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2. De la plainte à la douleur

2.3. Réflexions sur le masochisme

2.3.1. Eléments théoriques

Cette approche de la douleur physique nous fait penser que la douleur des fibromyalgiques pourrait avoir une fonction de gardienne de vie. Or, André Barbier place ici la douleur du côté de la pulsion de mort et de la désorganisation de la psyché. Nous pensons plutôt, en suivant Pontalis, que la douleur des fibromyalgiques pourrait « faire écran » à une douleur psychique impensable et de plus, contribuer à un sentiment de continuité d’exister. En ce sens, cette douleur aurait plutôt un rôle organisateur et pourrait avoir partie liée plutôt avec Éros qu’avec

Thanatos, même si la « devise » d’Urielle dans le forum pourrait suggérer le contraire : « Vivre avec la fibro c'est mourir à petit feu ». Or, notre analyse, nourrie par nos entretiens cliniques et par « l’écoute » du forum nous fait constater que d’une part, très rares sont les moments où un espoir de guérison émerge et que d’autre part, le refus de considérer

d’éventuelles composantes psychiques de la maladie est présent la plupart du temps. Ces considérations nous amène à aborder la question du masochisme.

2.3. Réflexions sur le masochisme

2.3.1. Eléments théoriques

Dans le texte de 1924, « Le problème économique du masochisme », Freud distingue trois aspects du masochisme : Le masochisme érogène, le masochisme féminin et le masochisme

moral. Il signale qu’il s’agit là de trois formes différentes du même masochisme. En 1965, S. Nacht définit le masochisme comme « un état névropathique caractérisé par la recherche de la souffrance60. » Cette souffrance pouvant être corporelle ou morale. Le remaniement de la théorie des pulsions par Freud en 192061 a permis de mettre en exergue le processus de liaison de la pulsion de mort par la libido. Nous nous intéresserons ici aux développements de

Benno Rosenberg qui propose l’existence de deux types de masochisme : un masochisme érogène primaire « gardien de la vie » et un masochisme mortifère. Le premier serait issu de

ce processus d’intrication de la pulsion de vie et de la pulsion de mort. Pour Rosenberg, ce

masochisme érogène primaire serait le noyau constitutif du Moi archaïque. Il permettrait, à des stades précoces du développement et face à la détresse primaire, de supporter le déplaisir de l’ajournement de la satisfaction62 et autoriserait ainsi l’avènement de la satisfaction

60 Nacht S. (1965), Le masochisme, Paris, Payot, p. 5.

Cité par J-Y Chagnon, (2006), Le masochisme dans les travaux psychanalytiques français : Un sujet (dé)battu, in Psychologie clinique et projective, 2006/1 n° 12, pp. 7-67.

61 Freud S. (1920), Au-delà du principe de plaisir, Paris, Payot, coll. Petite Bibliothèque Payot, 2010. 62 Ce qui était auparavant (dans la première théorie des pulsions) serait dévolu au principe de réalité.

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hallucinatoire du désir, à partir de laquelle la vie fantasmatique devient possible63. Ainsi, dans certains cas, la psyché « procédera à la métabolisation de l’énergie en désir (soit en énergie

psychique) en proposant au Moi le déplaisir comme objet de désir64».

Cette intrication pulsionnelle primaire est rendue possible par la qualité suffisante des

relations à l’objet primaire. Benno Rosenberg voit dans ce masochisme le "meilleur rempart contre la destructivité" mais pour lui, il peut tout autant devenir "son instrument privilégié"65, devenant un masochisme "mortifère" suivant la "qualité" de l'intrication pulsionnelle qu’il engendre. Le rôle du noyau masochique primaire est, selon l’auteur, « d'infléchir le principe

de plaisir de manière à ce qu'il intègre le déplaisir », et de rendre « possible la coexcitation ». Une autre approche des origines du masochisme est proposée par Jean Laplanche. A partir de sa théorie de la séduction généralisée66, il fonde le masochisme dans le champ de la pulsion sexuelle, approche qui met l’objet comme étant au centre du développement du sujet et de sa sexualité. Il conçoit la séduction originaire comme ayant une composante effractante et traumatique. A travers les soins qui lui sont apportés, le nourrisson serait soumis passivement aux messages énigmatiques inconscients qui prennent leur source dans les motions sexuelles

de l’adulte. Cette situation générerait une co-excitation sexuelle qui aurait une valeur traumatique et le placerait dans une position sadomasochiste. La perversion masochiste serait

la résultante paroxystique d’une fixation à cette dimension de la sexualité humaine67.

A) Le masochisme érogène

Le masochisme érogène (secondaire) correspondrait à une modalité d’excitation sexuelle,

puisque la souffrance servirait de moyen au sujet à accéder à des satisfactions érotiques. Il

prendrait sa source dans le désir coupable et refoulé d’être aimé par le père. Cette forme de masochisme s’étaierait sur le fantasme de fustigation décrit par Freud en 1919 dans son texte

« Un enfant est battu, (ein Kind ist geschlagen), contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles68 ». Ce fantasme a été identifié par Freud chez des analysants, plus

63 La continuité interne, la permanence de l’objet, la tolérance à la frustration, le développement du préconscient et au

total, l’accession à l’Œdipe en découlent.

64 Aulagnier P. (1968), op. cit. , p. 53.

65 Rosenberg B. (1982), Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie, in Les cahiers du Centre de Psychanalyse et de Psychothérapie, Masochismes, n° 5, pp. 41-95.

66 Laplanche J. (1987), Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF.

67 Laplanche J. (1992), Masochisme et théorie de la séduction généralisée, Psychanalyse à l’université, Tome 17, n° 67, 3-18.

68 Freud S. (1919b), « Un enfant est battu », Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles, in

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précisément chez de analysantes, puisqu’il s’agissait de patientes. Il se décline en trois temps : Dans le premier temps, ce qui apparaît c’est UN enfant qui est battu par le père. Ce fantasme peut être conscient et verbalisé par le sujet dans la cure. Le sujet battu représenterait le sujet dans une position masochiste. Au deuxième temps, le fantasme change de forme, il va

s’exprimer dans la cure mais non verbalisé en tant que tel, puisqu’il est inconscient. Le sujet

est impliqué dans la scène : « JE suis battue par le père ». Freud souligne le caractère masochiste de cette phase et l’existence du désir de se faire traiter par le père comme un petit

enfant méchant. Dans le troisième temps du fantasme, « la personne qui bat n’est jamais la

personne du père, elle est ou bien laissée indéterminée comme dans la première phase ou bien

investie, d’une manière typique, par un substitut du père (professeur). La personne propre de l’enfant auteur du fantasme ne reparaît plus dans le fantasme de fustigation »69. Pour Freud,

ces fantasmes résultent du désir coupable et refoulé de l’enfant d’être aimé par son père. Cette

culpabilité s’exprime par le besoin d’être battu, le châtiment étant ensuite érotisé. Ces mêmes fantasmes auraient donc un lien patent avec le complexe d’Œdipe70 et surgiraient « peut-être dans des occasions fortuites », précise-t-il, se maintenant en vue de la satisfaction auto-érotique. Il s’agirait pour Freud d’un trait primaire de perversion d’autant qu’il considère les perversions comme des manifestations de la sexualité infantile. Les éléments fétichistes souvent présents dans le masochisme érogène pourraient être rattachés à un développement

excessif d’une pulsion partielle. Rosenberg insiste sur le fait que c’est la motion libidinale (et

non la culpabilité) qui convertirait la punition en satisfaction (régressive)71.

Nacht situe l’origine de ces fantasmes masochistes dans la privation d’amour ou de

satisfactions libidinales tendres de l’enfant : « la privation d’amour ou de satisfaction érotique conduit l’enfant à y remédier par la recherche des mauvais traitements qui, érotisés, finissent par contenter ses besoins libidinaux, mais sur un mode masochiste72». Ces frustrations susciteraient de fortes motions agressives par rapport aux figures parentales défaillantes. Le

masochisme s’inscrirait ainsi comme l’effet du retournement de cette agressivité vers le sujet lui-même, retournement généré, d’après l’auteur, par la peur queressentirait l’enfant à l’égard

de ses propres sentiments haineux. Ainsi, « l’agressivité réactionnelle aux frustrations

69 Freud S. (1919b), op. cit., p. 126.

70 Pour ce qui est des hommes masochistes, cette perversion se rattache au complexe d’Œdipe dit négatif.

71 Pour Rosenberg, la culpabilité ne suffit pas à expliquer le passage du sadisme (« mon père bat l’enfant que je hais ») au

masochisme (« mon père me bat »), il faut y ajouter la motion libidinale qui transforme la punition en satisfaction

régressive. C’est la différence entre culpabilité devant le Surmoi ou autosadisme ou autopunition (temps b) et la culpabilité érotisée qui seule a droit au nom de masochisme (temps c), puisqu’il s’agit d’une hétéropunition par le père œdipien. Ensuite, l’auteur s’interroge sur le rôle du sadisme/masochisme dans la genèse de la culpabilité, mouvement

inverse du précédent. Voir aussi les liens avec le masochisme primaire. 72 Nacht S. (1965), op. cit , p. 71

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prégénitales et œdipiennes est retournée contre le sujet et se donne libre cours sous forme de masochisme »73. Nacht est l’un des rares auteurs ayant traité du masochisme en soulignant

l’insatiable besoin d’amour du masochiste. Dans ce contexte, le complexe d’Œdipe accroîtrait les tendances masochistes et ce d’autant que la confrontation à la castration peut faire régresser le masochistes à des stades passifs prégénitaux, impliquant une fixation prégénitale de soumission passive à la mère des premières soins. Cette soumission masochiste au père

œdipien permet symboliquement de contenir l’angoisse de castration comme si l’enfant, en l’occurrence ici, le petit garçon, avait déjà subi la castration. Les racines préœdipiennes de

cette soumission, qui sous-tendent la soumission à la mère archaïque, phallique et toute-puissante, peuvent permettre d’appréhender, comme le souligne J.-Y. Chagnon,

l’attitude de soumission et d’abandon de l’homme masochiste vis-à-vis de son objet sexuel féminin74. Aussi, la perversion masochiste repose sur la fixation et la régression à des

phases prégénitales de l’évolution sexuelle infantile caractérisées par la passivité et le besoin

de soumission et de dépendance.

B) Le masochisme moral

Le masochisme moral est présenté comme norme de comportement dans l’existence. Il se

différencie du masochisme pervers érogène par son caractère apparemment non lié au sexuel et le fait que le sujet ignore son masochisme. Dans la clinique, ce type de masochisme se

manifeste sous couvert d’un fort sentiment de culpabilité, qui sous-tend le besoin inconscient

d’être puni. Dans son article de 1924, « Le problème économique du masochisme », Freud

développe l’idée de l’existence dans le masochisme moral d’un "sentiment de culpabilité généralement inconscient"75, détaché de la sexualité, et où ce qui importe est la souffrance elle-même. Le sujet se créerait ainsi inconsciemment une souffrance. Freud dit que « Le véritable masochiste tend toujours la joue quand il a la perspective de recevoir une gifle76». La réaction thérapeutique négative serait paradigmatique du masochisme moral.

Nacht pense que ce masochisme serait l’œuvre du Surmoi qui aurait ici pour rôle de préserver

le sujet de l’angoisse de castration. Dans cette approche, le masochisme ne serait nullement la recherche de la souffrance comme source de plaisir mais correspondrait à une défense contre

73 J-Y Chagnon, (2006), « Le masochisme dans les travaux psychanalytiques français : Un sujet (dé)battu. », Psychologie clinique et projective, 2006/1 n° 12, p. 14

74 J-Y Chagnon, (2006), opt. cit., p. 13

75 C’est en fait la représentation qui peut succomber au refoulement, et donc devenir inconsciente. La culpabilité qui peut

être rapprochée de l’affect ne peut qu’être réprimé ou déplacé de sa représentation qui elle, est refoulée.

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l’angoisse. De ce fait, l’idée d’un caractère non érotisée de ce masochisme serait battue en brèche dans le sens où l’angoisse de castration se fonde sur les interdits qui frappent les

motions libidinales adressées aux parents œdipiens. Dès lors, le masochisme s’érige ici comme une variante d’un mécanisme de défense qui fonctionnerait en déplaçant sur un champ

non génital des mouvements pulsionnels toujours arrimés au conflit œdipien. Le masochisme

permet ainsi, dans un tour de passe-passe de maintenir l’investissement libidinal œdipien dans le sens où à travers la souffrance le sujet s’autorise inconsciemment des plaisirs défendus autrement.

Pour Rosenberg77, chez les névrosés, le masochisme moral serait « le gardien de la névrose »

puisqu’il permettrait une issue lorsque le traitement névrotique de la culpabilité échouerait. Le mouvement de la (re)sexualisation de la culpabilité correspondrait ainsi au masochisme. Dans ce cas, les visées apparemment non objectales du masochisme moral dissimuleraient la

resexualisation des relations d’objet (qui viserait le père œdipien). Une culpabilité excessive

serait ainsi rendue supportable par l’érotisation masochiste. Il souligne qu’une resexualisation

trop importante de la culpabilité ferait régresser le masochisme moral vers les autres formes de masochisme78 pouvant aller jusqu’à la perversion. Ces approches semblent pertinentes si

nous nous arrêtons à des fonctionnements névrotiques. Mais, qu’en est-il du masochisme

moral dans d’autres configurations psychopathologiques où la castration joue un rôle moins

structurant ?

Dans son approche des organisations narcissiques et limites, André Green79 étudie les

rapports entre masochismes et narcissismes à propos de ce qu’il appelle « le travail du négatif ». Il s’agit d’une conceptualisation enracinée dans cette clinique de cas difficiles, où il est

question du vide, du blanc et de la destructivité et qui repose sur le concept de pulsion de mort introduit par Freud en 192080. Pour Green, il existe dans le masochisme moral une « déqualification objectale » car l’objet qui pourrait être visé via l’accomplissement de la

souffrance est délaissé au profit de l’investissement de la souffrance elle-même. Il parle alors

d’une « narcissisation de la souffrance81».

Rosenberg s’inscrit également dans cette lignée (conceptualisation du masochisme autour de la pulsion de mort) lorsqu’il évoque l’existence d’un masochisme mortifère qu’il a pu

théoriser à partir de son expérience clinique, notamment auprès de sujets psychotiques. Ici, le

77 Rosenberg B. (1991), op. cit.

78 Vers le masochisme féminin voire le masochisme érogène, soit un glissement progressif vers la perversion. 79 Green A. (1993), Le travail du négatif, Paris, Les Editions de Minuit.

80 Freud S. (1920), Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981. 81 Green A. (1983a), Narcissisme de vie narcissisme de mort, Les Editions de Minuit, p. 147.

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sujet masochiste recherche le plaisir dans la seule excitation. La satisfaction et ses visées objectales sont absentes du tableau et on assiste à un glissement du plaisir de la satisfaction vers un plaisir del’excitation82. Ce masochisme qui aurait trop bien réussi serait un effet d’un

dysfonctionnement important du masochisme primaire érogène (intricateur). Les conduites extrêmes autodestructrices et perverses constitueraient des tentatives de remédier aux insuffisances de structuration du noyau masochiste érogène originaire.

Désexualisation et désinvestissement de la relation d’objet nous amènent ici bien loin d’une approche où les enjeux se situeraient dans la relation œdipienne et la crainte de la castration.

Pour sa part, Bergeret83 conçoit le masochisme et le sadisme uniquement par rapport à un soubassement purement érotique-sexuel et objectal. Le sadisme et le masochisme seraient

issus du rapprochement entre ce qu’il appelle la violence fondamentale, instinct fondamental au service de la conservation de l’individu, et la libido sexuelle objectale. Il distingue du

masochisme et du sadisme la plupart de conduites définies comme « masochistes » qui ne comportent aucune dimension érogène ou objectale et qui représentent pour lui « l’expression

de tendances autopunitives, résultant non d’une agressivité ou d’un sadisme mais d’une

violence retournée sur le sujet84». C’est le cas des conduites suicidaires où, pour lui, la honte

et le dégoût de soi sont en jeu plaçant la problématique dans le registre de l’Idéal du Moi narcissique et non dans celui du Surmoi.

Nous parlerons du masochisme dit féminin dans le chapitre consacré au féminin. Pour l’heure,

revenons à nos sujets atteints de fibromyalgie et à leur douleur, en nous interrogeant sur une éventuelle dimension masochiste du vécu douloureux chez les fibromyalgiques.

82 « l’orgasme de la faim » (Kestemberg E. et J., Decobert S., 1972) des anorexiques est un bon exemple. 83 Bergeret J. (1984), La violence fondamentale, Paris, Dunod.

Bergeret J. (1995), Les destins de la violence en psychopathologie, Journal de la psychanalyse de l’enfant, (Destins de la violence), N° 18, 19-41.

Bergeret J., Houser M. (2002), Le sadisme à travers ce qu’il n’est pas, Revue Française de Psychanalyse, N° 4-2002, 1269-1284.

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