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De l’établissement à la fondation

II. Les Grecs ont-ils colonisé la Sicile ?

3. De l’établissement à la fondation

1. Un devenir incertain. Écarts chronologiques et tentatives avortées

S’il existe aujourd’hui un profond désaccord entre deux visions antagoniques du phénomène colonial, il est peut-être possible de dépasser ce « Great Divide766 » en accordant toute sa place aux écarts chronologiques. En effet, dans la plupart des cas, il s’écoule souvent quelques années, voire davantage, entre l’installation des premiers hellénophones et l’établissement d’une apoikia à proprement parler. Outre les différences induites par un choix bien particulier de sites, ces écarts chronologiques pourraient-ils être à l’origine des deux manières actuelles d’envisager le phénomène colonial ? L’approche révisionniste anglo- saxonne se concentrerait ainsi sur les premiers temps de l’installation, voire les errements

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Saltini-Semerari 2016b, 83-84 développe ainsi trois restitutions possibles d’interactions matrimoniales entre colons et communautés indigènes en fonction de différents critères politiques et sociaux.

764

Thc. 6,6,2. Esposito et Zurbach 2010, 66.

765

Bérard 2014b, 164.

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initiaux quand le modèle classique s’intéresserait à la fondation officielle de ces établissements, une fois ceux-ci dûment ancrés dans le nouveau territoire et reconnus par le pouvoir politique métropolitain. Quoiqu’il en soit, à rebours du récit assez lisse que la tradition dresse du phénomène colonial, ces écarts chronologiques interdisent toute forme de téléologie, rappelant que le succès d’une apoikia ne va pas de soi767.

Si les sources littéraires se font volontiers l’écho des traditions locales sur les origines de chaque cité, a fortiori lorsque l’auteur en est un ressortissant, à l’image d’Antiochos de Syracuse, il est également possible de retrouver la trace, en filigrane des tentatives d’installation avortées. Hérodote rapporte explicitement le cas des Clazoméniens qui, repoussés par les Thraces, échouèrent à s’implanter une première fois sur le site d’Abdère768

. Pour Maria Cecilia d’Ercole, certaines légendes associant des figures héroïques à des espaces dépourvus d’établissements grecs « pourraient cacher ces revers de la colonisation et les transposer sur le plan mythique769 ». C’est ainsi qu’elle interprète les déboires du héros Diomède en Daunie dans l’Adriatique. Remontant au VIIe siècle, la version la plus ancienne du mythe dépeint le héros comme un conquérant malheureux, finalement élimé par un chef autochtone n’ayant pas respecté sa parole770

.

De même, l’épisode mythologique des Thespiades peut être interprété de manière analogue771. Héraclès, sur la base d’un oracle, envoya ses cinquante fils, accompagnés de volontaires, fonder une colonie en Sardaigne sous la conduite d’Iolaos772. Une fois sur place, ce dernier se comporta véritablement comme un œciste, défrichant les terres à mettre en culture et procédant à la division des terres selon le modèle que l’on retrouve traditionnellement dans les récits de fondation. Cette légende croise d’ailleurs la geste sicilienne de Dédale puisqu’Iolaos fit venir celui-ci dans son apoikia afin de superviser la construction de nouveaux édifices773. Seulement, après le retour d’Iolaos en Grèce, des

767

Un salutaire rappel formulé récemment par Gillian Shepherd, « We cannot know how many initiatives were attempted unsuccessfully : essentially we only hear about the ones that survived, and a short-lived and inevitably insubstantial early settlement is unlikely to have left much by way of a visible footprint », Shepherd 2017, 339. Voir également d’Ercole 2010, 72 sur l’écart qui peut exister entre le projet de fondation et sa réalisation. 768 Hdt. 1,168. 769 D’Ercole 2012b, 33. 770 D’Ercole 2000, 20-22. D’Ercole 2010, 83. 771 D’Ercole 2010, 84-87. 772 Diod., 4,29, 1-3. 773

La geste de Dédale en Sicile croise également d’autres récits de ce type prenant place en Italie du Sud. Ainsi, une tradition rapportée par Hérodote et Antiochos, via Strabon, fait des Crétois les premiers voisins de la cité de Tarente, nouvellement fondée par Phalantos. L’origine de ces derniers remonterait à la venue de Minos en Sicile, poursuivant Dédale après son évasion. Suite à l’échec de l’expédition, et à la mort de Minos, les rescapés de l’armée crétoise auraient fini par échouer sur le littoral des Pouilles, sans possibilité de rentrer en Crète. Dès

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autochtones se mélangèrent aux colons initiaux si bien qu’après plusieurs générations, il n’y eut plus de différences entre colons et indigènes. Adoptant les mœurs de ces derniers, les descendants des premiers colons abandonnèrent ainsi leurs champs pour se réfugier dans les montagnes, vivant dans des cavernes et se nourrissant exclusivement des produits de leurs troupeaux. Cette description rapportée par Diodore de Sicile véhicule bien évidemment, une réflexion très classique sur la barbarie, celui-ci employant d’ailleurs le terme

exebarbarôthesan pour décrire le processus. Cela ne signifie pas, pour autant, qu’il s’agit

entièrement d’une élaboration tardive, reflétant les angoisses identitaires de l’époque classique. Maria Cecilia D’Ercole relie d’ailleurs ce mythe au projet milésien de colonisation de la zone que l’on connaît à l’époque du tyran Histiée de Milet774

.

Cependant, que l’on retienne ce lien ou non, ce type de récit apparaît comme très fortement probable. En effet, à moins de postuler une supériorité inhérente aux hellénophones, il n’y a aucune raison de s’imaginer que toutes les entreprises coloniales ont été d’emblée couronnées de succès. Le tableau dépeint deux à trois siècles plus tard, sur la base des établissements ayant effectivement prospéré depuis, ne peut refléter fidèlement l’ensemble des tentatives opérées au VIIIe

siècle. Au niveau des sources archéologiques, on ne peut identifier que des établissements d’une envergure et d’une longévité certaine. Pourtant, même avec ce critère très restrictif, il apparaît que, certains sites, ayant livrés du matériel du VIIe voire du VIIIe siècle, demeurent encore non identifiés. Ainsi, les sites de

Butera, Monte Bubbonia, Monte Saraceno ou encore Monte San Mauro ont été diversement

interprétés par les archéologues, de la véritable polis grecque à la bourgade indigène hellénisée. Concluant la partie dédiée à ces sites dans An Inventory of Archaic and Classical

Poleis, les auteurs illustrent clairement ces problèmes d’identification : « These sites present a very strong degree of Hellenisation and may possibly have to be identified with Greek colonial foundations whose sites are unknown […] they may also be the sites of Greek cities not mentionned by the written sources, or they may be indigenous communities, or communities of mixed ethnicity775 ».

De fait, à côté de ces sites non identifiés, subsistent des cités dont l’existence est attestée par les sources littéraires sans qu’il soit possible de relier avec certitude à un lieu précis. C’est le cas de cité à l’origine douteuse, à l’image de Maktorion, comme de véritables fondations

lors, ils se seraient installés sur place, vivant auprès des autochtones jusqu’à fusionner avec eux, adoptant même – ou leur transmettant, selon les versions – le nom de Iapyges-Messapien, voir Hdt. 7,170,1-2 et Str. 6,3,2.

774

D’Ercole 2010, 84. Voir également l’interprétation que propose Étienne 2010, 350.

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eubéennes à l’image d’Euboia ou encore Kallipolis, la datation de ces dernières fluctuant entre le dernier tiers du VIIIe et le VIIe siècle776. En outre, il apparaît clair, sur un site comme celui de Géla qu’une phase d’occupation précédant la fondation de l’apoikia est décelable dès la fin du VIIIe siècle777. Cette occupation semble se rattacher au phénomène de colonisation en deux phases, « two stage settlement »778, déjà mis en exergue à propos de Zancle et de Léontinoi. Cela étant, Arianna Esposito rappelle opportunément qu’il serait malavisé d’étendre ce modèle, où l’apoikia succède automatiquement à une « phase précoloniale », à l’ensemble des sites coloniaux tant le rapport de l’un à l’autre n’est pas systématique779

. À rebours de tout raisonnement téléologique, il est possible d’isoler, en élargissant la perspective à l’occupation de l’Italie du Sud, des établissements d’hellénophones qui ne connaissent pas d’évolution similaire vers l’apoikia. Ainsi, l’étude menée par Laurence Mercuri sur les nécropoles du site indigène de Canale Janchina a mis au jour une grande quantité de céramiques, de confection locale, mais de type eubéen, datées des années 730-720 a.C.. Elle en déduit la présence d’artisans eubéens dans la région, voire d’un véritable atelier, dans le cadre d’un emporion780

. Cependant, Canale Janchina ne se transformera jamais en véritable cité eubéenne, probablement en raison de la fondation, 4 km au sud, de la cité de Locres Epizéphyrienne qui modifie le rapport de force dans la région781. De même, toujours sur la base du mobilier céramique étudié, on suppose la présence d’artisans eubéens, dans les environs de Sybaris, sur les sites de Broglio di Trebisacce et Francavilla Marittima782. Sur ce dernier site, un atelier « oenotrio-eubéen » a même été localisé sur le Timpone della Motta783.

C’est encore un atelier de céramique qui a conduit à identifier le site de l’Incoronata, dans la Basilicate voisine, comme un établissement grec de type emporique, par les archéologues italiens qui ont fouillé le site durant la décennie 1990784. Pour Giovanni Stea, l’Incoronata

greca correspondrait même à une véritable colonie dont le développement aurait été stoppé à

la fin du VIIe785. Récemment, Mario Denti a proposé une nouvelle grille d’analyse pour comprendre le site, s’appuyant sur les dernières fouilles de son équipe pour insister sur la

776

Pour Euboia et Kallipolis, voir respectivement Hansen et Nielsen 2004, 191-192 et 202. Sur les fondations ratées en Sicile, voir De Angelis 2016a, n.14, 66.

777 Ibid., 194. 778

Hall 2002, 99.

779 Esposito 2012, 114. 780 Mercuri 2004.

781 Esposito 2018, 142 ; Esposito 2012, 105 ; Hall 2002, 99. 782

Esposito 2012, 108 ; Luppino, Peroni et Vanzetti 2008, 1029-1033 ; Jacobsen, Mittica et Handberg 2008, 203- 222 ; Jacobsen et Handberg 2010, 683-718. 783 Barresi et Kleibrink 2008, 223-237. 784 Castoldi et Orlandini 1992, 21. 785 Stea 1999, 49-71.

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cohabitation entre Oenotres et Grecs et proposer une nouvelle chronologie786. Il n’en demeure pas moins que le développement du site semble brutalement s’arrêter à la fin du VIIe siècle, lorsqu’est fondée, dans la zone, la cité de Métaponte787

.

Il est d’ailleurs remarquable que, contrairement à l’épisode mythologique des Thespiades, ce ne soient pas des questions d’identité ou d’absorption culturelle du voisinage qui font péricliter les sites en question, mais l’installation d’un nouvel établissement concurrent, sur le modèle du transfert de centralité opéré entre Pithécusses et Cumes décrit par Bruno d’Agostino788

. Si dans le cas de la présence eubéenne le long du littoral tunisien, évoquées

supra789, c’est le développement de Carthage qui a fait stopper les navigations, ce sont bien d’autres installations égéennes qui font échouer les établissements eubéens à Canale Janchina ou encore à l’Incoronata.

Étudiant les différents sites d’Italie du Sud, Douwe Yntema a récemment proposé un modèle en trois phases pour rendre compte de l’évolution du peuplement grec dans la région. Ce faisant, il tâche de déconstruire la vision traditionnelle d’un peuplement uniquement envisagé à partir des fondations pérennes et montre que le développement des premiers établissements est un processus graduel.

D’abord, une première phase s’étend de la fin du IXe

siècle au début du VIIIe siècle790. Elle est essentiellement documentée par des fragments de céramique – près de 600 – retrouvés sur le site d’Otranto. Des traces similaires ont été également mises au jour sur le site de l’Incoronata et, dans la péninsule du Salento, les sites de Scoglio de Tonne, Porto Cesareo, Fani et Vaste791. Durant cette période, la présence égéenne se limite à des activités commerciales individuelles, au vol de bétail et aux rapines. L’Italie, et plus précisément la péninsule du Salento, n’attire alors que quelques pionniers, des marchands et des pirates.

Une deuxième phase commence dans la seconde moitié du VIIIe siècle et se poursuit jusqu’aux premières années du VIIe

siècle792. Les interactions avec les autochtones, et notamment le commerce, s’intensifient et prennent alors une forme institutionnalisée et régulée. De cette nouvelle pratique naissent des établissements, souvent mixtes, où la

786 Denti 2009a, 77-89 ; Denti 2010, 350-360.

787 Esposito 2018, 143-144 ; Esposito 2012, 112 ; Hall 2002, 99. 788 D’Agostino 1994b, 19-20. 789 2.1.3.3. 790 Yntema 2016, 212. 791 Ibid., n.10 et n.11, 212. 792 Ibid., 212-220.

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présence d’égéens se fait de plus en plus perceptible. Douwe Yntema distingue deux variantes en fonction de l’implantation régionale de ces établissements.

La première, « the Salento variant793 » concerne les sites de la péninsule du Salento, soit Otranto, Brindisi et Torre Saturo dans le voisinage de Tarente, primitivement occupés par les colons spartiates avant la fondation de cette dernière. Ces trois sites correspondent à des établissements autochtones où vivaient de petites communautés venues d’Égée de la fin du VIIIe à la première moitié du VIIe siècle. L’impact de ces petites communautés sur les autres établissements indigènes de la région demeure très limité. Pour Douwe Yntema, ces communautés sont en réalité des sortes d’enclaves, occupant une position plutôt marginale dans la région.

La deuxième, « The Basilicata variant », concerne quant à elle les sites plus nombreux de Basilicate. Ces établissements, plus ouverts, ont une certaine influence sur l’écosystème de la région. D’abord, il y a des communautés indigènes préexistantes où s’installent des Égéens qu’ils soient potiers, fermiers ou encore mercenaires. C’est dans cette catégorie qu’il classe les sites, déjà évoqués, de l’Incoronata, Francavilla Marittima et l’Amastuola. Ensuite, il distingue de nouveaux établissements, où viennent s’installer les Égéens comme Andrisani et Lazázzera près du futur site de Métaponte ou Policoro sur celui de Siris794. Là encore, le peuplement est mixte et, contrairement à la « Salento variant », tous ces sites traduisent « a strong cultural hybridization and signs of intermarriage795 ».

Enfin, une troisième phrase correspond à l’établissement de véritables poleis et au développement de l’emprise territoriale de ces dernières à partir du VIIe

siècle. Faute de sources suffisantes concernant Tarente, c’est en Basilicate qu’il concentre son propos. Sur les nombreux établissements précédemment évoqués, seule une petite minorité débouche finalement sur de véritables poleis. Les campements d’Andrisani et de Lazázzera semblent engendrer la cité de Métaponte et l’habitat dispersé du site de Policoro, celle de Siris. Faute de sources suffisantes, il concentre son propos sur la Basilicate, mais il envisage une évolution analogue à propos de Sybaris et de Tarente796.

Le modèle est assurément séduisant et son principal mérite est de rendre compte du décalage qui peut exister entre l’ensemble des sites fréquentés par des hellénophones et les

apoikiai à proprement parler. Dans ces conditions, comment comprendre le succès de

793 Ibid., 219. 794

Ibid., 218. Il postule une évolution analogue sur le site de Sybaris, mais sans avancer de sources.

795

Ibid., 219.

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certaines installations et l’arrêt des autres ? Est-ce simplement une question de rapport de force, ou certaine communauté affiche-t-elle d’emblée des objectifs différents ? Comment comprendre le passage d’un simple établissement à une apoikia ? Il ne s’agit pas ici de prendre part au débat sur les causes de la colonisation, mais de s’interroger sur le moment où l’on passe d’une phase à l’autre. Arianna Esposito l’a plusieurs fois rappelé, il serait hasardeux d’opter pour une vision mécanique du processus et même d’envisager comme un même objet historique, deux phénomènes aux logiques parfois bien distinctes, le monde de la « précolonisation » et celui de la colonisation797. Autant qu’on puisse en juger, le passage de l’un à l’autre s’incarne, dans nos sources, à travers l’acte particulier de la fondation.

2. Fondation et processus colonial

Relativement négligé par les chercheurs du courant postcolonial qui y voit une reconstruction postérieure, le moment de la fondation revêt, au contraire, une importance fondamentale dans les travaux des tenants de l’approche classique. Contre les tendances hypercritiques de certains de ses collègues, Irad Malkin assume ainsi en grande partie l’authenticité des récits de fondation. L’œciste est au cœur du dispositif colonial en ce qu’il est à la fois mandaté par la métropole de la future apoikia, mais aussi qu’il tire sa légitimité d’un oracle delphique qui lui est spécifiquement adressé798

. Non seulement Irad Malkin ne remet pas en cause l’historicité des oracles de fondation rendus à Delphes, mais il en fait une condition sine qua non du processus colonial. L’œciste est alors envisagé comme le résultat d’un « compromis politique et symbolique », permettant une représentation de la métropole et de la colonie. Celle-ci pouvait dès lors se prévaloir d’une double origine : « une apoikia venue

de la patrie et un oikistes “de Delphes” 799». Cette approche présente l’immense avantage d’insister sur la dimension religieuse du processus. Pourtant, le lien à Delphes est loin d’être établi.

Ainsi que l’a montré Catherine Morgan, si l’on peut dater des environs de 725 a.C. le passage à Delphes d’un sanctuaire purement local à une structure dont le rayonnement devient beaucoup plus large, celui-ci n’acquiert de dimension proprement panhellénique qu’après le

797 Esposito 2018, 138 ; Esposito 2012, 114. 798 Malkin 1987a, 17-91 ; 184-226. 799 Malkin 2018b, 164.

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début du VIe siècle800. En outre, Jonathan Hall relève que sur les 247 mentions littéraires relatives aux récits de fondations des apoikiai de Sicile et de Grande-Grèce qu’il a étudiés, l’oracle de Delphes n’apparait que dans les traditions de cinq d’entre elles801

. Un tel encadrement religieux par le sanctuaire de Delphes apparaît donc comme peu probable dans la deuxième moitié du VIIIe siècle et il semble bien hasardeux d’envisager le processus colonial selon un modèle unique et, d’une certaine manière, centralisé.

En revanche, la thèse défendue par Pier Giovanni Guzzo durant sa conférence au Collège de France paraît ici plus probante802. En effet, la reconstitution qu’il propose, sur la base d’un fragment de Charon de Lampsaque, connu grâce à Plutarque, situe ce moment de fondation à la jonction d’une autre pratique, la prexis aristocratique. C’est, en effet, dans le prolongement de ces initiatives individuelles, à mi-chemin entre commerce et piraterie, telles que décrites par Hésiode, que se situeraient les premières fondations. Cependant, l’initiative individuelle ne suffirait pas et l’apoikia ne pourrait naitre qu’après la sanction officielle d’une cité. Ainsi, Charon de Lampsaque raconte comment Phobos de Phocée, ayant combattu pour le roi des Bébryciens, Mandron, reçu de celui-ci un territoire afin d’y fonder une nouvelle cité803. Toutefois, Phobos fut alors contraint de se rendre à Phocée pour convaincre ses compatriotes du bienfondé de son entreprise. Ce n’est qu’une fois l’accord des Phocéens obtenu qu’il put revenir sur le territoire donné par le roi Mandron et fonder la nouvelle cité. On passe alors d’une initiative privée, en l’espèce le service de Phobos en tant que mercenaire auprès du roi Mandron, à une entreprise publique dès lors que la nouvelle fondation reçoit l’assentiment de la cité mère.

De même, selon Strabon, lorsque Théoclès entreprend de fonder une apoikia en Sicile, c’est d’abord vers sa patrie, Athènes, qu’il se tourne. Ayant échoué à convaincre ses compatriotes, c’est alors vers Chalcis d’Eubée qu’il s’oriente afin de mener son expédition à bien804. L’opposition entre action individuelle et initiative publique, souvent très schématiquement envisagée lorsque le débat se polarise entre courant postcolonial et thuriféraires d’une approche plus classique, mérite donc d’être dépassée tant la réalité apparaît comme plus complexe. Ce qui naît d’initiative privée, mêlant aventuriers, aristocrates, pirates ou encore mercenaires peut devenir public dès lors que les ressources, notamment humaines, de la patrie doivent être mobilisées. En définitive, et même si les travaux portant sur le

800

Morgan 1990, 134 ; 147 ; 203-205 cité par Hall 2016, 55.

801 Hall 2008a, 400. 802

Guzzo 2016b, 44-45.

803

Plut. Mul. virt. 255 a-e. Voir aussi Polyen, 8,37.

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développement de la polis au VIIIe siècle sont fondamentaux, ce qui donne aux fondations leur dimension « coloniale » n’est pas tant le caractère privé ou public de celui qui initie le processus, mais plutôt le changement de logique qui va s’opérer alors.

On peut ainsi faire nôtre la distinction qu’opère Arianna Esposito entre une phase précoloniale et le cadre colonial né de ces apoikiai. Alors que des logiques essentiellement économiques et commerciales animent les établissements de la phase précoloniale, des