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Encadré 3 – Les CEMÉA et le Festival d’Avignon

4. La médiation culturelle dans le secteur du travail social

Il existe, dans le secteur du travail social, une longue tradition du recours à l’action culturelle421. Les sorties culturelles, les pratiques artistiques, les discussions sur

les œuvres et les artistes y sont mobilisées à de multiples fins au nom d’une vision généralement irénique de la culture comme instauratrice de « liens sociaux ». Ces pratiques, qui sont parfois menées en partenariat avec les institutions culturelles, permettent d’étendre le territoire de développement de la médiation culturelle jusqu’au secteur du travail social, dans la mesure où celui-ci mobilise des œuvres d’arts, des pratiques artistiques ou la fréquentation d’institutions culturelles. Si ce sous-secteur de la médiation culturelle occupe une place moins importante et moins centrale que l’éducation artistique ou l’éducation populaire dans le processus de construction de l’activité de médiation, il n’en constitue pas moins, par son existence et les problématiques spécifiques qu’il présente, un territoire d’investigation précieux pour comprendre la manière dont la médiation culturelle se développe.

La spécificité de ce sous-secteur de la médiation culturelle réside dans les propriétés sociales particulières des publics auxquels ces actions sont destinées. Par définition, le travail social s’adresse à des individus ou des groupes mal ou peu insérés, démunis sur le plan matériel et généralement sur le plan des capitaux scolaires ou des ressources mobilisables pour trouver un emploi, parfois plus lourdement handicapés par des problèmes de santé ou une mauvaise connaissance de la langue écrite ou parlée. Compte-tenu du caractère socialement inégalitaire de la distribution des pratiques culturelles dans la société française, ces caractéristiques font du « public du champ social » (comme les appellent les médiateurs chargés de ce secteur) un public a priori peu familier des lieux culturels, et peu enclin à s’y intéresser422. Cette situation

421 Le secteur du travail social, comme celui de la médiation culturelle, n’a pas de contours strictement

définis. Le terme de « travailleur social » apparaît, selon Jacques Ion et Jean-Paul Tricart, dans la deuxième moitié des années 1960 pour désigner les salariés d’un champ qui se constitue dans les années 1970 autour de l’appellation unitaire et floue de « travail social » en « articulant les domaines anciens de l’assistance, de la rééducation et de l’animation » (ION Jacques et TRICART Jean-Paul, « Une entité professionnelle problématique : les travailleurs sociaux », Sociologie du travail, 1985, 27, 2, pp. 137-153, p. 143). Les travailleurs sociaux peuvent donc aussi bien être des assistants sociaux, des éducateurs, des animateurs, des responsables associatifs œuvrant dans le secteur de la réinsertion ou de la protection sociale etc.

422 Selon un mécanisme que Pierre Bourdieu a largement explicité : « Étant donné que l’aspiration à la

pratique culturelle varie comme la pratique culturelle et que le “besoin culturel” redouble à mesure qu’il s’assouvit, l’absence de pratique s’accompagnant de l’absence du sentiment de cette absence, étant donné

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détermine très fortement les termes dans lesquels les actions de médiation peuvent être pensées et entreprises dans ce secteur.

Ces actions de médiation se singularisent tout d’abord par les modalités instrumentales qui président à leur conception. Elles s’inscrivent généralement dans des projets de réinsertion ou de formation et sont principalement légitimées par les effets bénéfiques qu’elles peuvent avoir sur le travail social et le processus de réinsertion. Si ce principe de légitimation – l’action culturelle comme instauratrice de lien social – n’est pas absent des représentations des médiateurs culturels, il n’y a que dans le secteur social qu’il subordonne de fait l’action culturelle au projet de réinsertion. Ce principe de subordination détermine fortement les formes que peut prendre la médiation culturelle (prédilection pour des thèmes sociaux supposés proches des problématiques dans lesquels ce public est pris, primauté des discussions et des débats autour des œuvres, caractère pédagogique de l’emploi de la langue, ou de la sortie culturelle etc.). Il est parfois source de confusion, ou de déception pour les individus qui participent à ces dispositifs et ne se reconnaissent pas dans les visées « sociales » de ces actions. Un jeune réalisateur intervenait dans un programme d’accueil et d’éducation de jeunes immigrés récemment arrivés en France : l’intervenant était chargé de leur apprendre le français par l’intermédiaire d’un projet cinéma. La participation à ce programme étant obligatoire – elle conditionnait l’obtention d’un certain nombre de certificat utiles à l’obtention d’un permis de travail –, le « projet cinéma » nourrissait des frustrations et des impatiences pour certains de ses participants – qui ne s’y intéressaient pas – et pour l’intervenant qui aurait voulu transformer ce programme en dispositif d’éducation à l’image et à la pratique audiovisuelle. L’extrême diversité du secteur social autorise cependant de multiples modes d’appropriation des projets culturels jusqu’à des formes efficaces de retournement critique de ces modalités instrumentales (les sorties culturelles deviennent une fin en soi et une pratique dont l’appropriation devient l’objet du travail social).

Une seconde caractéristique de ces pratiques de médiation réside dans l’ambiguïté des relations que les acteurs du champ social peuvent entretenir avec les acteurs du champ culturel. Pour parler dans les termes de Pierre Bourdieu, l’exhibition des habitus cultivés dans les lieux de culture renforce le sentiment d’exclusion des individus qui en sont peu familiers. Cette situation, implicitement reconnue par aussi qu’en cette matière l’intention peut s’accomplir dès qu’elle existe, on est en droit de conclure qu’elle n’existe que si elle s’accomplit », BOURDIEU Pierre, DARBEL Alain, L’Amour de l’art, op. cit.

191 l’ensemble des acteurs impliqués dans les dispositifs de médiation à destination du champ social, tend à placer les relations entre les agents sous le signe – pour reprendre encore une fois les termes de la sociologie critique – de la domination et du légitimisme. C’est ainsi qu’on peut voir parfois, chez les acteurs du monde de la culture, des formes atténuées de paternalisme ou de condescendance présider à la conception des dispositifs à destination du champ social. On constate également chez les participants, et chez les travailleurs sociaux qui occupent souvent dans ce genre de dispositifs des fonctions de médiateurs culturels, l’expression d’un malaise ou d’un sentiment d’indignité que la confrontation avec le milieu culturel renforce, ou bien encore à l’inverse, des attitudes excessivement respectueuses et admiratives à l’égard de ceux qui sont perçus comme les représentants des institutions culturelles.

Si l’analyse de ces phénomènes, avérés et observés de nombreuses fois sur le terrain, pourrait aisément servir à accréditer la permanence des mécanismes de distinction, de domination et de légitimité culturelle dans les milieux culturels (en dépit de la diffusion relativement large des résultats de la sociologie critique dans ces milieux), c’est moins pour sa facilité à être « sociologisé » que le secteur du champ social nous intéresse que pour les actions méconnues et singulières qu’il recèle, dissimulés par la diversité et le caractère marginal des pratiques de médiation culturelle dans ce secteur. En effet, l’existence d’un secteur « social » de la médiation culturelle contribue à dessiner de façon significative les modalités d’appropriation du projet de démocratisation de la culture par les médiateurs culturels. Si elles apparaissent comme marginales, si elles sont peu connues et peu exposées lors des débats sur les politiques culturelles, les actions de médiation culturelle à destination du champ social, sont chargées de problématiques centrales dans la construction de l’activité professionnelle. Ces actions reposent généralement sur l’initiative personnelle des travailleurs sociaux, et l’engagement volontaire des participants : ce principe, qui favorise souvent des formes de pratiques bricolées ou improvisées, peu professionnelles et peu reconnues dans le milieu culturel, révèle également des attitudes et des trajectoires sociales singulières, dans lesquelles la culture et l’art occupent des places centrales et pourtant atypiques. Par leur caractère non exposé, ces actions autorisent certaines libertés dans les modes d’appropriation des objets culturels et laissent apparaître l’originalité des montages empiriques que peuvent susciter l’expérience des œuvres.

Les actions de médiation culturelle dans le champ social investies par le protocole d’enquête de cette recherche sont nombreuses mais quantitativement moins

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importantes que les actions d’éducation artistique. Ce déséquilibre est conforme à la façon dont le champ de la médiation se développe, en s’appuyant principalement sur les actions à destination des scolaires. Des enquêtes furent menées auprès des médiateurs chargés du champ social à la Villette et au musée du Louvre et des actions furent suivies ponctuellement dans d’autres institutions (comme au théâtre de l’Odéon) ; surtout, les actions de médiation culturelle de travailleurs sociaux (dans un centre social du 19ème arrondissement, dans une association d’alphabétisation d’Amiens, suivie à Avignon puis à Amiens, dans une structure d’accueil du 16ème arrondissement et dans un CAPI du 20ème arrondissement participant à l’action de Cultures du Cœur) et quelques sorties culturelles animées par des bénévoles associatifs proches du travail social (au Secours Populaire et aux Restos du cœur) ont constitué les points principaux de nos enquêtes sur les pratiques de médiation dans le secteur social.

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Conclusion partielle : confusion, concurrence et

complémentarité des différents champs de la médiation culturelle

Les actions de médiation culturelle se déploient principalement dans un champ structuré par l’action publique en matière d’art et de culture (dans lequel les institutions culturelles jouent un rôle de référents), mais on les voit également se développer dans le monde scolaire, dans les milieux associatifs liés ou apparentés aux mouvements d’éducation populaire, ainsi que dans le secteur du travail social. Si elles se développent principalement dans le cadre d’activités professionnelles rémunérées, elles peuvent également être le produit d’un engagement entièrement ou partiellement bénévole. Le caractère multiple de ces champs d’activités ne préjuge en rien de la constitution d’un territoire d’action commun aux différents acteurs de la médiation culturelle. Au contraire, la coexistence de ces différents champs a longtemps laissé des formes d’actions culturelles se développer selon des directions parallèles, parfois proches, parfois perçues par les acteurs qui les empruntaient comme très éloignées les unes des autres. Si l’apparition des activités dites de « médiation » est contemporaine de tentatives de rapprochement de ces différents secteurs et si elle s’est en partie fondée sur l’effacement de certains de ces clivages historiques, les problématiques héritées de ces parallélismes sont loin d’avoir disparu.

On relève tout d’abord, ici ou là, des relations concurrentielles qui mettent en jeu des conceptions divergentes de la médiation culturelle, dans ses principes, dans ses formes – et même parfois dans ses termes. Ce jeu concurrentiel est perceptible dans de nombreux discours visant à légitimer l’action, et parfois le monopole, d’une institution, d’une association ou d’un organisme sur un territoire d’intervention précis. Les animateurs de l’UFFEJ (l’Union Française du Film pour l’Enfance et la Jeunesse) décrient le terme de « médiation culturelle » pour sa dimension consensuelle, sa définition vague et ses sonorités trop à la mode ; ils en déduisent une attitude extrêmement critique à l’égard de toutes les pratiques qui en portent le nom, suspectes selon eux de s’employer à faire de la « communication », loin du projet éducatif dans lequel ils s’inscrivent. Les animateurs et les stagiaires des CEMÉA décrivent avec ironie les débats et certaines formes de médiation proposés par le Festival d’Avignon, taxé d’être trop élitiste. Un chargé d’action éducative dans le cinéma critique avec sévérité les attitudes selon lui trop désinvoltes des travailleurs sociaux et des animateurs

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socioculturels avec lesquels il est contraint de travailler. Entre le monde enseignant et le milieu culturel s’est développée une longue histoire d’interactions conflictuelles pour la définition des rôles et des territoires d’action de chacun. Le poids de ces histoires concurrentielles pèse parfois à un niveau individuel, sur certains chargés de médiation, et crée des sentiments de manque, de frustration ou de dépit – comme chez cet animateur des CEMÉA qui exprimait avec beaucoup d’amertume ses regrets de ne pas avoir les « diplômes conformes au milieu du théâtre ». Parfois, ces logiques concurrentielles sont traduites dans les termes d’une hiérarchie sociale extrêmement forte, au sommet de laquelle se trouveraient les institutions culturelles les plus prestigieuses ; cette perspective légitimiste pousse certains acteurs, comme une enseignante et un animateur rencontrés sur le terrain, à développer des actions en marge ou en opposition à leur milieu d’origine, espérant par là rejoindre le milieu culturel et s’inscrire dans une trajectoire perçue comme ascendante.

Mais la distinction de ces territoires d’action peut également présider à des rencontres heureuses, recherchées et vécues en des termes positifs. Un intervenant en cinéma, monteur professionnel habitué à faire des interventions dans le milieu de l’animation socioculturelle par ailleurs, me disait être heureux de venir de temps en temps à la cinémathèque, « un monde à part », « déconnecté », qui lui permettait néanmoins de se « ressourcer », « un peu comme à la fac ». Nous avons déjà évoqué ce que les pratiques de médiation dans les institutions culturelles devaient aux réflexions développées par les mouvements d’éducation populaire. L’abandon des clivages qui séparaient ces deux mondes, et l’émergence de projets réunissant des acteurs issus de ces deux secteurs – comme un stage de théâtre autour des expériences de spectateurs, proposé conjointement par le théâtre de la Colline et les CEMÉA – signent le rapprochement effectif de ces territoires distincts des activités de médiation. La multiplication des dispositifs d’éducation artistique autour de projets de « partenariat » associant les établissements scolaires aux institutions culturelles se déroule, la plupart du temps, sous des auspices pacifiés et laisse entrevoir l’apparition d’une véritable communauté de vues et de pratiques sur ces questions. Certains médiateurs déclarent reconnaître un certain nombre d’affinités entre leurs activités et le travail social. Olivier, chargé du public du champ social au sein du service de médiation de la Villette, se pensait comme le double complémentaire d’une animatrice qui travaillait dans une structure de réinsertion : si elle ne concevait pas l’action sociale sans l’action culturelle,

195 Olivier était convaincu que la richesse d’une institution culturelle dépendait en partie de la diversité sociale de son public.

Si les perspectives de réunion de ces différents secteurs, selon des logiques de complémentarité, se multiplient, elles n’ont pas été sans poser un certain nombre de problèmes au développement de notre recherche et de notre questionnement. Comme la conjonction de ces différentes logiques d’actions et des problématiques propres à chaque champ est loin d’être achevée, sinon très ponctuellement, les activités et les dispositifs de médiation culturelle que nous pouvons observer apparaissent comme le produit hybride des interactions entre ces différents champs. Si l’on peut, à l’échelle individuelle, démêler les affiliations d’un médiateur et reconnaître les origines sociales de sa formation, il est parfois plus délicat de comprendre, dans un dispositif ou dans une action, ce qui relève d’une innovation sectorielle, d’une longue habitude, d’une interaction conflictuelle ou d’un échange fructueux avec un acteur étranger à ce secteur. Puisque les activités de médiation culturelle tendent précisément à fondre les divergences idéologiques dans des projets concrets et des principes simples – par exemple, dans le secteur scolaire, favoriser les projets d’éducation artistique –, il n’est pas certain qu’il soit nécessaire de se livrer de façon systématique à un exercice complexe de généalogie sociale pour comprendre « ce que font » (selon les termes de la sociologie pragmatique) les dispositifs de médiation culturelle. Pour autant, cet exercice peut s’avérer riche d’enseignements, et permettre notamment de comprendre l’enchevêtrement parfois confus et contradictoire des pratiques et des discours. Il conviendra donc, si l’on veut établir la grammaire d’action d’un champ d’activités professionnelles multiples, de ménager l’une et l’autre de ces dimensions et de faire aussi bien apparaître les tendances à l’homogénéisation que la permanence des héritages et des velléités distinctives.

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Conclusion : la construction d’un champ d’activités