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Les Grecs, une création des Dark Ages ?

II. Les Grecs ont-ils colonisé la Sicile ?

2. Les Grecs, une création des Dark Ages ?

Tensions sociales internes, invasion des Peuples de la Mer, séismes et conjonction de catastrophes naturelles ou encore changement climatique de grande ampleur, les causes avancées pour expliquer l’effondrement des grands royaumes de l’âge du bronze sont nombreuses393. À la suite de ces bouleversements commence traditionnellement ce que les chercheurs ont pris l’habitude de nommer les Dark Ages394

. Cette période de trois siècles doit son nom peu flatteur à la régression démographique qui semble la caractériser et plus encore,

392

Thc. 1, 3, 1-3.

393 Cline 2014, 161-197 passe en revue les hypothèses les plus importantes ; Voir également Hall 2007, 51-56 ;

Le Guen, D’Ercole et Zurbach 2019, 227-230.

394

Une expression remise en cause à partir des années 1990, mais toujours employée, notamment dans le monde anglo-saxon, voir Morris 2009, 64-80.

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à la disparition totale de l’écriture. Toutefois, les fouilles archéologiques des dernières décennies ont permis de nuancer ce sombre constat en affinant la connaissance des différentes périodes composant ces Dark Ages. Ainsi, alors que les périodes dites Helladique récent IIIC2 (c. 1130-1070 a.C.) et IIIC3 (c. 1070-1030 a.C.) correspondent effectivement à un déclin sensible du peuplement, les phases Protogéométrique (c. 1000-900 a.C.) et Géométrique (c. 900-750 a.C.) témoignent en revanche d’une reprise puis d’expansion démographique conséquente395. Bien plus, à la suite des travaux de Finley, il est maintenant admis que les réalités sociales décrites par Homère trouvent en grande partie leur origine dans la dernière partie de cette période396. Malgré l’aspect composite de l’œuvre et l’effet archaïsant qui a pu être recherché, il est également admis que la distance ainsi créée n’était pas de nature à brouiller la compréhension de son auditoire397.

Voilà pourquoi il convient maintenant d’interroger le corpus homérique sur l’existence d’une identité grecque commune à l’aube de l’époque archaïque.

1. Des Hellènes chez Homère ?

Ainsi qu’en témoigne Thucydide398

, Homère ne désigne jamais le camp opposé aux Troyens comme celui des Grecs ou des Hellènes, mais utilise les noms Akhaioi, Argeioi et Danaoi :

- Akhaioi ou Achéens, apparaît 605 fois dans l’Iliade et 118 dans l’Odyssée. - Argeioi ou Argiens apparaît 176 fois dans l’Iliade et 30 dans l’Odyssée. - Danaioi ou Danéens apparaît 146 fois dans l’Iliade et 13 dans l’Odyssée.

Homère use donc prioritairement du terme « Achéens » pour désigner le camp d’Agamemnon et c’est d’ailleurs l’un des arguments avancés par les thuriféraires de son association avec le terme Ahhiyawa399. Or, comme le note Jonathan Hall, ces trois

395

Hall 2007, 60 qui s’appuie sur les travaux de Syriopoulos 1983, 307-317 menés sur la Grèce centrale, le Péloponnèse et les Cyclades.

396 Hall 2002, 54.

397 Morris 1986, 81-138 ; Van Wees 1992 ; Raaflaub 1998, 169-193 ; Osborne 1996, 147-160 cité par Hall 2002,

54. Fowler 1998, 9 réfute l’idée qu’Homère puisse utiliser un vocabulaire archaïsant concernant les appellations ethniques.

398

Thc. 1.3.1-3.

399

À cela s’ajoute la diffusion dans le monde grec de toponymes dérivés du nom « Akhaia », voir Hall 2002, n. 84 et 85, 50.

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ethnonymes semblent davantage en rapport avec la cité d’Argos qu’avec une quelconque identité hellénique commune. Assez évidente dans le cas des Argiens, l’association entre Argos et les Danéens est également aisément démontrable. En effet, Danaos est l’une des figures héroïques les plus importantes de la mythologie argienne. Venu de Libye, celui-ci fait valoir les liens de son aïeule, Io, avec la cité d’Argos et, parvenu en Argolide, il défie son roi, Gelanor. À la suite d’un présage qu’il attribue au dieu Apollon, Danaos est finalement choisi par les Argiens et devient l’un des rois fondateurs de la cité. Pausanias affirme d’ailleurs que le trône de Danaos est encore présent dans le temple d’Apollon Lycien à son époque400

. En ce qui concerne les Achéens, Jonathan Hall s’appuie sur les rivalités entre cités d’Argolide pour le rattacher à la zone d’influence argienne. En effet, il met en évidence deux traditions mythiques distinctes dans les stratégies identitaires que déploient les cités de la plaine argienne au VIIIe siècle. À l’ouest, autour de la cité d’Argos, on se figure une origine étrangère à l’Argolide selon la tradition du retour des Héraclides, élément important de la mythologie argienne. À cette légitimité fondée sur la conquête s’oppose l’héritage ancestral dont se prévalent les cités dryopes de l’est comme Halieis, Hermionè et Asinè401. C’est dans ce contexte de rivalité identitaire qu’aurait été forgé dans le giron argien, selon Jonathan Hall, le mythe du retour des Héraclides402. La dynastie royale d’Argos fut d’ailleurs la seule à se nommer Héraclides d’après le récit mythique403. Or, poursuit Jonathan Hall, le nom d’Héraclès, dont descendent les Héraclides, révèle le lien originel entre la figure mythique et la déesse Héra. Cette même Héra est associée, « more than any other deity404 » aux Achéens dans l’Iliade405

. Comme les rois Héraclides de Sparte se firent appeler eux-mêmes Achéens406 et que la cité d’Argos est explicitement décrite comme achéenne à trois occasions dans l’Iliade407

, Jonathan Hall en déduit que le terme achéen possédait « a contemporary

significance within the orbit of the Argive plain at about the time when many believe the Iliad began to take shape.408 » Ces marqueurs identitaires, loin de fournir un spectre

400

Paus. 2,19. Pour une interprétation littérale du mythe de Danaos, voir Bachvarova 2016, 318, qui fait de cette légende un écho de la connexion existante entre la Cilicie et l’espace égéen depuis l’époque mycénienne. Gruen 2011a, 230 doute, quant à lui, qu’Homère ait connaissance de cette version du mythe, notamment les éléments relatifs à l’origine égyptienne de Danaos.

401 Hall 2002, 54 ; Weber-Pallez 2015. 402 Hall 2002, 81 ; Weber-Pallez 2015. 403 Paus. 2,19,1-2. 404 Hall 2002, 54. 405 Hom. Il. 18,357-359. 406 Hdt. 5,72,3. 407 Hom. Il. 9,141 ; 9,283 ; 19,115. 408 Hall 2002, 55.

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d’identification large à l’image des Hellènes de l’époque classique, semblent donc relever d’un contexte local péloponnésien et même plus précisément argien.

Bien plus, il semble qu’on ne puisse trouver trace, dans le corpus homérique, d’une altérité barbare contre laquelle puisse s’aiguiser une conscience ethnique commune aux Achéens. Certes, la première occurrence du mot barbaros se retrouve dans l’Iliade à propos des Cariens, qualifiés de barbarophonon409, c’est-à-dire parlant un langage barbare. Certains

ont logiquement vu dans l’emploi d’un tel adjectif la preuve que le nom correspondant était déjà utilisé à l’époque410

. Or, ce passage est considéré comme suspect par de nombreux historiens, car il s’agit de l’unique mention de ce terme attestée dans tout le corpus homérique411.

Hyun Jin Kim montre ainsi que, dans l’Odyssée, on trouve des expressions comme

allothroos ou alloglossoi412 pour désigner la différence linguistique de manière neutre ou agriophonous pour désigner péjorativement les Sintiens « aux parlers de sauvage413 », mais jamais barbaros414. De même, il n’existe pas d’autre mention du nom barbaros avant l’époque d’Anacréon à la fin du VIe

siècle415. Du reste, même à la fin du VIe siècle, ces occurrences se font rares, car outre Anacréon, barbaros n’apparaît qu’à deux reprises chez Hécatée et Héraclite416, sans connotation négative d’ailleurs. En outre, comme mentionné plus haut, Thucydide remarque déjà qu’Homère n’emploie pas le mot « barbare » dans son récit417

. Enfin, le fait de réserver ce terme aux Cariens est des plus surprenants attendu qu’il s’agit probablement du peuple le moins exotique auquel les hellénophones de l’espace égéen sont confrontés. C’est pourquoi, pour nombre de chercheurs, il pourrait s’agir, en réalité, d’une interpolation tardive418. Cette hypothèse est d’ailleurs renforcée par le fait que les Catalogues du livre II de l’Iliade sont les passages les plus vulnérables aux interpolations postérieures à l’image de la multiplication du nombre de navires athéniens opérée probablement à la fin du VIe siècle pour rehausser le prestige d’Athènes419. De plus, le fait que seuls les Cariens soient désignés ainsi atteste, selon Hyun Jin Kim, d’une élaboration postérieure au Ve siècle, quand

409 Hom. Il. 2,267. 410 Weiler 1968, 22. 411 Kim 2013, 29 ; Hall 2002, 111. 412 Hom. Od. 1,183 ; 3,302 ; 14,43 ; 15,453. 413 Ibid. 8,294. 414 Kim 2013, 29. 415 Anacréon. fr.423 Page. 416 Hécatée. fr.119 ; Héraclite. fr.107. 417

Thc. 1,3,3. Strabon 8,6,6 et 14,2,28 explique cette incohérence par une négligence de Thucydide.

418

Hall 1989, 9-10. Georges 1994, 15.

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se forge la tradition selon laquelle les Cariens furent le premier peuple que les Grecs, menés par le roi Minos, rencontrèrent dans la mer Égée420. L’interpolation aurait alors pu se produire dans un contexte où les cités ioniennes élaboraient des mythes de fondation exaltant leur pureté ethnique et la frontière hermétique dressée face aux Cariens barbares, à rebours des constatations archéologiques et du témoignage hérodotéen421.

De manière plus générale, la plupart des historiens ont aujourd’hui tendance à récuser la présence d’un éventuel ethnocentrisme dans le corpus homérique et d’une distinction de nature ethnique entre les Troyens et les Achéens422. En effet, Troyens et Achéens partagent une même langue, une même onomastique, des ancêtres communs, mais ils possèdent également la même organisation sociale et vénèrent les mêmes dieux423. Les principaux guerriers de chaque camp partagent les mêmes codes de conduites héroïques424 et peuvent être unis par des liens de xenia425. Ces mêmes pratiques semblent encore en usage dans l’Odyssée où il n’est guère de différences claires entre la représentation des rois achéens et celle des monarques de Sidon ou d’Égypte. C’est ainsi que le roi d’Égypte répond favorablement aux supplications d’Ulysse lorsque celui-ci, vaincu, se prosterne à ses pieds, protégé par Zeus

xenios426.

Néanmoins, et même s’il réfute l’idée d’une identité grecque présente dans le corpus homérique, Adolfo J. Domínguez Mondenero croit pouvoir déceler l’expression d’une altérité vis-à-vis d’autres peuples péjorativement décrits dans l’Odyssée à l’image des Phéniciens et des Taphiens427. Or, il semble que dans le cas des Phéniciens comme dans le cas des Taphiens, voisins d’Ithaque, l’hostilité tient à la position sociale et à l’activité économique des personnages et non à leur catégorisation ethnique. En effet, la fourberie des marchands phéniciens ou leur cupidité supposée est liée à leur fonction commerciale, jouissant d’une maîtrise certaine des mers. De même, les Taphiens sont toujours invoqués à l’aune de leur activité de piraterie.

420

Thc. 1,4.

421 Kim 2013, 29 ; Hdt, 1,146.

422 Levy 1984, 10-11 ; Levy 1991, 52 ; Hall 1989, 12-13 ; 21-32 ; Speyer 1989, 22 ; van der Valk 1985, 373-376 ;

Traill 1990, 199-303 ; Dihle 1994, 15 ; Konstan 2001, 31-32 ; Hall 2002, 118 ; Heath 2005, 62-68 ; Kim 2013, 26- 30. Contra Schwabl 1962, 4-5 ; Cassola 1996, 21 ; Coleman 1997, 177 ; 187 ; Mackie 1996, 21 ; 97 ; Ross 2005, 299 ; 314 ; Domínguez Monedero 2006, 451.

423 Konstan 2001, 31 ; Hall 2002, 118 ; Kim 2013, 26 ; Bachvarova 2016, 421. 424 Ainsi que l’illustre la figure du héros lycien Sarpédon, Hom. Il. 12,310-328. 425

Hom. Il. 6,236. Diomède et Glaucos renoncent à se combattre sur le champ de bataille et échangent leurs armes en raison du pacte d’amitié qui liait leurs ancêtres.

426

Hom. Od. 14,257-284. Voir également Bachvarova 2016, 296.

427

Hom. Od. 14,288-289 ; 15,415-416 pour les Phéniciens ; Hom. Od. 14,452 ; 15,427 ; 16, 426 pour les Taphiens.

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Il y a donc évidemment quelques différences entre les différents peuples évoqués, mais celles-ci n’ont pas nécessairement de significations ethniques. Ainsi, Troie est dépeinte comme une cité extraordinairement riche et la dynastie régnante s’y prélasse dans un luxe bien étranger aux rois achéens. Mais comme le remarque Jonathan Hall, il peut tout simplement s’agir d’impératifs narratifs eu égard au fait que Troie doit affronter l’ensemble des rois achéens428. De même, alors que les Achéens semblent constituer un bloc unifié par la langue, Hilary Mackie souligne le désordre du camp adverse où les Troyens coexistent avec une myriade d’alliés aux langages différents429

. Cela étant, compte tenu du sujet même de l’Iliade, il semble que la cohésion du camp achéen ne soit pas davantage assurée430

. En outre, ainsi que le note David Konstan, il est frappant de constater que lorsqu’Ulysse doit répondre aux interrogations des Phéaciens sur son identité431, celui-ci se réfère à Ithaque et ne se définit jamais comme Achéens, Danéens ou Argiens432. Pour Pierre Judet de La Combe433 toutefois, l’altérité troyenne résiderait dans la descendance pléthorique du roi Priam et dans sa pratique de la polygamie434. Il convient cependant de remarquer que cette polygamie, seule exception à l’homogénéité culturelle entre les deux camps, ne concerne que la famille royale et non l’ensemble des Troyens. Elle n’est même évoquée, en réalité, qu’à propos du roi Priam, contrastant de la sorte avec l’image de couple idéal formée par Hector et Andromaque435

. On est donc loin, ici, d’une différence culturelle enracinée entre deux peuples aux pratiques matrimoniales bien distinctes tant cette polygamie semble l’apanage de la figure mythologique du roi Priam.

Il est donc possible de conclure qu’il n’y a pas trace, dans le corpus homérique, d’une quelconque identité hellénique commune et, a fortiori, d’une identité barbare qui aurait pu servir de catalyseur à celle-ci. Cette conclusion admise, il reste désormais à affiner l’analyse concernant le contexte de composition dudit corpus afin d’établir son ancrage chronologique.

428

Hall 2002, 118.

429 Bien qu’elle oppose les deux blocs en termes narratifs, Hilary Mackie ne va pas jusqu’à esquisser une

opposition de type ethnique, Mackie 1996, 9 ; 21 ; 97.

430 Kim 2013, n.14, 26. 431 Hom. Od. 9, 19-21. 432 Konstan 2001, 32. 433

Judet de La Combe 2017a, 86-87 ; Judet de La Combe 2017b, 116.

434 « C’est pour une vie bien courte que m’aura enfanté ma mère Laothoé, fille du vieil Altès – Altès, qui

commande aux Lélèges belliqueux et qui tient la haute Pédase au bord du Satnioïs. Priam avait sa fille pour épouse, parmi ses nombreuses femmes. » Hom. Il. 21, 84-88.

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2. La question homérique

S’il est une question qui ne fait pas consensus, malgré son ancienneté, c’est bien la question homérique. Cependant, grâce au travail des comparatistes, le champ intellectuel s’est profondément renouvelé ces dernières années et il est possible d’intégrer les grandes hypothèses actuelles concernant le contexte et la datation du corpus attribué à Homère. Ainsi, citons parmi ces travaux fondateurs, The Orientalizing Revolution de Walter Burkert, The

East Face of Helicon de Martin Litchfield West et plus récemment, From Hittite to Homer de

Mary Bachvarova436. En ce qui concerne la datation du corpus, la plupart des chercheurs s’accordent sur une fourchette chronologique comprise entre 750 et 600 a.C437

. À la fin du XXe siècle, un consensus s’est dégagé autour d’une date comprise entre 750 et 700 a.C., mais la tendance est, depuis une vingtaine d’années, à l’abaissement de cette estimation chronologique438.

Ainsi, la découverte en 1954 sur l’île d’Ischia – l’antique Pithécusses – d’un skyphos, rebaptisé Coupe de Nestor, a souvent été interprétée comme la preuve que le corpus homérique était déjà constitué à la fin du VIIIe siècle. Cette coupe, approximativement datée de 735-700 a.C.439 a, en effet, été rapidement associée à la coupe de Nestor décrite dans l’Iliade440

, car l’inscription qui y est gravée semble faire allusion au héros achéen441. Or, comme le rappelle Jean-Luc Lamboley, il y a, chez les philologues, deux interprétations dominantes, qu’il qualifie, l’une de « sérieuse » et l’autre de « plaisante »442. L’inscription étant lacunaire, les divergences d’interprétations se fondent essentiellement sur des arguments linguistiques et se traduisent par des restitutions différentes443.

436 Burkert 1992, West 1997 et Bachvarova 2016. Sur le même sujet, voir également Burkert 2004, West 2007,

West 2011a, Haubold 2013 et West 2014.

437 West 2011b, 392 ; West 2011a, 16. 438

Certains chercheurs, à l’instar de Gregory Nagy renoncent même à fournir une estimation unique et préfèrent envisager le corpus homérique comme le produit de différentes phases de cristallisation commencées à la fin du VIIIe siècle, voir Nagy 1996, 29-63 et Nagy 2010. Pour un point sur l’historiographie récente de la question homérique, voir West 2011b, 383-393 et surtout Bachvarova 2016, 396-400 et notamment n. 17, 399-400. Voir également Le Guen, D’Ercole et Zurbach 2019, 322-324.

439 Là encore, les estimations fluctuent. Judet de La Combe 2017b, 62 évoque 735-720 a.C., Lamboley 2001, 30

propose 725-700 a.C. et Bachvarova 2016, 397 évoque 720-690 a.C. Voir aussi Le Guen, D’Ercole et Zurbach 2019, 307-312.

440

Hom. Il, 11,632-641.

441 Judet de La Combe 2017b, 62 ; Bachvarova 2016, 397 ; Faraone 1996 ; Powell 1991, 163-167. 442

Lamboley 2001, 30. Pour l’interprétation « sérieuse », voire notamment Faraone 1996, 77-112 et Lamboley 2001, 32-36. Pour l’interprétation « plaisante », voir Murray 1994, 47-54 et Lamboley 2001, 36-39.

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Pour les thuriféraires de l’interprétation « sérieuse », l’inscription est une authentique formule de malédiction attachée à la possession d’un objet. Cette impression est d’ailleurs renforcée par le contexte funéraire de la coupe. Dès lors, nul besoin de voir d’y voir une allusion au héros homérique, la mention de Nestor peut tout simplement indiquer le nom du propriétaire, un habitant de Pithécusses444. Pour les tenants de l’interprétation « plaisante », il s’agit en revanche d’une inscription ironique, faisant clairement écho à une tradition littéraire sur un mode parodique. Dans ce cas, l’allusion ne peut avoir de sens que si Nestor désigne en réalité le héros achéen. Pour autant, même si l’on opte pour cette thèse, de tels vers impliquent-ils nécessairement une connaissance orale ou écrite du corpus homérique ? C’est la question que pose Jean-Luc Lamboley, faisant remarquer, dans une perspective archéologique, que cela témoignerait d’une diffusion assez large et populaire de la poésie homérique, et non seulement aristocratique, attendu que Pithécusses était vraisemblablement une communauté d’artisans et de marchands445

.

Si, d’un point de vue stylistique, nombre de chercheurs ont déjà réfuté une quelconque parenté avec les vers homériques446, c’est du côté d’une tradition locale, proprement campanienne que Jean-Luc Lamboley, poursuit sa réflexion. En effet, un passage d’Athénée mentionne l’existence, dans la cité de Capoue, d’un temple d’Artémis où était gardée une coupe dédiée au héros achéen Nestor447. Même si le temple n’a jamais été retrouvé et qu’il est donc impossible de dater l’origine de cette tradition, Jean-Luc Lamboley note la proximité géographique entre Capoue et Ischia et parvient à la conclusion que c’est à ce Nestor de Capoue et à sa coupe légendaire que fait allusion l’inscription de Pithécusses. Le héros achéen aurait ainsi fait l’objet d’un culte régional analogue à celui d’Ulysse à Ithaque, dont témoignent les chaudrons de bronze de la baie de Polis448. Dès lors, l’inscription de la coupe de Pithécusses ne serait « ni une citation d’Homère, ni une véritable formule de

malédiction », mais la « création poétique d’un Eubéen de Pithécusses qui a pour bagage culturel les formules populaires d’incantation magique et les récits légendaires à la source de l’épopée449

».

La mention du héros achéen Nestor ne serait donc, en rien, un critère de datation du corpus homérique, pas plus que les représentations de Cyclopes aveuglés dont on commence à

444 C’est la thèse défendue par Dihle 1969 et Pavese 1996, 12-13. 445

Lamboley 2001, 33. Le Guen, D’Ercole et Zurbach 2019, 302-305.

446 Sur les différentes positions des linguistes, voir notamment Lamboley 2001, n.4, 31 et 35-36. 447

Ath. 11,466e et 489a-b.

448

Lamboley 2001, 35.

125

avoir trace dans l’iconographie aux alentours de 675 a.C.450. Comme l’avance Martin Litchfield West, l’existence de différents thèmes mythiques, que l’on peut retrouver dans l’Odyssée par exemple, n’implique pas nécessairement l’existence de l’œuvre attribuée à Homère tant celle-ci puise à des traditions diverses et anciennes. Les travaux des comparatistes ont, en effet, montré ce que le cycle troyen et les épopées homériques devaient aux mythes sumériens, hourrites ou encore hittites, voire caucasiens451. Plus récemment, l’étude de Mary Bachvarova a mis en exergue les origines anatoliennes des épopées homériques452 et a proposé différentes thèses pour expliquer le mélange de traditions anatoliennes et égéennes concurrentes au sein d’un creuset situé en Asie Mineure453.

Voilà pourquoi, nombre de chercheurs préfèrent partir du texte conservé en quête d’un

terminus post quem. Ainsi, Hans van Wees établit un parallèle entre les scènes de combat

décrites dans l’Iliade et ce que l’on sait, par ailleurs, de la manière de combattre en phalange dans la première moitié du VIIe siècle. Il compare également le bouclier d’Achille et les divers éléments qui y sont figurés avec du mobilier de l’époque géométrique et trouve les correspondances les plus significatives avec des pièces de vaisselles métalliques phéniciennes datées de 710-675 a.C454. De son côté, Walter Burkert voit dans la description de la très riche cité égyptienne de Thèbes455 un écho à la prospérité de la XXVe dynastie (715-663 a.C.) et au sac de la ville par les troupes du roi assyrien Assurbanipal en 663 a.C456. Quant à Martin Litchfield West, il connecte la destruction, après la guerre, des murs de défense achéens par