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Du mot au concept, la colonisation grecque en débat

Nous avons déjà eu l’occasion de voir qu’en matière de colonisation grecque, le modèle qui prévalait au milieu du XXe siècle était intimement lié aux expériences coloniales européennes. Dans les marges coloniales de la civilisation grecque, l’attention était toujours portée aux colons eux-mêmes, que ce soit pour en dénoncer l’abâtardissement culturel au contact des indigènes ou au contraire en exalter, à l’instar d’un Dunbabin, le souci constant de préserver leur pureté hellénique. À partir des années 1960, les décolonisations successives des pays d’Afrique et d’Asie, le développement du paradigme marxiste et l’émergence d’une

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recherche provenant des pays anciennement colonisés comme l’Inde vont considérablement modifier cette approche.

1. De la décolonisation au tournant postcolonial

C’est d’abord à un changement d’objet qu’invitent ces nouvelles conceptions. L’indigène devient réellement digne d’intérêt et l’on porte une attention particulière aux rapports de domination qui fondent la relation coloniale. Dans un contexte mondial marqué par les guerres d’Algérie et du Vietnam, et sous l’influence du paradigme marxiste, on souligne alors les mécanismes de domination, la création d’un rapport de force ou encore les stratégies de résistances mises en œuvre par les populations non grecques. Sous l’effet des cultural studies développées par le Britannique Edward Palmer Thompson (1924-1993), les historiens revendiquent le souci d’élaborer une « histoire par le bas », davantage centrée sur les processus et les acteurs les plus humbles, accordant une place accrue aux sources non littéraires. Aux côtés des problématiques centrées sur l’économie106, les thématiques culturelles commencent à connaître un certain essor et c’est autour des notions d’acculturation et d’hellénisation que la recherche poursuit sa réflexion. Cette inflexion dans la prise en compte des autochtones est d’ailleurs aisément mesurable dans l’intitulé des grands colloques internationaux. Ainsi, alors qu’en 1963, le VIIIe Congrès international d’archéologie classique de Paris traitait, de manière assez unilatérale, du Rayonnement des civilisations

grecque et romaine sur les cultures périphériques, c’est à une approche plus complexe que

nous invite, onze ans plus tard , le VIe Congrès de la Fédération internationale d’études classiques de Madrid à travers le thème retenu, Assimilation et résistance à la culture gréco-

romaine dans le monde ancien.

Les comparaisons avec des processus coloniaux ultérieurs, particulièrement ceux ayant touché le continent américain, fournissent également de précieux outils théoriques pour la conceptualisation du phénomène colonial grecque. Ainsi, au colloque de Tarente de 1967, consacré à « la cité et son territoire », Moses Finley (1912-1986) peut réinvestir le concept de « frontier » développé à l’extrême fin du XIXe siècle par l’historien américain Frederic Jackson Turner (1861-1932). Afin d’étudier le nouveau monde créé par les établissements

106

Voir les travaux de Michel Gras sur les trafics tyrrhéniens à l’époque archaïque ou ceux de Jean Paul Morel sur le réseau phocéen par exemple.

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coloniaux des Grecs, il se place alors dans la perspective d’une « frontier history », rejoint d’ailleurs en cela par un autre immense historien, Ettore Lepore107

(1924-1990). De la même manière, deux ouvrages qui dépasse largement le cadre de l’histoire ancienne - La Vision des

Vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole (1530-1570) de Nathan Wechtel

et Ellos son como niños. Histoire et acculturation dans le Mexique et l’Italie méridionale

avant la romanisation d’Agnès Rouveret et Serge Gruzinsky – obtiennent très vite un

important rayonnement dans notre champ d’étude en raison des intuitions et des raisonnements qu’ils développent à propos de la colonisation d’époque moderne. Cette ouverture aux autres périodes et aux autres disciplines telles l’anthropologie n’est d’ailleurs pas sans effet sur les problématiques identitaires.

Deux grandes inflexions historiographiques viennent compléter ce tableau à la fin des années 1970. D’une part, les Subaltern Studies, essentiellement portées par des chercheurs indiens, vont radicaliser l’exigence d’une « histoire par le bas », élargissant le spectre des acteurs envisagés à des catégories jusque-là imparfaitement étudiés comme l’ethnie, le genre ou les groupes marginaux. D’autre part, les études postcoloniales, élaborées dans le sillage des travaux d’Edward Saïd (1935-2003) et d’Homi Bhabha, vont pousser les historiens a davantage questionner les présupposés qui entourent leur réflexion et à déconstruire idéologiquement les catégories d’analyse auxquelles ils ont recourt. Ainsi, Homi Bhabha impose l’idée que les identités culturelles « ne se développent pas dans l’espace binaire d’un

face-à-face entre totalités symboliques qu’on pourrait décrire “à l’état pur”, mais dans ce qu’il appelle le “troisième espace d’énonciation”, celui de l’hybridité intrinsèque des cultures108 ». Aux débuts des années 1980, ces acquis vont conduire à une approche plus contrastée des rapports entre Grecs et indigènes, avec la publication de travaux s’efforçant de retranscrire la complexité des situations coloniales tout en nuançant très fortement le concept d’hellénisation. On quitte alors le schéma d’une influence culturelle unilatérale des Grecs sur les non-Grecs au profit d’une conception multilatérale où les influences sont l’œuvre d’un processus dialectique109.

107

Lepore 1973, 15-43. Voir aussi plus largement Finley & Lepore 2000

108 Pouchepadass 2010, 641. 109

En effet, l’influence culturelle potentielle n’était envisagée que d’un seul côté, celui des Grecs, même lorsqu’il s’agissait d’étudier les réactions et résistances à l’hellénisation, laissant donc intact l’axiome éminemment idéologique supposant la supériorité des Grecs. Voir notamment Will 1998, 773-794.

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2. La critique du lexique de la colonisation

En ce qui concerne la colonisation proprement dite, Moses Finley, dès 1976, s’attaquait à la terminologie employée afin de dénoncer toute la confusion dont elle pouvait être la source110. En partant du vocabulaire issu des colonisations modernes – « comptoir », « colonie d’exploitation », « colonie de peuplement » ou encore « colonie de plantation » - il pointe les risques d’assimilation avec d’autres périodes et les biais conceptuels qu’un tel usage est susceptible d’entrainer. Cet écueil remonterait à la traduction de l’œuvre de Thucydide par le philologue et humaniste Lorenzo Valla (1407-1457) dès le XVe siècle. En effet, ce dernier traduit le grec apoikia par le terme latin colonia, un dérivé du terme colere – c’est-à-dire « cultiver » - et tout droit hérité des conceptions romaines111. Or, on le sait, les mouvements de fondation helléniques du VIIe et la colonisation romaine ont fort peu en commun. Alors que la terminologie latine insiste sur le caractère agraire du phénomène et la relation de dépendance que les nouveaux établissements conservent à l’endroit de l’Urbs, le vocable grec renvoie lui à la séparation, au détachement (apo112) du foyer (oikos), soulignant par là toute l’autonomie dont disposent ces nouvelles communautés. Cette distinction qui s’opère autant avec l’époque romaine qu’avec la colonisation contemporaine, est au cœur du propos de Finley qui nous alerte donc sur les risques d’anachronisme.

Près de dix ans plus tard, Michel Casevitz prolongeait la réflexion dans son étude lexicologique intitulée Le Vocabulaire de la colonisation en grec ancien. En effet, à l’issue d’une analyse rigoureuse, il démontrait que loin d’être contemporain des premiers établissements coloniaux, le vocabulaire dérivé du verbe apoikein ne parvenait à s’imposer qu’à l’époque classique. À l’inverse, dans les épopées homériques comme durant toute l’époque archaïque, ce sont les dérivés du verbe ktizein – fonder – qui était utilisé, renvoyant essentiellement à la prise de possession territoriale tout en demeurant absolument neutre sur un lien éventuel, ne serait-ce que symbolique, avec une quelconque métropole113. Ces critiques, enrichies au fil des années par de nombreux travaux114, n’ont cependant pas permis l’éclosion d’une alternative lexicale crédible dotée d’un réel potentiel heuristique.

110 Finley 1976, 171. Sur la conception de la colonisation grecque chez Finley, voir D’Ercole 2014, 83-95. 111 Casevitz 1985, 10 n.1. Voir aussi D’Ercole 2012, 17 et Delamard 2007b, 252.

112

Littéralement, « en venant de ».

113 À côté des verbes apoikein et ktizein, mentionnons également les verbes oikizein et oikein qui renvoient plus

généralement au fait de fonder ou d’habiter une cité.

114

Pour un panorama historiographique plus complet, voir Tsetskhladze & Hargrave 2011, 161-182 et Sommer 2011, 183-193. On peut consulter avec profit l’ensemble du dossier publié dans le numéro 10 d’Ancient West

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La quête d’alternative a donné lieu à des tentatives plus ou moins convaincantes, et des termes revendiqués comme plus neutres telles « fondation », « mobilité » ou plus récemment « diaspora115 » ont été avancés pour se substituer totalement ou partiellement au champ lexical de la colonisation. Ainsi, Lauriane Martinez-Sève pouvait-elle conclure le colloque organisé en 2012 à Lille par la Société des Professeurs d’Histoire Ancienne de l’Université en affirmant qu’il semblait « préférable de renoncer à englober ces différents phénomènes sous

le seul terme de “colonisation” », ajoutant que « c’est principalement pour cette raison que son emploi est contestable, moins parce qu’il est historiquement connoté116 ». De même, Roland Étienne dans l’introduction de La Méditerranée au VIIe siècle affirme qu’il est temps

de « décoloniser le vocabulaire » et propose de remplacer colonisation par le « terme neutre » de diaspora117. Cependant, il est loin d’être certain que ce terme soit plus neutre et moins historiquement connoté que le vocabulaire précédent.

Le mot « diaspora » est utilisé, pour la première fois, dans les traductions grecques de la Septante et reste prioritairement attaché, même à l’époque contemporaine, à la dispersion des communautés juives. Comme le montrent Arianna Esposito et Airton Pollini, le terme est associé à un fort sentiment d’appartenance, souvent dans un contexte religieux, « mais surtout

à la possibilité d’un retour aux terres d’origine118

». Si l’on s’attache au sens étroit des mots et à leur contexte d’émergence, le terme « diaspora » ne pose pas moins de difficultés idéologiques que celui de « colonisation ». Bien plus, même lorsqu’il est élargi à d’autres phénomènes contemporains, le terme « diaspora » désigne une réalité où les groupes qui se réfèrent à une origine commune extérieure constituent une minorité politique dans le lieu qu’ils occupent. Face au groupe dominant, qui revendique son ancrage dans la terre locale, le groupe minoritaire entend donc affirmer sa légitimité et renforcer un sentiment d’appartenance mutuel en exaltant un lien symbolique et identitaire avec une autre terre. Or, cette situation ne concorde pas avec celle des contingents venus peupler les cités coloniales de Sicile ou d’Italie durant l’époque archaïque. D’une part, en intégrant leur nouvelle cité, les colons perdaient leur ancienne citoyenneté. D’autre part, si les colons n’étaient pas

and East où ont écrit, outre les trois auteurs cités plus haut, quelques-uns des plus grands spécialistes de la

question, de David Ridgway à John Boardman en passant par Emmanuelle Greco. Voir également Dommelen 1998 et plus récemment Donnellan, Nizzo et Burgers 2016b.

115

Pour un passage en revue des alternatives aux dérivés du lexique colonial, voir Osborne 2016, 21-26.

116 « Les diasporas grecques du VIIIe

au IIIe siècle avant J.-C. », voir Martinez-Sève 2012, 393-396. Ce colloque

s’inscrit dans un contexte où la question est portée au programme des concours du CAPES et de l’Agrégation d’Histoire.

117

Étienne 2010, 3-21.

118

Pollini et Esposito 2018b, 109. Pour une critique plus complète du terme « diaspora » et de sa prétendue neutralité, voir Pollini et Esposito 2018b, 107-110.

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nécessairement toujours en position de force vis-à-vis des autochtones, il serait encore plus faux de les envisager comme une minorité politique.

Voilà pourquoi, le champ lexical de la colonisation compte encore, à l’inverse, de nombreux thuriféraires. Ainsi, dans l’une de ses contributions les plus récentes, Irad Malkin en démontre toute la pertinence119. Après quelques remarques sur le décalage inhérent à la recherche historique entre le vocabulaire utilisé par l’historien et l’objet étudié, il passe en revue les différentes alternatives apparues dans le champ conceptuel tel « settlement » - « a

nicely neutral term120 » - ou encore « mobility », pour en souligner les limites heuristiques. Il poursuit sa réflexion par une mise en lumière du Zeitgeist, cet esprit des temps qui conditionne autant la pensée d’un Dunbabin que la nôtre, et nous invite à plus de réflexivité afin d’en saisir les principaux axes et ne pas être entièrement conditionné par lui. Il conclut enfin son propos en rendant aux mots leur juste place, celle d’outil, d’opérateur, dont la justesse vient davantage de la définition qu’on leur assigne que d’une valeur intrinsèque121 :

« In my view we need to stop worrying about the term “colonisation”, and concentrate

rather on what we mean by it. “Colonisation” is a conventional marker, no more, yet it has more relative proximity to the phenomenon than other terms122 ».

Bien que n’ayant que partiellement vaincu le mot, la recherche s’est ensuite attaquée à l’idée et du monde anglo-saxon est venue la déconstruction du concept même de colonisation grecque.

3. L’apparition d’un « Great Divide » au tournant du siècle

1998 est, à bien des égards, une année décisive pour ce tournant historiographique. L’offensive est d’abord venue des travaux de Franco de Angelis qui, consacrant un article à l’œuvre fondatrice de Thomas James Dunbabin123

, en pointa méthodiquement tous les présupposés idéologiques liés à la propre expérience coloniale du chercheur australien. Cette même année, Robin Osborne publie « Early Greek Colonization ? The nature of Greek

119 Malkin 2016, 27-50. 120

Ibid., 29.

121 On peut trouver une réflexion similaire chez D’Ercole 2012, 20 qui établit une analogie entre « colonisation »

et un terme comme « démocratie ».

122

Malkin 2016, 31.

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settlement in the West », un article dans lequel il entreprend de déconstruire la colonisation

grecque telle qu’on se la figure alors. Il débute sa réflexion par une critique assez commune du lexique employé124 et des conceptions faisant de la colonisation un phénomène homogène. En insistant sur la diversité des situations, il franchit un cap et parvient à la conclusion que ce que l’on nomme « colonisation » ne peut qu’être une réalité de l’époque classique, projetée par les Grecs d’alors, puis par les historiens contemporains, sur un passé mythifié. Écartant au préalable les sources littéraires dans une perspective hypercritique, il fait des trois décrets d’époque classique qu’il étudie ; le décret de fondation d’une colonie des Isséens à Corcyre la Noire125 et les deux décrets de fondation des colonies athéniennes à Bréa126 et en Adriatique127 ; les paradigmes ayant servi à façonner la conception coloniale traditionnelle. À l’inverse, Robin Osborne s’attaque à deux exemples particulièrement documentés de fondation à haute époque pour en retirer tout potentiel colonial. Il s’occupe tout d’abord du site de Pithécusses, premier établissement eubéen en Occident, dont il fait le résultat d’initiatives individuelles et privées en s’appuyant sur la dimension composite du peuplement et son ampleur démographique supposée. Il poursuit en envisageant la cité de Mégara Hyblaea dont le plan urbain est attesté dès les premières implantations de colons. On l’a évoqué, ce plan urbain est particulièrement bien connu grâce aux recherches menées depuis 1949 par François Villard et Georges Vallet, reprises dans les années 2000 par Henri Tréziny et Michel Gras. Or, sans nier l’existence d’un tel plan, avec un espace public délimité dès le VIIIe siècle et volontairement laissé vacant jusqu’à qu’il accueille l’agora de la cité au siècle suivant, R. Osborne en atténue singulièrement la portée128.

Dans une perspective analogue, Peter van Dommelen129 argue qu’il n’y a aucun caractère urbain dans les premiers établissements grecs d’Occident. Pour lui, les traces d’organisation spatiale retrouvées sur un site comme Mégara Hyblaea relèvent d’un mode d’implantation locale qui s’explique avant tout par le regroupement de colons-paysans, chacun doté d’un lot de terre. On ne pourrait dès lors parler de cité et d’urbanisation qu’avec l’apparition, au siècle suivant, d’une certaine monumentalité dans l’espace public. Bien plus, s’appuyant sur ses recherches en contexte punique et sarde, il affirme que cette urbanisation n’est en rien l’apanage de la sphère coloniale, mais s’inscrit d’abord dans un contexte local et régional. Ce

124 De même, dans Osborne 2016, 21, il qualifie l’emploi des termes « colonies » et « colonisation » pour

l’époque archaïque d’aussi « insatisfaisants méthodologiquement » que facteurs « d’incompréhension historique ». 125 SIG 141. 126 ML. 49, 4-42. 127 IG ii² 1629. 128 Osborne 1998, 260. 129 Dommelen 2005, 143-168.

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faisant, il s’emploie à minimiser au maximum l’impact des fondations grecques sur les populations autochtones de la région. La conception coloniale traditionnelle serait donc ethno- centrée et résolument anachronique, car c’est bien l’absence potentielle d’encadrement politique, de la part d’une cité ou d’un état, des premiers contingents, qui fonde ce type d’argumentation, quitte à écarter toutes les attestations d’un tel encadrement, au motif que les sources ne nous permettraient pas de remonter avant le début du Ve siècle. Pour Robin Osborne, les historiens doivent « se débarrasser du spectre de la surpopulation, du manque

de terre et d’une politique commerciale dirigée par les États130

». Ces premiers établissements seraient alors le fruit de migrations spontanées, relevant d’initiatives individuelles qui ne diffèrent pas sensiblement par leur nature des formes de mobilités plus anciennes qui ont touché le bassin égéen131. On mesure bien ici que le zeitgeist n’épargne pas la recherche contemporaine et Robin Osborne intègre pleinement le cadre conceptuel du néolibéralisme, mobilisant des individus auto-entrepreneurs d’eux-mêmes. Pour illustrer cette thèse, Maria Cecilia D’Ercole rappelle les nombreuses attestations de migrations dans le corpus homérique, à l’instar des Phéaciens qui quittent Hypéria132

pour s’installer dans l’île de Schérie, ou encore dans le récit d’Hésiode133

.

Le fait de replacer la colonisation archaïque dans le cadre plus large des mobilités anciennes trouve un écho deux ans plus tard dans l’œuvre de Peregrine Horden et Nicholas Purcell, The Corrupting Sea. A Study of Mediterranean History. En effet, ceux-ci dressent le tableau sur le temps long d’une mer Méditerranée parcellaire, divisée en une myriade de « microrégions » fort diverse, comme la Beqaa, Mélos, l’Étrurie méridionale ou encore la Cyrénaïque, mais caractérisée avant tout par sa « connectivity ». Dans cette perspective, on peut aisément relier ces « microrégions » entre elles par de petits voyages répétés suivant la technique du cabotage et la combinaison de facteurs écologiques et humains produit intrinsèquement, pour ainsi dire, de la mobilité. Dès lors, on ne peut comprendre chacune de ces entités sans les remettre en contexte dans leur réseau régional ou même global, c’est-à- dire l’ensemble de la Mer Méditerranée. Dans cette description « resolutely anti-

historicist134 », la colonisation n’est plus qu’une des formes de la mobilité ancienne135 qui se

130

Ibid., 268, cité par Mariaud 2013, 7.

131

Osborne 2016, 24, « I see no ancient justification for the language of colonisation and every reason for treating no Ionian migration as colonization but so-called “Archaic colonization” as migration ».

132 Hom. Od. VI, 4-10. 133

D’Ercole 2012, 18.

134 Horden & Purcell 2005, 374.

135 Étienne 2016, 91 écrit à leur propos, « Je ne crois pas forcer leur pensée en disant que du contact ou de

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déploie dans un espace méditerranéen connecté. Ainsi que l’écrivent Peregrine Horden et Nicholas Purcell, « The Mediterranean colony is a direct manifestation of the maritime

koine136 ».

S’inscrivant dans la même perspective, marquée par la globalisation et le postmodernisme, Ian Morris pointe cependant les travers de cette approche trop atemporelle qui fait de la Méditerranée un ensemble statique. Pour contourner cet écueil, il propose, dans un article de 2005137, le concept de « méditerranéanisation » entendu comme un processus d’intégration dynamique dans l’espace méditerranéen. Toujours est-il que le sillon tracé par Robin Osborne a largement essaimé depuis, dans la recherche anglo-saxonne à l’image des travaux de Douwe Yntema par exemple, mais aussi plus timidement en France, avec ceux de Roland Étienne138.

Toutefois, les tenants de l’approche dite traditionnelle demeurent majoritaires, au moins en Europe, et encore de nos jours, c’est un débat passionné qui déchire la communauté universitaire ainsi que l’atteste le récent colloque, Contextualising early Greek colonisation :