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Comment caractériser le fait ethnique chez les Grecs ?

Après le concept de colonisation, c’est l’identité des Grecs qui a fait l’objet d’une déconstruction méthodique dans un contexte marqué par le regain des thématiques identitaires. Là encore, c’est du monde anglo-saxon que démarre l’offensive ainsi que l’illustre la fameuse phrase d’Anthony Snodgrass à propos de la colonisation grecque, « It is

not only the noun but the adjective which is inappropriate »144. Cette remise en cause d’une identité grecque commune à tous ne fut possible qu’avec la réhabilitation des problématiques touchant à l’identité ethnique et l’introduction de nouveaux outils venus de l’anthropologie comme le concept d’ethnicité.

1. Un monde intellectuel pétri de conceptions ethniques

Le terme même d’ethnicité n’étant apparu que depuis quelques années dans le champ de la recherche scientifique145, il faut d’abord nous concentrer sur ce que furent les théories envisageant les sociétés anciennes sur des fondements ethniques146. Ces théories, que l’on qualifiera volontiers d’essentialistes, naissent au XIXe

siècle dans un monde germanique marqué par l’essor du nationalisme et l’influence de l’idéalisme allemand, incarné notamment par le philosophe Johann Gottfried von Herder (1744-1803) et sa conception de la culture147. Dans Doriens et Ioniens. Essai sur la valeur du critère ethnique appliqué à l’étude de

l’histoire et de la civilisation grecque148

, Édouard Will (1920-1997), fait de l’ouvrage publié

en 1824 par Karl Ottfried Müller (1797-1840), Die Dorier. Geschichte hellenisher Stämme

143 Pour un examen détaillé de ce point, voir II.I.2.3. 144 Snodgrass 2005b, 48.

145 Il y a un débat sur l’ancienneté du terme, voir Amselle 1999a, cité dans Ruby 2006, 28 ; Voir également

Poutignat & Streiff-Fenart 1995, 21-33.

146 Certains éléments d’historiographie proviennent d’un travail que j’ai mené précédemment sous la direction

de Christophe Pébarthe, un mémoire de Master 2 intitulé Les Grecs de Sicile au prisme de l’ethnicité.

147

Ruby 2006, 29.

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und Städte, « la première manifestation éclatante »149 de ces théories. Comme l’écrit Jean- Marc Luce150, la tendance dominant alors la pensée historique, au moins allemande, et ce jusqu’au premier XXe

siècle, considère que « les peuples et les races ont une essence, Wesen,

dont les diverses réalisations ne sont que les manifestations d’une réalité fixe, immobile151 ». Un peu plus tard apparait le terme d’ethnie sous la plume de l’anthropologue français, Georges Vacher de Lapouge (1854-1936) afin de dissocier certaines formes de groupements de races, des nations. Ce terme, comme ceux de race et de peuple, se retrouve rapidement associé à des « traits objectifs » 152 tels que le territoire, par exemple, pour qualifier des groupes humains stables. Si ce type d’association se retrouve déjà chez Thucydide153

, il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que tout cela prenne corps dans le concept de culture archéologique. Dès lors, pour les théoriciens de l’archéologie, il y a adéquation entre peuple, race ou ethnie et culture archéologique.

Cette conception est portée à son paroxysme dans les recherches de Gustaf Kossinna (1858-1931), « théoricien de la “Siedlungsarchäologie”, d’une recherche qui vise à établir

les rapports entre ethnie, aire d’occupation et objets matériels154

». Si les travaux de ce dernier dans une perspective pangermaniste ont nourri la pensée des idéologues du nazisme, ils ont également eu une grande influence sur toute l’archéologie dans la première moitié du XXe siècle. En témoigne, la préface de l’œuvre de Vere Godron Childe (1892-1957), The

Danube in Prehistory155 où cette adéquation est clairement affirmée bien que celui-ci ne tienne pas compte des implications raciales présentes dans le discours de Kossinna. Cette conception est aussi à l’origine de l’attributionnisme, pratique controversée, mais toujours en usage, visant à « étiqueter d’un nom de peuple des ensembles de vestiges matériels ou de

comportements156 ». Parallèlement, d’autres conceptions de l’ethnie commencent alors à voir le jour et avec la Seconde Guerre mondiale, c’est tout le système de pensée liant une ethnie figée à un territoire qui se trouve disqualifié.

149 Ibid., 11. 150 Luce 2007, 11-23. 151 Ibid., 12. 152 Ruby 2006, 30. 153

Thc. 1,8. « Plus spécialement, la piraterie était le fait des insulaires, Cariens et Phéniciens ; telle était, en effet, la population de la plupart des îles ; et voici ce qui en témoigne : lors de la purification de Délos par les Athéniens, au cours de la guerre qui nous occupe, quand on fit disparaître toutes les tombes qui se trouvaient dans l’île, on s’aperçut que plus de la moitié étaient des tombes cariennes ; cela se reconnut à l’attirail guerrier accompagnant le mort, comme au mode de sépulture que pratiquent encore aujourd’hui les Cariens » (Trad. J.

de Romilly CUF).

154

Schnapp 1981, 305, cité dans Ruby 2006, 29.

155

Gordon Childe 1929.

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2. Seconde Guerre mondiale et changement de paradigme

En effet, le parcours d’un Kossinna et l’utilisation qui avait été faite de ses thèses dans la prose nazie aboutissent, à l’issue de la guerre, au discrédit durable du concept même d’ethnie. Il est vrai que dès les années 20, des conceptions alternatives de l’ethnie avaient été proposées dans une perspective plus dynamique, et l’on peut citer ici le rôle pionnier de l’ethnographie russe à travers les travaux de Sergei Mikhailovich Shirokogoroff (1897-1939)157. Un chercheur comme André Leroi-Gourhan (1911-1986) s’inscrit également dans cette perspective lorsqu’il écrit « qu’il n’y a pas d’unité ethnique fixe, mais des devenirs

successifs »158.

Cependant, à partir des années 50, la rupture est consommée ce qui est perceptible à travers l’avènement de la notion de « tribu »159

dans l’anthropologie sociale anglo-saxonne. Bien plus, ce changement de paradigme se fait sous l’influence d’idéologies internationalistes comme le marxisme, qui privilégient la dimension économique et sociale. Ainsi se produit ce que Jean-Marc Luce qualifie de « désethnicisation progressive de la pensée160 », autrement dit, on substitue à la perspective ethnique une perspective sociale. Ce dernier signale d’ailleurs que ces débats agitaient encore l’archéologie grecque il y a quelques années, ce qui illustre le type de difficulté liée à l’identification du mobilier archéologique161. « Si la

réflexion sur le passé s’est ainsi désethnicisée, elle est en revanche devenue plus anthropologique162 » poursuit-il, car l’on cherche désormais à saisir la spécificité des Grecs, ceux en quoi ils diffèrent de nous, et non plus à établir une filiation comme c’était le cas avant la guerre. Et voilà que, par le biais de l’anthropologie, le concept d’ethnie refait son apparition dans le champ scientifique à partir des années 80.

Plus précisément, c’est dans le champ des études africaines qu’on peut situer la réintroduction du concept d’ethnie lorsque les chercheurs établissent que la plupart des entités

157

Shirokogoroff 1936, cité dans Ruby 2006, 30.

158 Leroi-Gouhran 1945, 309. 159

Jenkins 1997, 16-24, cité dans Ruby 2006, 30.

160

Luce 2007, 14.

161

Il cite la discussion portant sur une céramique modelée de la Grèce Mycénienne datant de la seconde moitié du XIIIe siècle. Aux tenants de l’hypothèse barbare comme Fr. Schachermeyr, D. B. Small oppose l’hypothèse d’une classe pauvre, marginalisée par rapport aux circuits commerciaux et n’ayant donc pas accès à la céramique tournée à l’instar des autres grecs. Voir Schachermeyr 1979, 68-71 et Small 1990, 3-25, cité dans Luce 2007, 14.

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ethniques africaines ne sont pas, en réalité, antérieures à l’époque coloniale. Par conséquent, et pour paraphraser Jean-Pierre Chrétien et Gérard Prunier163, « les ethnies ont une histoire ». En anthropologie, ce tournant se traduit par l’abandon du concept de « tribu » au profit de celui de « groupe ethnique ». Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart résument ainsi le nouveau paradigme :

« À l’unité tribale considérée isolément comme une unité discrète, propre au monde

non-occidental, étudiée selon une approche objectiviste et systémique, se substitue une conception du groupe ethnique comme unité potentiellement universelle, contextuellement définie par ses limites et étudiée selon une approche dynamique et « subjectiviste », ce terme renvoyant à l’accent mis sur les processus d’identification et de catégorisation164 ».

D’entité immuable et intemporelle, on l’envisage désormais comme mouvante et on l’aborde à travers ses frontières ou encore sa perception. C’est alors une ethnie déconstruite qui est mûre pour réinvestir le champ historique, et notamment l’histoire de la perception165. Ce changement porte en germe l’avènement du concept d’ethnicité.

3. De l’ethnie à l’ethnicité

Le contexte historique des années 1990, marqué à la fois par l’effondrement du marxisme et le regain des thématiques identitaires dans la sphère politique amène les sciences historiques à se saisir à nouveau des problématiques ethniques. Anthropologie ou sociologie, on mesure l’apport des autres sciences humaines dans le domaine de la recherche historique. Anthropologie et sociologie devrait-on plutôt écrire, car c’est véritablement du dialogue entre ces deux sciences que naissent ces apports, comme on peut le constater avec la notion de « groupe ethnique »166. C’est d’abord via la sociologie que va s’établir distinctement la frontière entre le culturel et l’ethnique. Ainsi, en étudiant la société américaine, on peut observer le maintien de groupes ethniques alors que les différences culturelles tendent à

163 Chrétien & Prunier 1989. 164

Poutignat & Streiff-Fenart 1995, 69.

165

Voir par exemple, Hartog 1980.

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s’estomper. Jean-Marc Luce illustre cette délimitation à travers l’exemple des Afro- américains qui, bien que partageant avec les Blancs la plupart des valeurs américaines, ainsi que la langue, la patrie et dans une certaine mesure la religion demeurent pourtant reconnus comme groupe ethnique167. C’est d’ailleurs en étudiant la situation américaine que la sociologie constructiviste a élaboré le concept d’ethnicité, laissant l’ethnie dans la sphère de l’anthropologie168

. Cela dit, on aurait tort de croire que les deux termes sont synonymes et une fois définis précisément, on comprend mieux pourquoi l’ethnicité fut le fait de la sociologie constructiviste. En effet, alors que l’ethnie, ou le groupe ethnique, désigne un groupe défini par des caractères particuliers, un état en quelque sorte, celui d’ethnicité qualifie le processus par lequel ce groupe se constitue et évolue.

On comprend qu’au-delà d’une différence entre deux termes, opter pour la notion d’ethnicité traduit déjà un choix quant à la conception générale du phénomène ethnique. Ce choix nous permet, dès à présent, de nous situer dans le débat qui, disons-le schématiquement, oppose les théories primordialistes aux théories instrumentalistes. Les premières affirment qu’il existe au préalable un ensemble de traits communs au sein du groupe duquel découle naturellement la constitution d’entités communes. Pascal Ruby résume leur fondement ainsi : « les ethnies sont apparues parce qu’il existe des liens primordiaux que l’individu acquiert à

la naissance, ou parce qu’elles trouvent leur origine dans une donnée primordiale, la communauté génétique169 ». Alors que les théories primordialistes se fondent sur une

conception agrégative de l’ethnicité, c'est-à-dire que le groupe ethnique se forme à partir de traits communs, il n’en va pas de même des théories instrumentalistes.

Ces dernières sont nommées ainsi, car elles conçoivent l’ethnicité comme un instrument qu’utilisent divers groupes sociaux dans un but politique ou économique bien précis. Elles sont, en outre, basées sur une conception ségrégative de l’ethnicité puisqu’elles envisagent initialement sa création en opposition à un autre groupe, les marqueurs de l’appartenance ethnique faisant leur apparition dans un deuxième temps. Les théories dites « interactionnistes », notamment celle de la frontière ethnique émise par le chercheur norvégien, Fredrik Barth (1928-2016)170, se rattachent également à cette conception. Ces théories postulent donc que les identités sont construites et non plus données une fois pour toutes, ce qui leur vaut le qualificatif de théories constructivistes.

167

Luce 2007, 17. Dans ce domaine, on peut citer les travaux pionniers de William Edward Burghardt Du Bois à l’image de son enquête sociologique, The Philadelphia Negro : A Social Study.

168

Ruby 2006, 31.

169

Ibid., 34.

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En 1969, dans Ethnic Group and Boundaries, Fredrik Barth développe, avec sa théorie de « l’ethnic boundary », une réflexion qui ouvre la voie au concept d’ethnicité et demeure, encore aujourd’hui, le paradigme dominant en matière de fait ethnique. Son rayonnement est tel que Léo Desprès écrit, dès 1975 qu’il est possible de séparer les études ethniques en deux parties, la période BB pour before Barth et la période AB pour after Barth171. Encore de nos jours, et dans une perspective analogue, Christel Müller fait de sa théorie, « une frontière

interprétative irréversible172 ». En effet, dans une conception résolument dynamique, Fredrik Barth est le premier à s’intéresser non pas au groupe ethnique, mais à ses frontières (boundaries). Pour lui, ce sont les limites du groupe et non les divers éléments perçus comme caractéristiques de celui-ci qui le fondent. Il écrit ainsi que « les catégories ethniques ne

forment qu’une coquille organisationnelle à l’intérieur de laquelle peuvent être mis des contenus de formes et de dimensions variées dans des systèmes socio-culturels différents173 ». Par conséquent, « le point crucial de la recherche devient la frontière ethnique qui définit le

groupe, et non le matériau culturel qu’elle renferme174

». Nous voyons donc qu’en plus de « théoriser le divorce entre culture et ethnie175 », cette théorie formule clairement une conception ségrégative de l’ethnicité puisque c’est de l’opposition que nait le groupe ethnique.

Ce renversement des théories classiques le conduit à s’opposer aux notions d’acculturation et d’emprunts, censées expliquer le changement qui se produit au contact de deux groupes différents. Il fait le postulat d’un contact culturel initial et « problématise

l’émergence et la persistance des groupes ethniques comme unités identifiables par le maintien de leurs frontières176 ». Autrement dit, ce n’est pas en vivant isolé que le groupe

ethnique se forme et cherche à se définir au moyen de caractères constitutifs, mais c’est par l’interaction avec un autre groupe que les deux mettent en place des stratégies dans le but de se définir entre Eux et Nous. L’attribution à un groupe est donc un phénomène subjectif et peut dès lors être aussi bien endogène, par auto-assignation des individus – ce que les Anglo- saxons nomment le point de vue emic – qu’exogène – le point de vue etic – dans le cas d’une identité assignée par un tiers. On ne saurait cependant s’en tenir à une stricte opposition et les

171

Despres 1975, cité Poutignat & Streiff-Fenart 1995, n.1, 167.

172 Müller 2014b, 19.

173 Barth 1969, dans Poutignat & Streiff-Fenart 1995, 211-212. 174 Ibid., 213.

175

Luce 2007, 17. Voir également Barth 1984, 80 cité dans Poutignat & Streiff-Fenart 1995, 200, « Le meilleur usage du terme ethnicité est celui d’un concept d’organisation sociale qui nous permet de décrire les frontières et les relations des groupes sociaux en termes de contrastes culturels hautement sélectifs qui sont utilisés de façon emblématique pour organiser les identités et les interactions ».

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deux phénomènes entretiennent souvent une relation complexe. Cette attribution repose sur le pouvoir de nommer, car l’ethnonyme, le nom collectif, a d’emblée un caractère performatif. La question qui occupe alors Fredrik Barth est la manière dont, dans un processus dynamique, la frontière se maintient.

On voit donc que de la dimension processuelle inhérente au concept de frontière ethnique découle logiquement une conception de l’ethnicité comme forme d’interaction sociale. C’est à ce titre que la théorie de Fredrik Barth est essentielle pour nous et qu’il va s’imposer comme un des pères des théories constructivistes. Cette approche constructiviste se retrouve un peu plus tard en anthropologie dans les travaux de Jean-Loup Amselle sur l’ensemble ouest- africain. Dans Au cœur de l’ethnie. Ethnie, tribalisme et État en Afrique, un ouvrage qu’il dirige avec Elikia M’Bokolo en 1985, il montre combien les ethnies comme entités bien délimitées sont davantage une construction de l’observateur, qu’il soit colonisateur ou anthropologue, qu’une réalité du terrain. En effet, dès qu’on s’attache à définir ces ensembles rigoureusement, on se rend compte que ce sont en réalité des systèmes métissés et hybrides dont on a peine à délimiter les contours. Jean-Loup Amselle développe cette thèse dans plusieurs de ses ouvrages, à l’instar de Logiques métisses, Anthropologie de l’identité en

Afrique et ailleurs (1990) et fait évoluer sa conception, au début des années 2000, en

introduisant la notion de branchement177. C’est donc dans le sillage de ces grands anthropologues que se développe une conception dynamique du fait ethnique qui trouve sa traduction dans le concept d'ethnicité.

4. L’irruption de l’ethnicité dans le champ de la recherche historique

Les historiens n’ont pas attendu le concept d’ethnicité pour battre en brèche le primordialisme des conceptions identitaires classiques. Ainsi dès 1956, Édouard Will s’opposait dans Doriens et Ioniens aux conceptions essentialistes qui attribuaient à chacun de ces groupes intra-helléniques, un ensemble de caractéristiques ethniques et morales intemporelles. Quelques années plus tard, dans The Dark Ages of Greece (1971), Anthony Snodgrass initiait un débat fertile, qui n’est d’ailleurs toujours pas clos aujourd’hui, sur la place de la culture matérielle dans les études sur l’identité. En effet, il dénie à la plupart des sources archéologiques le caractère de marqueur ethnique, à l’exception notable de la

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céramique. À défaut de preuves céramiques attestant de la migration dorienne, tel que conté dans les sources littéraires, A. Snodgrass va jusqu’à remettre en cause l’historicité même du phénomène. La portée majeure de cette démonstration est qu’en l’absence de migration dorienne, c’est la distinction fondamentale, entre Ioniens et Doriens, qui semble quitter le domaine historique pour rejoindre celui du mythe.

C’est toutefois dans les années 1980, avec le développement d’une histoire des perceptions, que vont éclore les premières grandes réflexions sur l’identité des Grecs à l’instar d’ouvrages comme L’Invention d’Athènes de Nicole Loraux (1943-2004) et Le Miroir

d’Hérodote de François Hartog. Alors que Nicole Loraux s’intéresse à la construction d’une

identité athénienne par le médium privilégié des oraisons funèbres, François Hartog, dans une démarche essentiellement centrée sur le registre discursif, analyse le corpus hérodotéen de manière à déceler « une rhétorique de l’altérité178 ». Il se sert alors de cette image de l’Autre telle que façonnée par Hérodote comme miroir capable de révéler en creux les principales caractéristiques d’une identité hellène commune.

Cependant, il faut attendre la fin de la décennie pour que le concept d’ethnicité soit introduit en histoire ancienne. Ce transfert s’opère par la médiation du sociologue britannique Anthony David Smith (1939-2016) qui, en 1986, publie The Ethnic Origins of Nations. L’auteur opte pour une définition de l’ethnie qui met en exergue sa dimension diachronique, et par conséquent, historiquement construite. En effet, il retient six critères, « le nom qu’une

communauté se donne à elle-même, un mythe de descendance commune, une histoire que les membres ont en partage, une culture commune, l’association avec un territoire spécifique et un sens de la solidarité179 ». Il faut noter que sa typologie se veut monothétique, c’est-à-dire que ces éléments ne constituent le groupe ethnique qu’à la condition d’être retrouvés ensemble, ce qui en limite singulièrement l’application. Néanmoins, elle a inspiré d’autres auteurs et deux ans après, Koen Goudriaan publie l’une des premières transpositions de ces théories à l’histoire ancienne, Ethnicity in Ptolemaic Egypt.

Il faut cependant attendre une décennie de plus pour que le concept se diffuse réellement à travers les deux ouvrages de Jonathan Hall, Ethnic Identity in Greek Antiquity (1997) et

Hellenicity. Between Ethnicity and Culture (2002). Pour ce dernier, il n'existe tout d'abord pas

de « Grecs », mais des groupes se revendiquant comme ioniens, achéens, éoliens et doriens et les généalogies mythiques qui sous-tendent ces groupes. Dans cette perspective, les deux

178

Hartog 2001, 328.

179

Smith 1986, 21-31. Notons que ces critères ne sont pas sans rappeler la définition qu’Hérodote 8, 144, 2 donne de l’hellenikon ainsi que le souligne Lomas 2004, 2.