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C. Les acteurs et les lieux de la médiation culturelle

3. Les mouvements d’éducation populaire

Si les mouvements d’éducation populaire ont joué un rôle important dans l’évolution de la réflexion et des formes de l’action culturelle, il est délicat d’établir précisément la place prise par l’éducation populaire dans le champ de la médiation culturelle, tant ces deux appellations sont soumises à des procédures de définition variables et difficiles à maîtriser404.

Par crainte d’exclure l’une de ses multiples composantes, les définitions de l’éducation populaire se déploient généralement selon des approches conceptuelles extrêmement larges. Selon Marion Peyre, l’éducation populaire, « avant d’être une action spécialisée et bien avant de l’inscrire dans des associations labellisées, (...) est la procédure qui permet de construire une production collective de connaissance, de représentations culturelles, de signes propres à un groupe social en conflit, à une époque où le syndicalisme est en même temps mutualisme et coopération »405. Un propos de

Luc Carton définit l’éducation populaire comme « une philosophie de l’histoire, une configuration et un outil (...) au carrefour de l’éducation permanente, de l’éducation des adultes, de l’éducation ouvrière, de l’animation socioculturelle et de l’économie sociale »406. Plus concrètement, Jean-Marie Mignon décrit les quatre grands faisceaux d’activités de l’éducation populaire407 : les activités complémentaires de l’école, la formation permanente des adultes, l’action culturelle et l’engagement dans la cité408.

404 « On entretient, la plupart du temps, au sujet de l’éducation populaire, un discours implicite, qui

permet d’éviter de la caractériser de façon formelle, de contourner sa définition », MIGNON Jean-Marie,

Une histoire de l’éducation populaire, La Découverte, Paris, 2007, p. 18.

405 PEYRE Marion, Le Livre noir de l’animation socioculturelle, L’Harmattan, Paris, p. 28. Marion Peyre

cite également d’autres définitions : « “l’éducation populaire est le processus par lequel le destinataire de l’acte éducatif est associé à la définition des contenus légitimes de savoirs transmis” (...) “L’éducation populaire est le développement des capacités de chacun à comprendre son environnement, à pouvoir s’y situer pour agir à le transformer”», ibidem, p. 19.

406 CARTON Luc, « Les Défis de l’éducation populaire », in Ministère de la Jeunesse et des sports,

Rencontres pour l’avenir de l’éducation populaire, Editions Ellébores, 1999, p. 21, cité in PEYRE Marion, Le Livre noir…, op. cit., p. 19.

407 MIGNON Jean-Louis, Une histoire de l’éducation populaire, op. cit., p. 234.

408 « Le premier faisceau est celui qui est composé des multiples activités complémentaires de l’école.

Elles proposent des activités extrascolaires, périscolaires, pendant les week-ends et les congés. Elles utilisent les lieux, les moments et les techniques des loisirs. Elles sont portées par les associations et les fédérations de jeunesse et d’éducation populaire ; mais aussi par les services municipaux de la jeunesse. Ce sont les centres de loisirs aujourd’hui nommées centres d’accueil, les centres de vacances, les espaces d’activités physiques, les scoutismes… C’est le champ le plus institué, le plus réglementé, celui qui est le plus proche des institutions publiques, des administrations auxquelles il doit rendre des comptes et dont dépendent ses ressources. Le deuxième faisceau est celui de l’éducation permanente. Il n’est ni adaptation à l’emploi, ni formation ouvrière, ni formation syndicale. Il est lié à la promotion professionnelle tout au cours de la vie. Mais il est lié aussi à la promotion personnelle, sociale et culturelle de la personne dans sa communauté. Il aurait pu être un grand projet d’éducation nationale ; l’histoire ne l’a pas engagé aussi

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Ces activités sont principalement portées par de grandes associations, mouvements et fédérations, nés pendant le Front Populaire ou les années d’après-guerre, que Jean- Marie Mignon en raison de leur caractère institutionnel et de leur situation de quasi monopole nomme « majors »409. Si elles comptent de nombreux salariés, ces associations « majors » s’appuient toujours sur le militantisme ou le bénévolat de volontaires soucieux d’œuvrer, comme le signalait un texte de Peuple et Culture, à « l’éducation des peuples et des élites »410, ou comme le formulait un membre des CEMÉA à « l’épanouissement de la personne et au développement de l’esprit critique »411.

La compréhension des problématiques dans lesquelles agissent les acteurs de l’éducation populaire impose de rappeler brièvement et à grands traits son histoire. Comme le rappelle Jean Caune, les objectifs fondés sur l’émancipation individuelle et collective que l’éducation populaire met en jeu trouvent leur origine au milieu du XIXème siècle dans la naissance d’une condition ouvrière liée au capitalisme industriel.

Ces objectifs prolongent, d’une certaine manière, le projet émancipateur des Lumières412. L’apparition des sociétés d’instruction populaire, de la Ligue de

l’Enseignement (en 1866, dans le but « de faire cesser l’ignorance du peuple »), la laïcisation des œuvres sociales et éducatives (notamment dans la gestion des colonies de vacances), s’inscrivent dans ce mouvement. Le Front Populaire ouvre la voie à une politique culturelle fondée sur « l’orientation éducative et la vocation populaire » sous loin qu’il aurait été possible. (...) Le troisième faisceau est celui de l’action culturelle, qui est d’une part une démarche d’accession du plus grand nombre aux œuvres artistiques et culturelles, et d’autre part un travail de démocratisation des moyens de production culturelle. Le quatrième faisceau est celui de l’engagement dans la cité. C’est là que l’éducation populaire peut exister sans structure associative, sans attache directe avec les autorités publiques. C’est une démarche de compréhension du monde et de prise de responsabilité civique », ibidem.

409 « Les mouvements et les fédérations traditionnels, ceux qu’on peut appeler les “majors”, ont une place

reconnue par les institutions d’Etat, place qui confine au monopole. Ils vivent cependant toujours dans la crainte de lendemains incertains, et leur liberté associative se mesure à l’inverse de l’importance des subventions publiques dont ils bénéficient. Cela les entraîne à se mettre souvent en situation d’avoir à justifier leur existence à affirmer qu’ils répondent aux besoins sociaux et socioculturels du pays. Mais de l’action qu’ils mènent, ils émettent rarement des accents d’autocritique », ibid., p. 235.

410 Manifeste de l’association d’éducation populaire Peuple et Culture, publié à Grenoble en janvier

1946 : « oui, l’école nous a servi, mais nous lui en voulons de nous avoir mal préparés à nos tâches d’aujourd’hui, et plus mal encore aux grandes entreprises du monde de demain. L’action nous a rendus exigeants à l’égard de la vie. (...) nous nous efforcerons de poser, suivant les réalités de l’époque, les bases d’une véritable éducation des masses et des élites ». Cité in MIGNON Jean-Marie, Une histoire de

l’éducation populaire, op. cit., p. 25.

411 BRUGUIERE Jean-Noël « Les CEMÉA, Une politique centrée sur la formation et l’accompagnement

des publics » In Passages Public(s), Points de vue sur la médiation artistique et culturelle, Délégation au

développement et aux formations, Agence Rhône Alpes de Services aux Entreprises Culturelles, Lyon, 1995, p. 14

185 l’impulsion de Jean Zay413, ce qui permet à quelques organismes de voir le jour et de se

développer. Ce sont surtout les années d’après-guerre, dans le prolongement des mouvements issus de la Résistance, qui voient le développement et l’installation des grandes fédérations d’éducation populaire414. Si l’on reprend les grandes lignes de cette histoire retracée par Jean-Marie Mignon, « l’éducation populaire a surtout été comprise dans les années de l’immédiat après-guerre comme une action culturelle ayant des répercussions sur la vie sociale toute entière » ; dans les années 1950-60, elle est « dominée par l’installation de la formation permanente » ; dans les années 1960-1980 par l’établissement de l’animation socioculturelle ; enfin, à partir des années 1980, elle est surtout perçue comme une forme d’éducation civique415. Lors de la création du ministère des Affaires Culturelles en 1959, la défiance dans laquelle André Malraux tient le projet culturel de l’éducation populaire et le rattachement des grandes fédérations au ministère de la Jeunesse et des Sports marque le début de relations complexes, souvent concurrentielles, entre le monde de la culture et les mouvements d’éducation populaire416. Pourtant l’action culturelle entreprise par certaines

associations d’éducation populaire était parfois très proche des actions menées dans le secteur culturel, et certains dispositifs, comme celui des CEMÉA au Festival d’Avignon, n’ont jamais cessé d’associer ces deux domaines. Cette proximité fonde la possibilité d’un rapprochement entrepris récemment entre les deux secteurs – rapprochement souhaité par de nombreux acteurs du champ culturel comme du champ de l’éducation populaire417.

Si les histoires institutionnelles et administratives de l’éducation populaire et des affaires culturelles ont été clivées à partir de 1959, des échanges existaient entre les deux domaines, portés par des trajectoires qui mêlaient des passages dans l’un ou l’autre secteur, ou par la publicisation des réflexions et de certaines pratiques issues de

413 Jean Zay est alors ministre de l’Education Nationale. Cf. MIGNON Jean-Louis, Une histoire de

l’éducation populaire, op. cit., p. 15.

414 Comme Peuple et culture, fondée à Grenoble en 1946 par Joffre Dumazedier (ancien directeur de

l’école d’Uriage, alors inspecteur principal de l’éducation populaire au ministère de l’Education Nationale), Begnigno Cacérès et Paul Lengrand.

415 Ibidem, p. 18.

416 Comme le disait Jean-Marie Michel, alors directeur des CEMÉA, « longtemps la création et

l’animation culturelle n’ont fait que se croiser, se toiser même ». MICHEL Jean-Marie (dir.), Passeurs

d’avenirs, Les CEMÉA, un mouvement d’éducation face aux défis du XXIème siècle, Actes Sud, 1996, p.

239.

417 Ainsi Hélène Mathieu : « Je me laisse parfois aller à rêver d’une famille élargie, d’un ministère de la

Culture qui reconnaîtrait enfin l’immense travail de l’éducation populaire et réunirait en son sein pour un dessein commun professionnel », MATHIEU Hélène, « La culture et les associations d’éducation populaire : la chance d’un autre jour », in MICHEL Jean-Marie (dir.), Passeurs d’avenirs, op. cit., pp. 243-250, p. 250

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l’éducation populaire. Ce secteur intéresse ainsi à double titre notre recherche sur la grammaire de la médiation culturelle : d’une part pour les principes et les conceptions singulières de l’action culturelle développées par certaines des associations affiliées à l’éducation populaire – hétéronomes aux institutions culturelles, ces pratiques font apparaître, par contraste, un certain nombre de questions implicites posées par les activités de médiation ; d’autre part pour l’influence que les pratiques et les réflexions issues des mouvements d’éducation populaire ont pu avoir sur l’apparition et la construction des activités de médiation418.

On peut distinguer, brièvement, trois grands axes critiques par où les réflexions de l’éducation populaire ont pu exercer une influence transformatrice et structurante sur les pratiques de médiation. Le premier tourne autour de l’opposition des projets de « démocratisation » et de « démocratie » culturelle, opposition que l’éducation populaire a contribué à nourrir en insistant notamment sur la valorisation des cultures dites populaires et sur la mise en lumière de la diversité des modes d’appropriation des œuvres d’art419. Le deuxième axe est issu des préoccupations explicitement citoyennes

et politiques des pratiques de l’éducation populaire : comme le montre de façon emblématique le dispositif d’accueil des CEMÉA en Avignon, les dispositifs de médiation proposés par les associations d’éducation populaire tendent à inscrire les pratiques culturelles et la réflexion sur les objets d’art, dans un projet politique d’élaboration ou de renouvellement des modes d’insertion dans la vie citoyenne – ces préoccupations ont pénétré en partie, comme on va le voir, les représentations construites par les médiateurs culturels autour des fonctions « éthiques » et civiques de leur activité. Enfin, l’attention particulière portée par les animateurs de l’éducation

418 Comme signe de cette influence sur le développement des pratiques de médiation, on peut lire dans un

ouvrage de 1996, un propos qui rend compte d’une démarche entreprise par le ministère de la Culture pour réunir les fédérations d’éducation populaire et « construire avec elles un projet de formation centrée sur la médiation », l’ambition étant de « développer les démarches d’appropriation de l’art vivant et du patrimoine afin de démocratiser l’accès aux œuvres, aux langages et aux pratiques », CHAVIGNY Dominique (Chef de département à la délégation au développement et aux formations du Ministère de la Culture), « Avant-propos » in Passages Public(s), Points de vue sur la médiation artistique et culturelle, Délégation au développement et aux formations, Agence Rhône Alpes de Services aux Entreprises Culturelles, Lyon, 1995, p. 6.

419 Comme le signale le texte que nous venons de citer qui relie explicitement la médiation culturelle aux

mouvements d’éducation populaire : « la “médiation artistique et culturelle” est une fonction essentielle, garante d’un véritable service public de la culture, (...) [elle] ne se conçoit pas seulement comme support et relais d’une offre artistique aux usagers. En tant qu’artisan de la rencontre entre des personnes, des conceptions et des pratiques diverses, elle réunit de ce fait les conditions du débat, et alimente en retour la production des idées et des œuvres », ibidem.

187 populaire au corps et aux problématiques concrètes liées à l’agencement des objets420

ont également transformé (notamment par l’intermédiaire des médiateurs formés à la médiation par des associations issues de l’éducation populaire) les pratiques de médiation culturelle.

Par rapport aux médiateurs culturels évoqués plus haut, principalement employés par des institutions culturelles, le modèle dominant d’engagement dans l’éducation populaire est celui du bénévolat. Là où les médiateurs culturels des institutions mènent des activités de médiation dans le cadre de leur activité professionnelle, les animateurs et les responsables des associations d’éducation populaire s’engagent initialement sur la base du bénévolat. Certains d’entre eux néanmoins sont employés à plein temps par ces mêmes associations, et mènent des activités de médiation culturelle dans un cadre professionnel.

Les enquêtes entreprises dans le cadre de cette thèse sur les mouvements d’éducation populaire ont principalement porté sur l’action des CEMÉA durant le Festival d’Avignon. Mais j’ai également suivi le Dispositif « Devenir spectateur », dans lequel La Ligue de l’Enseignement était partie prenante (en partenariat avec le ministère de l’Education Nationale, le Centre National du Théâtre et le Festival d’Avignon), et un stage organisé par l’Institut National de la Jeunesse et des Sports sur les pratiques de médiation autour du hip-hop. J’ai également rencontré des animateurs et des formateurs de l’Union Française du Film d’Enfance et de Jeunesse (une association issue des mouvements d’Éducation populaire), ainsi que des anciens bénévoles de Peuple et Culture. Les différents acteurs de ces associations, responsables ou chargés de mettre en œuvre et d’animer des dispositifs de médiation culturelle, tiennent généralement au titre « d’animateurs » ou de « formateurs » : sans les assimiler aux « médiateurs » désignés comme tels par les institutions culturelles qui les emploient, je tenais néanmoins une

420 Les responsables de l’éducation populaire mettent fréquemment en avant l’ancrage concret de leur

réflexion pédagogique : « Aux CEMÉA, les membres actifs sont d’abord des praticiens. Leur travail n’a de sens que s’il est ancré dans le quotidien, dans le rapport constant à la pratique pédagogique. (...) C’est par la pédagogie, par les outils, les savoir-faire originaux mis en œuvre qu’ils ont une réelle action transformatrice des pratiques de ceux qu’ils forment. Ce ne sont généralement pas les grandes réformes, imposées par le haut – nous le voyons bien à propos du système éducatif – qui provoquent le plus de changements. Ce sont plus souvent, comme le vivent depuis soixante ans les CEMÉA, par les pratiques quotidiennes en rupture avec les pratiques habituelles, à travers des proposition parfois ressenties comme trop innovantes, voire utopiques, que la vie change réellement : le stage en internat, la mixité en stage et dans les structures de vacances, le réveil individualisé, la structure petit groupe-grand groupe… autant d’avancées dans les conceptions éducatives des collectivités d’enfants qui se sont appuyées sur des pratiques pédagogiques concrètes où l’organisation de l’espace et du temps, les méthodes utilisées, le comportement des éducateurs, ont constitué autant de vecteurs essentiels de la réussite du changement ». MICHEL Jean-Marie, Passeurs d’avenirs…, op.cit., Actes Sud, 1996. p. 392

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grande part de ces « animateurs » pour des acteurs importants du développement des activités de médiation culturelle.