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2. De la plainte à la douleur

2.1. Douleur physique, douleur morale

Notre « écoute » de la plainte formulée ici nous installe au cœur de mouvements

contre-transférentiels. En « accueillant » ainsi la plainte, nous nous représentons dans une

posture d’accueil de cette plainte et songeons au « transfert douloureux » dont parle Litza Gutierrez-Green45. L’auteur se réfère aux cures où la douleur psychique apparaît au premier plan, supplantant les autres affects et tendant à envahir la relation transférentielle. Cette douleur court-circuite les affects d’angoisse, qui ne jouent plus leur rôle de préparation du Moi au danger (interne) en appelant les défenses. Tout se passe « comme si le pire était déjà arrivé ». Le sujet est extrêmement vulnérable, exposé à la douleur : « Tout lui fait mal, chaque difficulté, chaque déception, chaque agression le surprend et suscite en lui une déchirure, une effraction imparable qui le laisse pantelant et brisé, ou paralysé et vide, comme étonné par

42 Jacobi B., (1985), Discours plaintifs et souffrance, Cliniques méditerranéennes, N° 5/6., Toulouse, Erès. p. 65 43 En conclusion de son échange avec Urielle reporté ci-dessus.

44 Pontalis J.B. (1977), Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard, pp. 261-262

45 Guttieres-Green L. (1990), La problématique du transfert douloureux, in Revue française de psychanalyse 1990/2 (no 54), p. 407

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l'attaque46 . ». La douleur se donnerait alors « comme une tentative désespérée de se débarrasser d'un objet haï, ressenti comme hostile, source de tortures infinies47 ».

La douleur dont il est question dans ses propos, est une douleur morale. Certes, chez les

fibromyalgiques, c’est la plainte qui occupe le devant de la scène, mais elle dit aussi quelque chose de la douleur physique. Nous pensons qu’établir un parallèle entre l’approche de l’auteure et ce qui se passe pour les fibromyalgiques sur le plan corporel pourrait s’avérer

fécond. Il nous semble que le corps serait ici le lieu où une scène se joue, à défaut de pouvoir se dérouler sur la scène interne. L’extrême vulnérabilité dont parle l’auteur peut s’entendre dans les propos d’Urielle : « Nous les fibro, nous sommes plus réceptifs à certaines choses, qui vont nous faire nous inquiéter, ou une simple chose facile à régler, nous allons nous en faire alors que parfois c'est si vite réglé. Ce que je veux vous dire c'est que nous sommes tellement sensibles que nous nous faisons une montagne de tout et ça nous épuise moralement et physiquement. Hier soir j'ai pété les plombs (excusez-moi de parler ainsi) pour une bêtise, juste une buche dans la cheminée que j'avais mal mise et qui est descendue sur le carreau. Aujourd'hui je me dis pourquoi j'étais dans un état pareil. Nous, les fibro, nous sommes comme ça.».

Freud considère la douleur physique comme le résultat de l’irruption de grandes quantités

d’excitation à travers la limite corporelle48. Cette excitation massive provoquerait une effraction qui pourrait aboutir à un état de sidération et atteindre les limites de fonctionnement

de l’organisme. La douleur, posée ici par Freud comme un fait biologique, ne relèverait pas en elle-même d’une représentation psychique, il s’agirait d’un éprouvé au plus près du

biologique. Néanmoins, en suscitant une tension interne qui menace l’intégrité corporelle et

va à l’encontre de la pulsion d’autoconservation, elle produit par ces transformations un ressenti psychique qui, selon André Barbier, serait l’affect archaïque qu’on appelle la souffrance49. Donc, de la douleur jaillit l’affect. N’est-ce pas cela qui a amené André Green à considérer la douleur comme le modèle de tout affect50 ?

Freud a beaucoup théorisé sur les représentations inconscientes laissant le champ ouvert à ce

qui relève de l’affect. Dans son œuvre, André Green déplace l’axe freudien qui centre plutôt

la cure sur l’analyse des représentations en mettant l’affect au cœur du processus transférentiel, postulant ainsi la primauté de l’affect sur la représentation51. Ce concept, qu’il

46 Ibid., p. 407 47 Ibid., p. 408

48 Freud S. (1895b), La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 2002, 8e éd.

49 Barbier A. (1991), Réflexion sur la place de la douleur dans la théorie psychanalytique, in Revue française de psychanalyse, 1991/4 (no 55), p. 802

50 Green A. (1972), Le discours vivant, Paris, PUF, spécialement p. 38-47

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interroge depuis sa clinique des états non névrotiques, est pour lui le fondement de tout fonctionnement psychique. Ainsi, au commencement était . . . l’affect, le Verbe viendrait après : « Le moment du vécu et le moment de la signification ne coïncident pas. Ce qui est signifié au moment du vécu est pour ainsi dire en souffrance, en attente de signification. Le moment de la signification est toujours rétroactif. Si une signification paraît dans la remémoration avoir coïncidé avec le vécu, le plus souvent il s'agit d'une élaboration ultérieure, rapportée au vécu initial52».

Tout en considérant son approche, nous pensons qu’il est cependant essentiel de poser

d’abord le primat du corps, car la sensation corporelle est source d’affect de plaisir ou de déplaisir, déplaisir qui peut aller jusqu’à la souffrance, comme cela peut être le cas des sensations douloureuses. Dès lors, pour nous, le corps est premier et la « construction » de

l’affect se place d’emblée dans une dynamique relationnelle. En effet, l’affect va être

« coloré » par la relation à l’objet, le déplaisir, par exemple, pouvant se teinter de multiples nuances qui parfois ne le distinguent guère de l’affect de plaisir. Piera Aulagnier nous éclaire

sur l’importance de cette rencontre avec l’objet dans la genèse de l’affect : : « Ainsi, de même que la première tétée, la première absorption d’aliment fait découvrir au sujet le plaisir lié à l’objet et devient le modèle sur lequel prendra appui l’incorporation – prototype des mécanismes identificatoires et mode spécifique de la relation orale – de même la première

épreuve que représente la persistance d’une tension faute d’une rencontre avec l’objet de la satisfaction fera découvrir au sujet le déplaisir comme objet de plaisir, modèle d’une sorte d’incorporation négative, sur lequel prendra appui le masochisme primaire – preuve par

excellence de l’élaboration phantasmatique à laquelle doit se soumettre tout ce qui est produit

psychique53».

Revenons à la douleur physique et à « l’affect douloureux ». Une fois expérimentée, la douleur physique, phénomène conscient, resterait engrammée au niveau du corps. Ces traces resteraient mobilisables lors de nouvelles expériences corporelles douloureuses. Les traces durables des douleurs vécues modifieraient la réceptivité à venir des douleurs futures, tant sur leur ressenti que sur les plans neurophysiologique et corporel. Cependant, la trace mnésique laissée ne constituerait pas une représentation psychique, car lorsque l’on se souvient d’avoir

eu mal, cela ne permet pas de retrouver et de revivre la sensation douloureuse. Mais, s’il n'y a

pas souffrance, il y aurait quelque chose de semblable à la souffrance qui comporterait du

déplaisir et un besoin de décharge. Il s’agirait ainsi non d’une expérience de douleur « réelle »

52 Green A. (1972), op. cit. , p. 279

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mais une sorte d’expérience « hallucinatoire » de douleur. « L’excitation surgit non pas du dehors mais du dedans, grâce aux « neurones sécréteurs ». De même que l'expérience hallucinatoire de plaisir serait un plaisir atténué, l'expérience hallucinatoire de douleur serait une douleur atténuée54». Dans cette optique, nous pouvons parler d’un « affect douloureux ». Ce développement nous évoque le phénomène de douleur du membre fantôme qui peut survenir après l’amputation d’un membre. Cette expérience hallucinatoire de la douleur liée au membre fantôme serait considérée par certains auteurs, comme une manifestation du refus de la perte du membre amputé.

Les propos de Thomas S. Szasz sur le sujet éclairent davantage cette conception : « La structure psychique de la douleur fantôme peut se résumer ainsi : la perte d’une partie du

corps active les défenses du Moi contre cette perte ; cela conduit à un refus de la perte subie et

à l’apparition d’une partie du corps (« sensation ») fantôme (introjection de l’objet). Il se produit parfois un refus de l’affect signalant la perte, en l’occurrence le refus de la douleur [. . .] Enfin, le processus passe au stade suivant, en se terminant par la réapparition de ce qui est nié. La partie du corps perdue se manifeste alors comme membre fantôme, de même que

ressurgit l’affect nié, à savoir la douleur. […] Ces symptômes ont une double fonction : 1) une

décharge de l’affect qui avait d’abord été nié, ou une pulsion d’aliénation du Moi. 2) une nouvelle et « ultime » tentative de nier la perte originelle. La persistance de la douleur

fantôme et de l’illusion de persécution montre toute la valeur psycho-économique qui y est

rattachée. [. . .] L’analyse de la douleur fantôme révèle une dualité évidente dans la signification du phénomène. La douleur peut signifier soit le danger de perte d’une partie du

corps (par exemple, la douleur ordinaire, aigüe), soit le contraire, à savoir, que la partie du corps fait mal donc existe55. » Sans aller plus loin dans la problématique du membre fantôme, sujet qui mérite en soi des développements spécifiques qui iraient au-delà du cadre de notre

travail, nous retenons l’articulation qui est faite ici entre douleur et perte, sur laquelle nous souhaitons revenir plus tard et entre douleur et sentiment d’exister.

54 Barbier A. (1991), op. cit., p. 802

55 Szasz T. S. (1986), Douleur et plaisir, (trad. Claire Fisher et Monique Manin), Paris, Payot, coll. « Bibliothèque Scientifique Payot »,, pp. 163-164.