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7. Mélancolie du corps, dépression de l’âme ?

7.3. Fibromyalgie et dépression

7.3.1. Mouvements mélancoliques

donner un sens secondaire à son symptôme, dans une dynamique de conflictualisation de la problématique241».

7.3. Fibromyalgie et dépression

7.3.1. Mouvements mélancoliques

Nous allons à présent revenir plus spécifiquement à la question de la dépression et pour cela, nous aimerions nous arrêter sur certains travaux qui ont attiré notre attention et qui mettent en évidence son rapport avec la fibromyalgie.

Olivia Hebrard a mis en exergue deux manières de faire face à la maladie selon que le sujet serait déprimé ou non242. Cette étude pourtant éloignée des références psychanalytiques qui sont les nôtres, apporte néanmoins des éléments intéressants pour notre réflexion. L’auteure examine les différences entre deux groupes de femmes, l’un portant sur des sujets ayant un traitement antidépresseur et diagnostiqués dépressifs (4 femmes) et l’autre sur des sujets

n’ayant pas de traitement antidépresseur, considérés comme étant non dépressifs (5 femmes).

L’état dépressif a été diagnostiqué ici sur la base de la passation de deux échelles : Hospital Anxiety and Depression scale (HAD) et le Beck Depression Inventory (BDI).

L’auteure observe les points suivants :

- une très forte hyperactivité antérieure à la maladie pour les deux groupes, cependant plus élevée après la maladie chez les femmes fibromyalgiques non dépressives que chez les femmes fibromyalgiques dépressives ;

- leur incapacité à exprimer leurs émotions dans de nombreuses situations de la vie quotidienne. Cependant, les femmes fibromyalgiques dépressives présentaient un

niveau d’alexithymie243 plus important que les femmes fibromyalgiques non

dépressives ;

- les femmes fibromyalgiques ont un niveau d’exigence vis-à-vis d’elles-mêmes et de leur entourage très élevé mais les dépressives ont à l’entretien un niveau plus élevé

que les femmes fibromyalgiques non dépressives ;

241 Ibid., p. 163.

242 Hebrard O. (2011), Fibromyalgie et Dépression, Mémoire de Master 1 de psychologie. Direction : Marc Dovero, Université Paris 8.

243 Terme utilisé en clinique psychiatrique par Sifneos et Nemiah pour désigner l'état au cours duquel un individu présente des difficultés à exprimer des sentiments : Nemiah J.C. & Sifneos P.E. (1970), Affect and fantasy in patients with psychosomatic disorders, in O.W. Hill, (Ed.), Modern trends in psychosomatic medicine, vol. 2, Londres, Butterworths, pp. 26-34.

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- les femmes fibromyalgiques dépressives ont à l’entretien une estime de soi plus faible

que les femmes fibromyalgiques non dépressives.

Toutes les femmes de l’étude ont eu une enfance et une adolescence difficiles sur le plan

psychologique, mais l’auteure pense que les femmes dépressives n’ont pas bénéficié de suffisamment d’étayage dans leur vie face à leurs souffrances et attribue cela au fait que les femmes fibromyalgiques non dépressives auraient développé un fonctionnement psychologique spécifique, différent des autres, leur permettant de ne pas sombrer dans la dépression. Ces observations nous inspirent quelques remarques : l’hyperactivité semble

correspondre à ce que nous avons appréhendé comme étant une défense maniaque, qui signe pour nous une défense, une lutte antidépressive. D’ailleurs, les femmes de l’étude qui n’ont

pas développé une dépression « franche » seraient toujours dans une certaine hyperactivité après même après l’irruption de la maladie, ce qui suggère la fonction antidépressive de la défense comportementale. Par rapport à la difficulté à exprimer les affects que l’auteure observe, nous faisons un lien avec la répression des affects, déjà abordée. Nous voyons donc

dans ces observations une indication d’une dépression « a priori », toujours en toile de fonds et qui se donne à voir lorsque le système défensif basé sur les conduites maniaques ne tient plus. Concernant la désaffection, Claude de Tychey244 a tenté d’établir un pont entre le concept d’alexithymie et celui de fonctionnement ou pensée opératoire que l’on doit à la

clinique psychosomatique psychanalytique française. L’auteur considère que sur le plan de la définition et de l’étiologie, l’alexithymie anglo-saxonne et la pensée opératoire française font

l’objet de conceptualisations assez voisines.

Il met en évidence quatre aspects majeurs de ce fonctionnement recouvrant ceux de

l’alexithymie :

difficultés à pouvoir communiquer ses sentiments à autrui ;

incapacité d’identifier ses sentiments et de pouvoir les distinguer des

sensations corporelles;

pauvreté de la vie imaginaire ;

pensée tournée vers l’extérieur (pensée concrète) et non vers l’intérieur.

Il signale, avec Maurice Corcos245, la fonction du gel émotionnel comme moyen utilisé face à

des excitations, tensions, charges d’affects trop intenses pour ne pas désorganiser de façon

244 de Tychey C. (2010), Alexithymie et pensée opératoire : Approche comparative clinique projective franco-américaine, in Psychologie clinique et projective, 2010/1 n° 16, pp. 177-207.

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grave le psychisme. Il serait le signe d’un défaut du rôle maternel de liaison des tensions et de développement de la capacité de rêverie. Ce fonctionnement jugé par Pierre Marty comme structurel, est envisagé, notamment par Maurice Corcos, comme étant conjoncturel et pouvant toujours être ranimé. C’est également notre point de vue car nous pensons que ce fonctionnement peut être transitoire, subir de modulations plus au moins importantes du côté de la désaffection et de la vie fantasmatique et qu’il ne préjuge pas d’une structure spécifique de personnalité : « Il ne serait pas légitime de poser, comme le suggère Marty (1991), que ces

sujets ne fantasment pas et n’ont pas d’affects. Il serait plus juste d’avancer qu’ils ne pensent rien de leurs fantasmes et n’ont pas accès à leurs émotions246».

Donc, entre désert des affects et d’impensables représentations, la dépression émergerait quand les défenses maniaques seraient inopérantes. Nous sommes ainsi plutôt enclins à considérer que la dépression chez nos sujets fibromyalgiques relèverait d’un mouvement

mélancolique, mais pas de l’exubérance catastrophique de la mélancolie. Il parait s’agir ici d’un processus qui traduit une chute du tonus de vie, ce qui est caractéristique de la dépression essentielle décrite par les psychosomaticiens.

Nous avons déjà évoqué l’idée de la douleur corporelle comme une façon de maintenir un

sentiment de continuer d’exister. Litza Gutierrez-Green rapporte d’ailleurs ces paroles d’une

de ces patientes, Béatrice : « [. . .] mais si l'on perd le contact avec cette douleur, on perd le contact avec soi-même. C'est pourquoi j'y tiens, c'est moi247».

De même, il s'agirait peut-être d'éviter, par le biais d'une chute dépressive, l'éclatement du Moi. L’effondrement des défenses maniaques mettrait ainsi en jeu des angoisses et des défenses très primitives. S’agissant surtout de femmes, ce mouvement mélancolique, cette figure de la dépression, et la question de répression des motions agressives nous évoquent ce que Jacqueline Lanouzière nous dit dans son texte de 2005, « Mélancolie, sexe et féminité » :

« L’étude des relations précoces mère/fille a montré l’ambivalence plus grande de la mère à

l’égard de la fille et l’importance de la haine inconsciente de la fille projeté sur l’objet

primaire qui transforme celui-ci en figure d’épouvante à la mesure de l’hostilité projetée sur lui, et sa ré introjection alimente la culpabilité et l’exposition au châtiment248».

Un aspect important mis en évidence par la recherche d’Olivia Hebrard, est la mésestime de

soi présente notamment chez les femmes montrant une dépression manifeste. Comment ne pas

penser à un trait propre à la mélancolie qui est la diminution de l’estime de soi ? Nous

246 de Tychey C. (2010), op. cit. , p. 182.

247 Guttieres-Green L. (1990), op. cit., 1990/2 (no 54), p. 413.

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pensons qu’ici, la mésestime de soi pourrait être considérée comme un indice d’une confrontation possible à la tyrannie d’un Idéal du Moi particulièrement sévère. Un autre

indice, nous l’avons vu, est l’extrême exigence de ces patients vis-à-vis de soi et des autres. Nous faisons ici une parallèle avec ce que Freud a dit sur la sévérité du Surmoi. Il la met en rapport avec le traitement que l'enfant a reçu de ses parents mais aussi avec la propre agressivité de l'enfant retournée contre lui-même. Pourrait-on penser ici la dépression comme en cachant une autre, dans une sorte d’emboîtement, c’est-à-dire comme une défense

permettant de préserver le Moi d’un effondrement plus grave de nature mélancolique ? Pourrions-nous dire que dans son ensemble la maladie pourrait ainsi se penser comme un équivalent mélancolique ? Remplacerait-elle une absence énigmatique ?

Dans « Deuil et Mélancolie », Freud précise, en ce qui concerne la perte de l’objet dans la mélancolie, que dans certains cas « on se croit obligé de maintenir l’hypothèse d’une telle perte mais on ne peut pas clairement reconnaître ce qui a été perdu, et l’on peut admettre à

plus forte raison que le malade lui non plus ne peut pas saisir consciemment ce qu’il a

perdu249.» Catherine Chabert rappelle que les affections narcissiques présentent un mécanisme similaire à celui de la mélancolie dans la mesure où l’identification narcissique avec l’objet

décevant, se substituant de l’investissement d’amour, permet l’abandon de l’objet, mais permet également le maintien de cet amour via l’identification. De là, elle établit un pont avec

le masochisme moral, en soulignant que dans celui-ci aussi, la relation à l’objet est ramenée à

un système narcissique. La souffrance, « recherchée par elle-même (et non pour l’objet), où la

haine contre l’objet s’exerce contre son substitut, le Moi lui-même250». L’auteure poursuit son raisonnement en signalant que la part libidinale, soustraite en apparence dans le masochisme moral, continue d’être vivante dans l’autopunition et rappelle que Freud considère l’autopunition comme un moyen d’accomplissement de la vengeance contre les objets originaires. Poser à nouveau la question du masochisme à ce stade de notre réflexion permet de revenir sur notre idée d’un corps attaqué en lieu et place d(u corps d)e l’objet, à l’instar du

Moi dans le processus mélancolique. Les motions agressives en œuvre affaiblissent le Moi

mais également le corps, qui s’épuise. C’est cette idée qui nous conduit à considérer la fatigue

dans la fibromyalgie comme un équivalent dépressif d’allure mélancolique. Dans ce système coûteux, la défense « douleur » qui semble tenter de protéger le Moi contre l’effondrement

psychique, constituerait également une manœuvre autodestructrice qui viserait l’objet de

façon détournée et pourrait bien signer la prévalence narcissique des identifications et par

249 Freud S. (1917), Deuil et mélancolie, in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 149. 250 Chabert, C., (2003), op. cit., p.64.

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conséquent, une disposition au traitement narcissique de la perte. L’inconsistance de l’objet, de sa représentation, c’est-à-dire, sa non-présence, nous fait penser que nous ne sommes pas

ici dans le manque, mais dans une quête pour que l’objet advienne. Dans cette optique, la quête peut amener à l’épuisement car, comme nous avons déjà exprimé, ce mouvement

attaque au fil du temps l’efficacité des processus mêmes qui pourraient permettre la

symbolisation et le refoulement. Michel Fain251 a attiré l’attention sur le fait que dans ce type

de processus, c’est parce que l’inconscient lui-même est menacé de régression, qu’il tend à

revenir sur des sources somatiques. Freud, en parlant du rêve, définit la régression comme le retour aux sources sensorielles originelles de la représentation252. Michel Fain souligne que la surcharge agressive présente dans ce mouvement se mue en excitation indifférenciée. Dans ce

cas, la dépense énergétique deviendrait si importante qu’elle conduirait à l’épuisement. La

régression, psychosomatique, prendrait donc ici une valeur de substitut des mécanismes de défense défaillants. Comme nous montre Anna Potamianou, lorsque la fatigue apparaît, suite à

l’épuisement des mécanismes de régulation des poussées pulsionnelles profondes et des

excitations venant du monde extérieur, l’épuisement pourrait conduire à un effondrement (au sens winnicottien). N’oublions pas que la douleur constitue une source d’excitation constante et d’augmentation de la tension, ce qui a amené Freud à la comparer à une pulsion. De plus, Anna Potamianou souligne que l’effondrement se traduirait par un vidage des forces évoquant . . . la dépression essentielle de Pierre Marty253 ! C’est, à notre avis, dans ce mouvement que le sujet fibromyalgique semble être pris au piège de son arsenal défensif. Nous insistons sur le

fait que nous ne nous plaçons pas ici dans la perspective de Marty d’un défaut de secondarisation au sens large, mais dans celle d’un processus que pourrait, secondairement,

mener à l’épuisement puis à une forme de dépression rappelant la dépression essentielle. Ce

point nous paraît important car ainsi nous n’écartons pas la possibilité qu’un travail psychique

puisse revitaliser le potentiel représentationnel du sujet attaqué, que nous pensons rester encore mobilisable malgré tout, et nous gardons à l’esprit que cette part libidinale toujours

vivante dont parlait Catherine Chabert peut constituer un levier puissant pour ce travail

d’élaboration.

251 Fain M. (1966), Régression et psychosomatique, in Revue Française de Psychanalyse, 1966/4, Vol 30, pp. 451-456. 252 Freud S. (1899-1900), op. cit.

253 Potamianou A. (2003), Attaches métapsychologiques de la fatigue, in Revue française de psychosomatique, 2003/2 no 24, p. 45-60, p.55.

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