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B. De quelques enjeux d’une recherche sur la médiation culturelle

2. Apport de la notion de « dispositif » : un usage à circonscrire

La sémantique en usage chez les concepteurs et les acteurs de la médiation culturelle veut que ces activités prennent place dans le cadre de ce qu’ils nomment des « dispositifs de médiation ». Dans ce contexte, il semble que « dispositif » soit à entendre comme ce qui sert de support ou de cadre organisateur de l’action122. Mais l’usage, même lâche ou indéfini, de ce terme largement travaillé par les sciences humaines et sociales peut également désigner l’inscription problématique d’un certain nombre de questions d’ordre politiques, sociales, ou philosophiques dans le développement des activités de médiation. C’est la raison pour laquelle la notion de dispositif, utilisée également dans les travaux de sociologie pragmatique pour désigner « l’inscription d’un ordre politique dans les objets », m’a semblée un concept heuristique pour comprendre les activités de médiation culturelle.

La réflexion autour de la notion de « dispositif » s’est principalement appuyée sur les travaux que Michel Foucault a effectués dans les années 1960-70 sur la psychiatrie, la médecine et le système carcéral123. En 1977, Michel Foucault revenait dans un entretien avec Gérard Wajeman sur les différentes acceptions du terme124.

« Ce que j’essaie de repérer sous ce nom, c’est, premièrement, un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments »125.

Ce premier extrait d’entretien est resté célèbre. Le dispositif est un ensemble hétérogène d’énoncés et de représentations plus ou moins explicites. Cette première définition est indissociable de ce qu’elle permettait de repérer pour Michel Foucault, c'est-à-dire justement « la nature du lien qui peut exister entre ces éléments hétérogènes »126. Puis

122 Selon le Dictionnaire historique de la langue française, le mot de dispositif vient du langage militaire

et désignait « l’ensemble de moyens disposés conformément à un plan. Son sens courant « manière dont sont disposés les organes d’un appareil » a entrainé le sens figuré « d’agencement », REY Alain, op. cit, article « dispositif ».

123 FOUCAULT Michel, Histoire de la folie à l'âge classique. Folie et déraison, Gallimard, coll. « Tel »,

Paris, 1972 ; FOUCAULT Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975 ; FOUCAULT Michel, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Presses Universitaires de France, Paris, 1963.

124 MICHEL FOUCAULT, « Le jeu de Michel Foucault », in Dits et écrits, T. II, Gallimard, Paris, 1994,

pp. 298-329.

125 Ibidem, p. 300.

126 « Ainsi, tel discours peut apparaître tantôt comme programme d’une institution, tantôt au contraire

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Foucault souligne la « fonction stratégique dominante » du dispositif127. Dans la genèse

du dispositif prévaut d’abord un objectif stratégique, puis le dispositif se constitue proprement comme tel. Il reste dispositif dans la mesure « où il est le lieu d’un double processus : processus de surdétermination fonctionnelle, d’une part, puisque chaque effet, positif et négatif, voulu ou non voulu, vient entrer en résonance, ou en contradiction, avec les autres, et appelle à une reprise, à un réajustement, des éléments hétérogènes qui surgissent ça et là. Processus de perpétuel remplissement stratégique, d’autre part »128. Foucault achève ainsi ce parcours de l’enchevêtrement des acceptions reçues par ce terme dans son travail : « c’est ça, le dispositif : des stratégies de rapports de forces supportant des types de savoir, et supportés par eux ».

L’exploration foucaldienne du dispositif fait surgir dans notre interrogation un ensemble de questions à adresser aux activités de médiation culturelle et aux « dispositifs » dans lesquelles elles s’inscrivent. Le champ de la médiation culturelle est largement travaillé par des débats théoriques d’ordre esthétique, politique ou social, et les médiateurs culturels ne cessent de situer, du moins implicitement, leurs pratiques et leurs discours par rapport aux positions qu’ils prennent – ou qu’ils sont forcés de prendre – dans ces débats. S’intéresser aux dispositifs de médiation, c’est vouloir repérer tout d’abord la façon dont ces débats ordonnent les objets et les agencements concrets de la pratique. Mais c’est aussi, inversement, ne pas perdre de vue la participation des objets aux constructions idéologiques – la compréhension et la réception des questions théoriques dépend aussi des cadres d’interprétations disponibles qui sont à la fois symboliques et concrets.

Relus par Gilles Deleuze, les travaux de Michel Foucault sur le dispositif ouvraient encore quelques pistes éclairantes pour notre recherche. D’une part parce que Deleuze s’est attaché à discerner entre différents régimes de visibilités des dispositifs129. « Chaque dispositif a son régime de lumière, manière dont celle-ci tombe, s’estompe et fonctionner comme réinterprétation seconde de cette pratique, lui donner accès à un champ nouveau de rationalité. Bref, entre ces éléments, discursifs ou non, il y a comme un jeu, des changements de position, des modifications de fonctions, qui peuvent, eux aussi, être très différents », ibidem.

127 « Cela a pu être, par exemple, la résorption d’une masse de population flottante qu’une société à

économie de type essentiellement mercantiliste trouvait encombrante : il y a eu là un impératif stratégique, jouant comme matrice d’un dispositif, qui est devenu peu à peu le dispositif de contrôle- assujettissement de la folie, de la maladie mentale, de la névrose », Ibid.

128 « Prenons l’exemple de l’emprisonnement, ce dispositif qui a fait qu’à un moment donné les mesures

de détention sont apparues comme l’instrument le plus efficace, le plus raisonnable que l’on puisse appliquer au phénomène de la criminalité », Ibid.

129 DELEUZE Gilles, 1989, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? » in Michel Foucault philosophe. Rencontre

59 se répand, distribuant le visible et l’invisible, faisant naitre ou disparaitre l’objet qui n’existe pas sans elle »130 – suivre les « courbes d’énonciation » des dispositifs de médiation culturelle, en restant attentif à la part d’ombre que l’énoncé explicite porte en d’autres lieux du dispositif, promettait d’être une méthode fructueuse pour la compréhension des dispositifs de médiation. D’autre part parce que Deleuze a insisté sur les « lignes de subjectivation » découvertes par Foucault dans les dispositifs.

« Foucault découvre les lignes de subjectivation (...) Là encore, une ligne de subjectivation est un processus, une production de subjectivité dans un dispositif : elle doit se faire, pour autant que le dispositif le laisse ou le rende possible. C’est une ligne de fuite (...) Le Soi n’est ni un savoir ni un pouvoir. C’est un processus d’individuation qui porte sur des groupes ou des personnes, et se soustrait des rapports de forces établis comme des savoirs constitués : une sorte de plus-value »131.

Cet intérêt porté aux processus de subjectivation des dispositifs permettait de faire toute sa place au processus de construction des « individualités », fortement valorisés dans les dispositifs de médiation culturelle. L’interroger comme une ligne de fuite permettait de comprendre le « pouvoir » des dispositifs de façon complexe, en demeurant intéressé à ce qui s’en échappait, produit possible d’une efficacité propre aux dispositifs.

Nous rejoignons ainsi une direction prise par Antoine Hennion qui entendait lui aussi utiliser une « interprétation ouverte de Foucault », présente dans ses propres textes, « selon laquelle les techniques disciplinaires ne font pas qu’interdire et prohiber, régler et réduire : les disciplines peuvent aussi produire, au double sens d’une révélation et d’une multiplication »132. Antoine Hennion s’appuie sur Foucault pour décrire ce qu’il nomme avec Sophie Maisonneuve et Emilie Gomart, à propos de la drogue et de la musique, « l’invention collective de dispositifs passionnels », dans le sillage des interrogations sur la production des subjectivités. « En fait le pouvoir produit ; il produit du réel ; il produit des domaines d’objets et des rituels de vérité. L’individu et la connaissance qu’on peut en prendre relèvent de cette production », disait Foucault133. La compréhension foucaldienne du « dispositif » ouvre la possibilité d’appréhender, dans les activités de médiation, la production du réel et des « rituels de vérité », soit la capacité performative des dispositifs à actualiser un ordre potentiel.

130 Ibidem, p. 186.

131 Ibidem.

132 HENNION Antoine, MAISONNEUVE Sophie, GOMART Emilie, Figures de l’Amateur, formes,

objets, pratiques de l’amour de la musique aujourd'hui, La Documentation Française, Paris, 2000, p. 168.

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