

Aujourd'hui, si des fichiers musicaux sont directement téléchargeables sur le site principal, il existe aussi un sous-site entièrement consacré à la musique du nom de Biiper233. Celui-ci est l'aboutissement du projet de streaming, et répond

également à des critères particuliers qu'on rencontre assez rarement dans le domaine. Les fichiers musicaux diffusés ne sont pas accessibles librement et il faut

233<https://www.abandonware-france.org/biiper/>

posséder un compte et se connecter pour pouvoir bénéficier du service, qui ne génère aucun revenu. Cette mesure est une méthode pour ne pas risquer une attaque de la part de la SACEM : si toutes les musiques sont vérifiées au préalable sur la base de données de la société, la mise à libre disposition en streaming, même si elle renvoie aux sites de vente officiels, aux blogs et Soundcloud des auteurs, n'est pas autorisée de façon libre.

Aujourd'hui, d'autres projets sont en cours d'élaboration dans le cadre d'Abandonware France. Lors du colloque organisé le 13 décembre 2017 à la BnF sur la conservation du patrimoine vidéoludique, leur travail a été salué par les professionnels. L'équipe du site considère qu'un travail conséquent reste à faire, qui dépasse le contexte légal : il existe par exemple de nombreux faux ayants-droits qui ne sont pas nécessairement représentatifs de la réalité au moment de la création du jeu. Aussi selon eux, la sauvegarde du jeu vidéo ancien ne peut résider dans la seule isolation et restauration des fichiers permettant de jouer. Quatre piliers sont essentiels pour sauvegarder ce pan culturel : les jeux en eux-mêmes, les personnalités du milieu (créateurs historiques de renoms), les compagnies, et les bibliothèques qui gardent tout ce qui tourne autour du sujet. L'intérêt n'est alors pas de laisser chaque acteur se charger de sa spécialité, mais de croiser les bases de données et de les uniformiser pour leur permettre de se compléter.

À l'heure actuelle, l'équipe d'Abandonware France a mis en place des formulaires permettant à la communauté de participer à la complétion et à la correction des fiches déjà existantes. Toute personne possédant des jeux ou des fichiers absents de la base de données peut proposer de les faire examiner pour les mettre en ligne. Mais elle s'est également lancée dans un chantier de réalisation d'interviews en vidéo pour documenter les métiers et l'histoire des grands jeux traités sur le site. La musique joue un rôle certain dans ces projets, car elle représente un moteur essentiel de la mémoire et du sentiment nostalgique : la communauté a aujourd'hui vieilli et le public a, en moyenne, plus de 25 ans. Il existe donc plusieurs projets de web-radios thématiques, mais qui nécessitent de pouvoir s'appuyer sur des ressources stables et complètes : la musique transporte beaucoup de choses, mais elle souffre selon eux de plusieurs manques à combler à ce niveau.

Tout d'abord, beaucoup de morceaux sont directement tirés de jeux, et ne font pas l'objet d'albums. Il en découle, par exemple, l'obligation de nommer les pistes en fonction de leur rôle dans le jeu, et il s'agit alors d'un travail particulièrement laborieux qui nécessite tant des compétences techniques qu'une connaissance du jeu pour contextualiser les données extraites. Par ailleurs, le fait que la musique ne soit pas considérée de la même façon selon les œuvres est un point qui affirme son besoin de documentation. On nous a ici donné l'exemple de Warcraft II : Tides of Darkness, jeu initialement sur PC où les musiques et bruitages sont enregistrées en format .wav et sont par conséquent remplaçables par d'autres. Il pouvait alors y avoir tout un travail d'analyse et de renommage accompli par les joueurs ayant découvert où se trouvaient les fichiers sons dans l'architecture des fichiers. La question de la préservation du sound

design s'est aussi révélée importante pour les jeux qui ne contenaient pas d'autres aspects

sonores. Au final, le travail de documentation semble important à l'heure actuelle, car l'écrit ne peut pas disparaître : dans le cas des musiques, si elles accompagnent d'un côté le joueur au cours de sa partie, elles jouent aussi un rôle technique en ce qu'elles valident l'accomplissement des actions, un point de vue qui rejoint le besoin cité plus haut de contextualiser le sonore.

Nous pouvons voir à travers le retour d'expérience d'Abandonware France que la question du sonore, aux côté de plusieurs autres, a très tôt touché les communautés non

professionnelles, mais soucieuses de garder une trace parlante des différents éléments dans les jeux vidéo. Les démarches entreprises rejoignent celles que nous avons déjà relevées chez les éditeurs ou les musicologues. L'intérêt de la démarche du site réside cependant dans sa nature totalement désintéressée et la catégorie de jeux visée, qui représentent finalement des éléments peu médiatisés des anciens catalogues. Par conséquent, les jeux concernés par les projets du site n'ont et ne pourront pas faire l'objet d'éditions sur disques ou de concerts, il s'agit donc d'objets particulièrement vulnérables et pouvant représenter une urgence certaine, tant sur les plans matériel que culturel.