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Des rivalités régionales et des mythes concurrents

III. Vers l’émergence de grands ethnē communs

2. Des rivalités régionales et des mythes concurrents

1. La naissance des Achéens en Italie du Sud

Pas plus que les Arcadiens, les Achéens ne se distinguent du reste des Péloponnésiens selon le modèle proposé par Jean-Marc Luce. La raison vient peut-être du fait que c’est depuis l’extérieur de la Grèce continentale que l’ethnogenèse des Achéens va se développer. En effet, c’est dans le sud de l’Italie que l’on retrouve les cités achéennes les plus anciennes, Crotone et Sybaris. Une tradition, relatée par Strabon, situe la fondation de Crotone à la même époque que celle de Syracuse, soit en 733 a.C. De même, pour le pseudo-Scymnos, la fondation de Sybaris remonterait aux alentours de 720 a.C. Selon la chronologie d’Eusèbe de Césarée,

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confirmée par Denys d’Halicarnasse, les deux cités auraient été fondées en 709/708 a.C et les vestiges archéologiques semblent plaider pour une fondation dans le dernier quart du VIIIe siècle858. Un peu plus tardive, la cité de Kaulonia daterait également de la fin du VIIIe siècle, tout comme Métaponte, dont l’origine s’expliquerait, selon Antiochos, par des préoccupations stratégiques des Sybarites vis-à-vis de la cité voisine de Tarente. Enfin, la fondation de Poseidonia ne remonterait guère avant l’extrême fin du VIIe

siècle859. Par contraste, la région d’origine des colons ayant fondé ces cités, l’Achaïe, apparaît comme bien plus tardivement urbanisée860.

À côté des traditionnels récits de fondation, attribuant Myskellos de Rhypes et Is d’Heliké comme œcistes respectifs de Crotone et Sybaris861

, un ensemble de mythes relie ces

apoikiai au cadre plus général des Nostoi et aux Achéens homériques. Ainsi, la région se

trouve étroitement liée à la figure de l’achéen Philoctète qui, à son retour de Troie, erra dans le voisinage de Sybaris et de Crotone. Après la fondation de Macalla, Philoctète y aurait introduit le culte d’Apollon Alaios et consacré les flèches d’Héraclès dans le sanctuaire ainsi créé. De même, Strabon lui attribue la fondation de plusieurs communautés sur le territoire de Crotone comme Krimisa, Chôné ou Pétélia sur le site de Strongoli. Ayant terminé sa vie en Calabre, son tombeau se trouverait au bord de la rivière Sybaris où il recevait un culte héroïque de la part des Sybarites862.

Crotone est également associée aux Nostoi puisque Strabon relate comment un groupe d’Achéens, de retour de Troie, a dû débarquer définitivement sur le littoral. Profitant de l’absence des guerriers achéens, partis explorer les environs à terre, les captives troyennes restées aux navires auraient mis le feu à la flotte, condamnant ceux-ci à demeurer sur place. Strabon explique ainsi le nom du fleuve Néaithos – aujourd’hui Neto – formé de naus, le navire, et aithein, brûler863. Enfin, Métaponte est elle-même associée à la figure de Nestor puisque ce serait des compagnons du roi de Pylos qui auraient fondé la cité sur le chemin du retour864. Pour preuve de cette origine, Strabon avance un sacrifice dédié aux Néléides dont s’acquittaient chaque année les Métapontins. Or, Jonathan Hall établit un lien entre cette

858 Str., 6,2,4 ; Ps-Scymn. vv. 360 ; Dion. H., 2,59,3 ; Pollini 2012, 125. 859

Pour Kaulonia, voir Fischer-Hansen, Nielsen et Ampolo 2004b, 265 ; Pour Métaponte, Antiochos apud Str. 6,1,15. Fischer-Hansen, Nielsen et Ampolo 2004b, 279, s’appuyant sur les traces archéologiques, évoque plutôt une fondation autour de 630 a.C. ; Pour Poseidonia, voir Fischer-Hansen, Nielsen et Ampolo 2004b, 287.

860 Hall et Morgan 2004, 473. 861

Antiochos 555 FGH 10, Hippys de Rhégion 554 FGH 1, Diod., 8,17 et Str., 6,1,12 pour Crotone ; Antiochos 555 FGH 12, Aristot. Pol., 5,3 et Str., 6,1,15.

862

Aristot. Mirab., 107 ; Str., 6,1,3 ; Lycophr. Alex., 927 ; Et. Byz., s.v. « Μάκαλλα ».

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Str., 6,1,12.

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tradition mythique relative aux Achéens homériques et la forte présence du culte d’Héra dans les cités achéennes d’Italie du Sud. En effet, alors que ni les cités d’Achaïe, ni les cités non- achéennes de Grande-Grèce ne lui accordent un culte particulier865, la déesse Héra est particulièrement honorée chez leurs voisines achéennes à partir de la fin du VIIe siècle. L’Héraion de Poseidonia, sur la rive méridionale du fleuve Sélé remonterait au VIe

siècle, à l’instar de celui de Métaponte, près du fleuve Bradano. Toutefois, les offrandes mises au jour par les fouilles ont montré que les deux sanctuaires étaient probablement déjà en fonction dans la deuxième moitié du VIIe siècle, tout comme l’Héraion du cap Lacinien de Crotone866. Dans le cas de Sybaris, un culte d’Héra est également attesté, mais il n’est guère possible d’établir sa trace avant la moitié du VIe

siècle867.

Jonathan Hall a montré comment, dans la plaine argienne, le culte d’Héra Argeia fut utilisé pour exalter l’identité achéenne des cités faisant face aux prétentions de plus en plus pressantes de la dorienne Argos868. Or, il remarque que l’Héraion du Sélé est lui aussi dédié à Héra Argeia869 et postule donc, pour ces sanctuaires, une fonction analogue à celle exercée dans la plaine argienne. La mobilisation de cette tradition argienne, importée par des colons originaires d’Achaïe répondrait, dès lors, aux exigences identitaires d’un contexte nouveau870

. Reste à déterminer le groupe contre lequel une telle construction identitaire a pu être forgée. Écartant l’hypothèse d’une opposition avec les indigènes, la plupart des établissements autochtones du territoire crotoniate étant eux-mêmes associés à la figure achéenne de Philoctète, Jonathan Hall explique l’ethnogenèse achéenne par la confrontation avec les Doriens de Tarente et surtout, les Ioniens de Siris. En effet, les traditions relatives aux origines de Siris sont étrangement proches de celles qui entourent Métaponte et les cités achéennes.

Selon une tradition rapportée chez Aristote et Timée, Siris aurait été fondée par des Achéens, de retour de Troie, bien avant l’arrivée des premiers colons ioniens871

. En outre, par sa métropole Colophon, Siris revendique également des origines Néléides puisque la fondation de la cité est attribuée, selon une tradition attestée depuis le VIIe siècle au moins, à

865 Voir notamment Hall 2002, n.27,62 pour les cultes plus répandus en Achaïe de Zeus Homarios, Artémis,

Dionysos ou Poséidon. 866 Hall 2002, n.30, n.31 et n.33, 62. 867 Hall 2002, n.32, 62. 868 Hall 1997, 89-106 ; 138-140. 869

Pline, Hist. Nat., 3,5,70.

870

Hall 2002, 63.

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des colons venus de Pylos872. Pour Jonathan Hall, « this dual appeal to Neleid origins

provides strong reasons to suppose a climate of simultaneous claims and counter-claims between Akhaians and Ionians regarding Siris873 ». Une rivalité régionale pour le contrôle de

Siris qui ne pourrait se situer qu’entre la fondation durable de Métaponte en 630 a.C. et la destruction de la cité par l’action conjointe de Sybaris, Métaponte et Crotone874

, un peu après le milieu du VIe siècle, soit précisément la période où se met en place le culte achéen d’Héra dans la région.

Un passage d’Antiochos, relatif à la fondation de Métaponte semble accréditer l’hypothèse de Jonathan Hall :

« Suivant Antiochos, le site abandonné aurait été colonisé ensuite par des Achéens

obéissant à un appel de leurs compatriotes de Sybaris. En effet, mus par leur haine atavique des Tarentins, dont les ancêtres avaient chassé les leurs de Laconie, ceux-ci leur auraient demandé d’y venir pour empêcher leurs voisins de Tarente d’y prendre aussitôt pied. Comme les nouveaux venus avaient le choix entre deux emplacements, soit la Siritide, à bonne distance de Tarente, soit Métaponte, plus proche de cette ville, ils se décidèrent pour Métaponte sur le conseil des Sybarites, qui les persuadèrent que la possession de ce territoire leur assurait par-dessus le marché, à bref délai, celle de la Siritide, tandis que s’ils optaient pour la Siritide, ils feraient en somme cadeau de Métaponte à Tarente puisque ces deux villes étaient situées côte à côte875 ».

Ce passage, qui relate bien évidemment une tradition postérieure à la fondation de Métaponte, traduit assez clairement les préoccupations stratégiques et identitaires des Achéens d’Italie du Sud au tournant des VIIe

et VIe siècles. D’un côté, on a la description de la rivalité avec Tarente, qui s’appuie sur une haine ancestrale de type ethnique et le souvenir des invasions doriennes. De l’autre, l’affirmation d’une prétention achéenne sur la région de Siris, envisagée comme zone d’extension naturelle de Métaponte.

On retrouve donc, le long d’un littoral qui s’étend sur moins d’une centaine de kilomètres, trois pôles identitaires bien distincts aux intérêts stratégiques antagoniques. Par conséquent, il ne parait pas excessif de qualifier cette région où se concentrent crispations identitaires et tensions géopolitiques de lieu de fabrique identitaire.

872 Mimnerme fr.9 West. 873 Hall 2002, 65. 874 Justin 20,2,3-9.

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2. Le creuset de l’Égée oriental

Si l’identité achéenne se forge contre d’autres ethnē, à l’image des Ioniens de Siris, c’est que celles-ci lui sont antérieures, ou se développent au moins en parallèle. Dans le cas des Ioniens, il faut alors vraisemblablement se tourner vers la métropole de Siris, Colophon. Le littoral de l’Asie Mineure, divisée entre Éolide au nord, Ionie au centre et Carie et Dodécanèse au sud apparaît comme un lieu privilégié de fabrique identitaire. Cela a été dit, l’historicité de la migration ionienne est aujourd’hui fortement contestée malgré l’affirmation de Solon selon laquelle « l’Attique était la plus ancienne terre de l’Ionie876 ». Que ce soit sur la base des traces archéologiques, ou sur la confrontation entre les différentes traditions mythologiques, Jan Paul Crieelard et Jonathan Hall ont montré que cette tradition était une construction tardive, probablement élaborée en contexte athénien877. De fait, il existe de nombreuses traditions concurrentes à l’instar de celle qui attribue la fondation de Colophon à Pylos, celle de Priène à des colons venus de Thèbes ou encore celle qui renvoie Phocée à des origines phocidiennes878. Naoïse Mac Sweeney a d’ailleurs montré, dans son étude des récits de fondation de chaque cité que la migration ionienne n’était pas de nature à tenir lieu de mythe d’ascendance commune pour les cités d’Ionie879

.

L’ethnonyme Iaones est cependant attesté dès l’époque mycénienne dans deux tablettes retrouvées à Cnossos, sous la forme i-ja-wo-ne880. Ces tablettes semblent énumérer des listes de guerriers en mentionnant leur ethnique respectif. Il convient naturellement d’être prudent, tant le contexte a alors changé, mais cet usage est peut-être à rapprocher de celui qui est fait du terme Yaw(a)naya dans les sources assyriennes, accepté comme transcription de Iaones881. La première occurrence certaine de cet ethnonyme date du règne de Sargon II, en 712 a.C882. On le retrouve dans plusieurs inscriptions assyriennes et babyloniennes, des VIIe et VIe siècles en relation avec l’Égée, dont les habitants fournissent des soldats aux Empires orientaux, mais

876

Solon fr. 4a West.

877 Crieelard 2009, 55-57 ; Hall 2002, 68-70 ; Hall 1997, 40-56 ; Voir aussi Bachvarova 2016, 360 et n.44, 360. 878 Respectivement Mimnermos fr.9 West ; Hellan., 4 FGH 101 ; Pausanias 7,3,5. Il existait d’ailleurs un culte de

Nélée à Samos, voir Crieelard 2009, n.103, 52.

879 Mac Sweeney 2013, 157-173. 880 Crieelard 2009, 41 et surtout n.23, 41. 881 Ibid., 42. 882

Toutefois, Hall 2002, 70 évoque une possible occurrence dans une lettre destinée à Tiglath-Phalasar III, deux ou trois décennies plus tôt. Sur cette occurrence, voir Dezsö et Vér 2013, 334.