• Aucun résultat trouvé

5. Corpus dolorem, patiens anima

178

5.1. Un corps pour deux ?

Joyce McDougall fait le rapprochement entre la psychose et la défense psychosomatique et replace la pensée opératoire, désaffectée, comme une défense massive contre les angoisses

narcissiques et psychotiques et non d’une structure caractérisée par le manque179. Nous

pensons qu’effectivement, le recours au corps recouvre une plutôt une problématique primitive estimant que nous sommes dans le présymbolique ou dans le « protosymbolique »,

pour utiliser l’expression de Joyce McDougall. Pour elle, dans le contexte des relations très précoces mère-enfant, une partie des affects comme des fonctions du corps de l’enfant

seraient inféodés au psychisme de la mère, ce qui entrave le processus d’individualisation. C’est ce qu’elle nomme « un corps pour deux » : « Ces patients ont vécu de façon intense, parfois cruelle, l'impossibilité, voire l'interdiction fantasmée de s'individualiser, de quitter le corps-mère, créant ainsi un corps combiné à la place du corps propre, corps-monstre que la psyché essaie de faire "parler"180». Cela nous évoque les propos de Christophe Dejours pour qui la constitution du corps érotique entier pourrait être entravée du fait que les zones exclues de la subversion libidinales ne seraient pas représentées, devenant par la suite les zones touchées électivement par la décompensation somatique. De ces deux conceptions, il nous

semble que l’une est axée sur une carence de la relation primaire et l’autre sur les excès de

cette relation. Dans l’une, il n’y a pas assez de mère, dans l’autre, il y en a trop. Quel modèle serait le plus adapté à notre problématique, celui du manque ou celui de l’excès ? Faut-il en envisager une autre ?

Ces développements de Christophe Dejours nous semblent rendre compte essentiellement des somatisations qui aboutissent à une atteinte organique. C’est une approche originale et d’un

grand intérêt, mais elle ne nous permet pas de nourrir suffisamment notre réflexion sur les fibromyalgiques quant aux origines de la somatisation, puisqu’il ne s’attache pas à la douleur ni à l’affect qui servent d’aiguillon à notre réflexion.

Les hypothèses de Joyce McDougall par contre nous éclairent mieux dans la mesure où cette

auteure s’attache au langage de ce « corps-monstre que la psyché essaie de faire « parler » » et

178 Corps douloureux, souffrance de l'âme. 179 McDougall J. (1982), op. cit.

57

c’est là, à notre avis, quelque chose qui rejoint notre idée de penser que la douleur corporelle des fibromyalgique « parle » et qu’elle porte en elle non pas un sens mais une quête de sens. Joyce McDougall nous offre aussi cette idée de quelque chose d’emmagasinée dans le corps du trauma (précoce). Ces théorisations mettent en exergue une difficulté de séparation majeure, difficulté que nous avons pointée dans notre vignette clinique à travers ce que Sébastien nous a exprimé de la relation avec sa femme. Ceci dit, le manque et le trop ne sont pas incompatibles, c’est-à-dire, que si nous admettons qu’il puisse y avoir dans la fibromyalgie un fantasme archaïque d’une mère qui persécute et qui s’approprie le corps de l’enfant, nous concevons également que cela pourrait être aussi associé à des carences

précoces. Ainsi, il pourrait y avoir à la fois trop de mère et pas assez de mère. Nous y reviendrons.

Par ailleurs, Joyce McDougall remarque que le déclenchement de la maladie intervient à la suite d’un traumatisme. Nous rejoignons cette approche en ce qui concerne les fibromyalgiques. Sébastien nous a rapporté du reste que la maladie de sa femme se serait manifestée suite à des graves problèmes avec son employeur qui ont abouti à son licenciement. Dans le forum internet, les personnes semblent également attribuer le début de leur maladie à un conflit vraisemblablement vécu comme un traumatisme majeur, comme illustrent ces mots de Silène dans son échange avec Burlutte et Dayla : « Toi aussi tu es très en

colère après ceux qui t’ont fait du mal au point de te rendre malade».

L’affect de colère exprimé ici que nous avons déjà traité sous le mode de la perte et d’une relation d’objet primaire décevante nous évoque aussi une tentative de séparation. Winnicott

nous dit en effet : « La théorie orthodoxe suppose toujours que l’agressivité est réactionnelle à

la rencontre avec le principe de réalité alors qu’en fait c’est la pulsion destructrice qui crée la qualité de l’extériorité181». Et plus loin : « […] l’attaque dans la colère relative à la rencontre

avec le principe de réalité est un concept plus élaboré, venant après la destruction dont je fais

ici l’hypothèse ».

Dans le processus de déclenchement d’une maladie, il est important de souligner qu’il n’y a

pas de maladie psychosomatique à proprement parler, toute maladie serait psychosomatique

dans la mesure où l’homme est une unité. Les processus de déclenchement d’une affection

donnée seraient ainsi multifactoriels, souvent liés à un événement de vie et à un terrain génétique favorable. A ce stade de la réflexion, il convient de voir de plus près comment le processus de somatisation se déploie.

58 5.2. Quand la maladie advient

Comment la maladie advient-elle ? Pour comprendre cela, nous proposons d’y réfléchir à la faveur des approches proposées par Mahmoud Sami-Ali182 et Christophe Dejours183. Pour les deux auteurs, le déclenchement de la maladie somatique est lié à une situation relationnelle actuelle. Pour Dejours, cette situation a pour résultat la sollicitation de la fonction proscrite lors de la subversion libidinale, le toucher, par exemple. Cela active chez le sujet une violence compulsive réactionnelle qui peut avoir plusieurs destins, à savoir :

- soit s’exprimer par un affect de colère (« agir expressif de la colère ») ;

- soit donner lieu à un passage à l’acte compulsif (décharge, décompensation psychopathique ou caractérielle) ;

- soit être inhibée par un mécanisme de répression.

C’est dans ce dernier cas qu’il y aura une atteinte organique. Notons que dans « La science des rêves184» ou L’interprétation du rêve, Freud parle, outre du refoulement, de l’existence de

la répression, mécanisme de défense plus archaïque et moins sélectif qui opère une sorte d'inhibition globale et diffuse du champ affectif. Pour qu’une somatisation touchant le corps

propre ait lieu, il est nécessaire, selon Sami-Ali, que la situation relationnelle actuelle à

laquelle est confronté le sujet soit de nature paradoxale, c’est-à-dire une impasse. Cette

situation d’impasse renvoie à une impasse antérieure, centrale dans la vie du sujet, situation qu’il n’a pu ni affronter, ni fuir, ni élaborer psychiquement compte tenu de sa nature paradoxale et qui a pu contribuer à une fragilité sur le plan identitaire.

Sami-Ali envisage plusieurs cas de figure, dont trois principaux, à savoir d’une part que le sujet peut développer une psychose, ce qui permet de penser l’impensable grâce à l’attaque de

la pensée elle-même. Ici, s’il y a somatisation, elle touchera le corps imaginaire. D’autre part,

que le sujet peut présenter un syndrome dépressif « a priori », dépression de fond qui le coupe de sa vie onirique et qui renvoie au concept de « dépression essentielle » de P. Marty :

absence d’affects, pas de sentiment de tristesse, épuisement de la vitalité et enfin que qu’il

peut déployer une pathologie de l’adaptation, ce qui se caractérise en particulier, par un

accrochage au réel et un refoulement durable de l’imaginaire.

182 Sami-Ali M. (1987), Penser le somatique, Dunod, Paris. 183 Dejours C. (2001, op. cit., pp. 90-91.

59

Dans les trois cas de figure, il y a rupture de liens : déstructuration de la pensée ou coupure entre affects et représentations ou encore coupure avec la réalité psychique par refoulement de

l’imaginaire. Dans les deux derniers cas, le processus peut aboutir, par épuisement du sujet, et

si le terrain biologique le permet, à une somatisation touchant le corps propre. Ainsi, si pour Dejours l’attaque du corps biologique sous-tend un défaut de représentation d’une fonction du

corps érotique, pour Sami-Ali il sous-tend une fragilité sur le plan identitaire.

Dejours pense, à l’instar de Marty185, que la somatisation proprement dite s’appuierait sur un défaut de fonctionnement du préconscient. Lorsque le Moi rencontre quelque chose, dans la réalité interne ou externe, qui le met à mal, les pensées gênantes sont mises en latence dans le

préconscient. La nuit, l’activité onirique permet à la fois, le retour du refoulé par l’expression déguisée d’un désir et son refoulement dans l’inconscient. En effet, le rêve crée de nouvelles

chaînes associatives qui permettent de traiter l’angoisse en liant l’excitation. Si le

préconscient ne fait pas son travail de mise en latence, pour des raisons économiques,

c’est-à-dire suite au débordement de l’appareil psychique souvent lié à un défaut du

pare-excitation, le travail du lien du rêve ne peut se faire. A la place du refoulement, il y aurait une répression des pensées (et des affects) pouvant générer à la longue une décompensation somatique par un processus de désétayage et de désintrication.

Pour Sami-Ali, il n’existe pas d’échec du refoulement, ni de carence du préconscient, mais un refoulement qui réussit massivement. Il s’agit du refoulement des affects et des

représentations, des rêves et de ses équivalents, il s’attaque à l'imaginaire qui n'est rien d'autre que le rêve et les équivalents du rêve dans la vie vigile. Le refoulement, qui n’est pas le

refoulement freudien, qui lui fait retour, c’est un refoulement sans retour, qui se maintient et

s’attaque ainsi à la fonction imaginaire elle-même et par conséquent aux sources mêmes de la subjectivité. Les rêves peuvent exister dans ce cas-là, mais ils seront détournés de leur fonction. On verra apparaître chez le sujet, par exemple, des rêves de travail ou des rêves

surmoïques interdisant l’expression des désirs. Ce refoulement massif de la fonction imaginaire engendrerait avec le temps une usure du sujet sur le plan psychique, usure qui favoriserait la décompensation somatique, vue par Sami-Ali comme une forme de régression. De son point de vue, la maladie organique n’est jamais assimilable à une névrose ou à une psychose, mais elle peut être un équivalent, car elle apparaît en lieu et place d’une de ces

formations.

60 5.3. Quels processus en jeu dans la fibromyalgie ?

Que ces théorisations sur la maladie organique apportent à notre propos sur la fibromyalgie, maladie sine materia ?

Nous pensons que ces modèles peuvent rendre compte du déclenchement de la maladie chez les fibromyalgiques. Les deux courants se rejoignent dans une certaine mesure : que ce soit la répression (Dejours) ou un refoulement « trop bien réussi » (Sami-Ali), les affects et les représentations se trouvaient comme bloqués dans l’inconscient. Quant au débat sur la carence

du préconscient, nous adoptons l’approche de Mahmoud Sami-Ali qui rejoint celle de Joyce

McDougall, et comme eux, nous contestons cette notion. Dans le déclenchement de la maladie, les modèles discutés ici nous évoquent dans l’après-coup, une continuité entre la répression et la radicalité du contre-investissement de fond, ce concept de Jean Cournut, que justement Paul Denis rapproche d’un mécanisme de répression : « Il nous semble que ce que décrivait Cournut correspond de façon très étroite avec le mécanisme de la « répression » qui

s’oppose à celui du refoulement, et met en jeu des mécanismes massifs et des procédés

empruntés pour nous au registre de l’emprise186». Ce procédé radical, le lecteur s’en rappellera, a éclairé nos intuitions sur l’existence d’un objet primaire mal formé au début de la vie et dont la représentation pourrait être une non-représentation chez les fibromyalgiques. Il

s’agirait d’un objet forclos, en quelque sorte, figurant à la fois les efforts d’expulsion de la mère réciproquement inclue au sujet et la tentative réitérée de la récupérer « à l’extérieur » en

tant qu’objet distinct du sujet, mais cela dans une modalité qui évoque une relation

d’emprise. Cela fait d’ailleurs penser à la relation entre Sébastien et sa femme. Il est donc question de carences affectives mais également d’une difficulté d’individuation que J. McDougall explique par le fait que certaines mères refusent inconsciemment à leur nourrisson

le droit à l’autonomisation entravant ainsi leur développement psychique. Une telle mère se servirait de son enfant pour pouvoir combler ses propres motions libidinales et narcissiques laissant en jachère le terrain des expériences de satisfaction de l’enfant.

Voici donc, pour nous, ce qui serait peut-être le drame de la fibromyalgie.

« Les sujets chez lesquels les expériences de satisfaction n’ont pas produit un tissu de

représentations suffisant sont amenés, pour maintenir un fonctionnement objectal, une organisation psychique efficiente, à exercer une emprise directe sur les personnes et sur les choses, et à surinvestir cette emprise. Ces sujets, souvent hyperactifs, seraient plus

61

vulnérables à la douleur qui les prend de court en abolissant une maîtrise qui leur est particulièrement nécessaire187», nous dit Paul Denis. Cela fait écho au côté autrefois très actif, voire hyperactif que nous avions déjà observé lors de nos entretiens cliniques avec des fibromyalgiques et dont font état les personnes du forum : « J’étais une personne hyperactive [. . .] aujourd'hui j'ai plein de choses à faire mais mes douleurs et cette fatigue permanente m'épuisent de trop » (Kyllian).

Ces éléments nous évoquent la question de l’actif et du passif, il y a ici, comme un mouvement de renversement de l’activité en passivité et ce reversement serait accompagné,

nous semble-t-il, de l’émergence d’un affect de colère, affect qui aurait été déjà là, en suspens, réprimé et qui aurait été réactivé par la confrontation à la situation traumatique qui a précédé à la maladie. Nous y percevons l’un des destins de l’affect (la violence compulsive réactionnelle) postulés par Christophe Dejours, « l’agir expressif de la colère », alors que le glissement vers une position passive du fait de la maladie renvoie à un processus de régression dans lequel, nous supposons, la relation à l’objet primaire chercherait peut-être à

s’actualiser.