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Conclusion : la construction d’un champ d’activités professionnelles autour du projet de démocratisation

Les contours de la « médiation culturelle », comme champ d’activités professionnelles, se laissent malaisément définir. Ces contours incertains rendent toute proposition d’analyse de la construction de ce champ d’activités particulièrement précautionneuse, potentiellement suspecte d’étendre illégitimement la portée de ses observations à des objets non représentatifs, marginaux ou dont la position semble mal établie. Pour appréhender ce champ dans son ensemble, nous avons choisi d’explorer trois dimensions problématiques du processus de construction de l’activité, comme trois ensembles de questions qui, pour demeurer ouvertes et partiellement irrésolues au terme de ce parcours, nous renseignent sur certaines propriétés de ce champ.

La définition du mot « médiation » et de certaines de ces acceptions éclairent en partie l’expansion de ses usages dans différents secteurs de l’action publique à partir des années 1970 : il désigne un intermédiaire, un tiers qui intervient pour résoudre un conflit ou rétablir une relation. Beaucoup d’observateurs ont souligné que l’usage du terme médiation pouvait alors connoter la représentation de l’espace social dans lequel il intervient (en l’associant à l’image d’un conflit qui doit être résolu) et ne manquait pas de désigner l’ambivalence de cette intervention (un tiers dont la présence sort renforcée de son intervention).

Dans le champ culturel, et plus exactement dans certaines institutions (muséales dans un premier temps), le mot médiation est venu désigner dans le courant des années 1980 des activités menées au « contact du public », principalement liées à l’accueil et à l’encadrement des visites. Dans ce contexte, la « médiation culturelle » est apparue comme le nouveau nom donné à l’action culturelle – c'est-à-dire comme un moyen de contribuer à un projet de démocratisation de la culture qui ne présupposerait pas, contrairement à sa déclinaison malrucienne, que l’effet artistique devrait « s’imposer comme le premier moteur non mû qui fait la divinité du dieu d’Aristote »423. L’extension et le développement des dispositifs de médiation dans différents secteurs du champ culturel se sont effectués au moment où la thèse de l’échec des politiques de démocratisation de la culture, passées au crible d’une série de constats critiques à la fin des années 1980, commençaient à avoir un certain succès, y compris auprès des

197 médiateurs culturels. Ceux-ci tendent à entretenir un rapport complexe, et parfois ambivalent au projet de démocratisation, entre le renoncement désenchanté à l’ensemble des dimensions de ce projet, tenu pour une utopie irréalisable, et des velléités à se réapproprier certains des termes de sa définition, tenue pour le cadre normatif de construction de l’activité. Par bien des aspects (contribution à l’amélioration du cadre de compréhension et de réception des œuvres, promotion et élaboration des dispositifs d’éducation artistique à l’école, rapprochement avec les pratiques de l’éducation populaire et du secteur social), la médiation culturelle s’inscrit dans la droite ligne de l’histoire des reconfigurations pratiques du projet de démocratisation de la culture. Par l’incomplétude du travail d’exploration des différentes dimensions de ce projet cependant (perceptible entre autres dans l’inconstance de l’attention portée aux propriétés sociales du public, et dans le poids de l’héritage idéologique du modèle « d’acheminement des œuvres au plus près de leur public »424 etc.), les dispositifs de médiation culturelle apparaissent moins comme des déclinaisons contemporaines des actions de démocratisations de la culture que comme les héritiers indirects des différentes reconfigurations historiques de ce projet.

Les dynamiques professionnelles à l’œuvre dans le champ de la médiation culturelle sont complexes. Selon les lieux observés et les critères choisis pour définir un mouvement de professionnalisation, ces mouvements apparaissent comme inégalement répartis, et inégalement engagés dans ce champ d’activités professionnelles. Si des formes de réflexions collectives et organisées commencent à émerger – pour parer entre autres aux problèmes de définitions des activités –, elles ne parviennent pas à dépasser l’hétérogénéité des cadres d’emploi et des trajectoires d’insertion – ou d’exclusion – dans la carrière. Autour d’un agrégat flou et d’un mouvement de professionnalisation à peine entamé, les médiateurs culturels peuvent être néanmoins appréhendé comme un groupe professionnel en cours de constitution.

Les actions de médiation culturelle se déploient principalement dans un champ structuré par l’action publique en matière d’art et de culture, mais on les voit également se développer dans le monde scolaire, dans les milieux associatifs liés ou apparentés aux mouvements d’éducation populaire, ainsi que dans le secteur du travail social. La coexistence de ces différents champs a longtemps laissé des formes d’actions culturelles se développer selon des directions parallèles, parfois proches, parfois perçues par les

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acteurs qui les empruntaient comme très éloignées les unes des autres. Si les problématiques héritées de ces parallélismes sont loin d’avoir disparues (logique concurrentielles, distinctives, y compris dans des formes d’action collaboratives), le développement des dispositifs de médiation se fonde en partie sur l’effacement progressif, et sans doute encore à faire, de certains de ces clivages historiques.

Cet ensemble de conclusions nous amène à formuler quelques remarques sur la construction de la médiation culturelle comme activité professionnelle au sein du champ des politiques publiques de la culture.

Une première remarque porte sur le caractère historiquement situé des acceptions tant théoriques que pratiques qu’ont pris les syntagmes « médiation » et « médiateurs culturels »425. Devant la pluralité supposée de ces acceptions, et le soupçon de négligence qui pèse sur l’usage de ces mots trop flous, et sur l’ambition trop facilement pacificatrice qu’ils semblent porter, il convient de rappeler que le sens de la « médiation culturelle » est contextuel, circonscrit par un domaine (celui des politiques publiques de la culture), et un temps (celui des évolutions amorcées dans ce champ à partir du milieu des années 1980). Les développements actuels et futurs de la médiation culturelle n’ont de sens que rapporté à cette histoire. Surtout, il faut rappeler que l’histoire dans laquelle s’inscrit l’élaboration des dispositifs de médiation culturelle est courte : elle se rapporte plus ou moins à celui du projet de démocratisation de la culture, dont les origines peuvent être rapportées aux Lumières ou aux propositions éphémères mais significatives du Front Populaire, mais qui s’est véritablement affirmé comme un élément central dans le développement des politiques culturelles à partir de 1959. En ce sens la « médiation culturelle » désigne un ensemble d’activités professionnelles jeunes aussi bien qu’hétéroclites et c’est sans doute à tort, pris par « l’extravagance du présent »426, qu’on insiste bien plus souvent sur la seconde de ces caractéristiques plutôt que sur la première. Les activités de médiation sont jeunes, non pas seulement parce que

425 Jean Claude Passeron a longuement analysé la nécessité pour le raisonnement sociologique de

pratiquer un exercice d’équilibrisme entre raisonnement expérimental et raisonnement historique. « Le raisonnement sociologique a donc sans cesse besoin pour échapper à l’illusion expérimentaliste qui le priverait de son objet de se sentir “rappelé” à l’ordre de la contextualisation historique (...) L’historicité de l’objet est le principe de réalité de la sociologie », PASSERON Jean-Claude, Le Raisonnement

sociologique, op. cit. « Histoire et sociologie », pp. 123-168, p. 166.

426 Fernand Braudel à Pierre Bourdieu lors de la présentation de leurs livres respectifs (Civilisation

matérielle, économie et capitalisme, XVème-XVIIIème siècle pour Fernand Braudel et La Distinction pour

Pierre Bourdieu) sur le plateau de l’émission « Apostrophes », le 21 décembre 1979. Fernand Braudel regrettait que le travail de Pierre Bourdieu se laisse envahir par « l’extravagance du présent ».

199 le mot « médiation » a émergé il y a une vingtaine d’années dans le champ des politiques culturelles, mais également parce que les pratiques que cette appellation désigne, et qui pourraient être bien plus anciennes que le nom qu’on leur prête aujourd’hui, n’ont au plus que quelques décennies. Ce rappel historique ne doit pas servir trop vite à plaider pour l’adoption d’une perspective indulgente sur les réussites et les échecs possibles de ces actions (bien que sur les questions liées au projet de démocratisation, les polémiques sont souvent initiées par des perspectives ou des préjugés faiblement historicistes) : il nous invite simplement, mais c’est déjà beaucoup, à prendre en compte les procédures – toujours historiquement situées – de qualifications pratiques des mots les plus flous.

A cet égard d’ailleurs, la médiation culturelle n’apparaît pas comme un champ si varié et si flou qu’on n’en puisse décrire les dynamiques ni dessiner une partie de ses contours. Si le mot est suspect, les pratiques que la « médiation culturelle » tend à désigner dans le champ culturel sont moins dissemblables qu’on ne l’avait imaginé, et puisent à des traditions pratiques et idéologiques moins éloignées que ne le laissent penser les clivages institutionnels427. Si la circonscription du champ de signification du

mot est complexe – moins pour ses acceptions littérales que pour les images et les connotations qu’il véhicule –, ses qualifications sur le terrain, dans des secteurs aussi variés que celui des institutions culturelles, de l’éducation populaire, de l’école ou du travail social, convergent vers l’attribution d’un certain nombre de principes et de propriétés aux actions qu’il désigne428. S’il est difficile de cerner les mouvements de

427 De la même façon que l’éducation populaire tend aujourd’hui à connaître des emplois lâches et larges,

qui n’ont pas besoin du mot pour reconnaître des pratiques qui se ressemblent, dans leurs principes et leurs missions. « Si l’éducation populaire se définissait à partir de ses pratiques, on constaterait que celles-ci ont toujours cours mais qu’elles sont le plus souvent développées à partir d’associations qui ne se réclament pas de l’éducation populaire. Aujourd’hui le soutien scolaire, les boutiques de droit, l’alphabétisation, les universités populaires nouvelles manières, sont l’apanage d’association qui, pour la plupart, ne sont pas dans la tradition de l’éducation populaire. Par contre, pour accomplir les missions d’insertion sociale et économique dans le cadre des différents “dispositifs” mis en place depuis une dizaine d’années, les associations d’éducation populaire sont souvent en bonne place, sur le terrain en concurrence avec d’autres institutions éducatives », POUJOL Geneviève, Guide de l’animateur socio-

culturel, p. 156.

428 Comme le reconnaissaientt Bernadette Dufrêne et Michèle Gellereau, attestant d’un double

mouvement de professionnalisation, et de rapprochement entre différent secteurs de l’action publique, présidant à l’émergence des activités de médiation : « Héritier des traditions de l’action culturelle, le terme de « médiateur » témoigne de l’élargissement du champ de l’action culturelle. Il marque surtout, que ce soit en tant qu’emploi-jeune ou responsable de service, le développement de la professionnalisation de la médiation et de l’ingénierie culturelle, du travail des associations de quartiers, œuvrant parfois dans des domaines encore peu reconnus et légitimés comme par exemple les nouvelles cultures urbaines, notamment dans le cadre des politiques de la Ville ». DUFRENE Bernadette, GELLEREAU Michèle, « Qui sont les médiateurs culturels ? Statuts, rôles et constructions d’images »